Les deux dernières conférences forment un tout inséparable : on y montre d’une part comment le soi est instruit par la tradition religieuse issue des Écritures bibliques, juive et chrétienne, d’autre part avec quelles ressources intimes le soi répond à cette instruction qui le détermine à la façon d’un appel sans contrainte. Le rapport entre appel et réponse est ainsi le lien fort qui fait tenir ensemble ces deux études. En outre, c’est ce même rapport qui suscite entre ces dernières conférences et celles qui les précèdent un certain hiatus qu’il importe au préalable de préciser, même si, comme on le dira assez au terme de ces études, toutes les déterminations du soi parcourues au long des huit conférences précédentes peuvent être reprises en compte, pour être à la fois intensifiées et transformées dans et par cette récapitulation.
Laissez-moi insister quelque peu sur ce hiatus initial ; je tiens en effet à écarter une erreur d’interprétation que paraît encourager le terme réponse introduit plus haut. On pourrait en effet entendre ce terme de la manière suivante : être juif ou chrétien serait détenir la réponse aux questions posées par la philosophie et laissées par elle sans réponse. La philosophie questionnerait et la théologie répondrait. Or ce n’est pas du tout un tel schéma que j’ai en vue. D’abord, je ne mets pas la réponse en face de la question, mais de l’appel. Et cela change tout : une chose est de répondre à une question, au sens de résoudre un problème posé ; une autre de répondre à un appel, au sens de correspondre à la conception de l’existence qu’il propose. Ensuite, cet appel ne vient pas de la philosophie mais procède de la Parole, recueillie dans les Écritures et transmise par la tradition et les traditions issues de ces Écritures. Enfin, la réponse que j’ai en vue n’est pas celle de la théologie, en tant que discours plus ou moins systématique, mais celle du soi qui, de soi appelé devient soi répondant1. Quant au rapport entre philosophie et foi, si l’on veut bien encore employer provisoirement ces catégories qui sont elles-mêmes problématiques, il n’est pas déterminé par le rapport entre question et réponse, en dépit de sa ressemblance apparente au rapport appel-réponse. D’abord on ne peut appliquer le schéma question/réponse qu’à l’intérieur d’un domaine préalable d’entente, ce qui est précisément l’objet de l’interrogation, s’il s’agit du rapport entre philosophie et foi ; ensuite, si l’on admettait l’existence d’un tel domaine préalable d’entente, il apparaîtrait très vite que la philosophie est aussi souvent répondante d’une toute autre manière que le soi croyant, à savoir au sens de la résolution des problèmes qu’elle pose elle-même au plan spéculatif qui est le sien. Quant à la foi, elle peut se faire questionnante, aussi bien à l’égard des mystères qu’elle refuse de transformer en problèmes à résoudre, qu’à l’égard des solutions que la spéculation philosophique suscite dans son hybris fondationnelle et totalisante. En bref, répondre pour le philosophe, c’est résoudre un problème. Répondre, face à la parole des Écritures, c’est correspondre aux propositions de sens issues du donné biblique. De cela résulte que le rapport entre les deux manières de répondre s’avère être d’une complexité immense que ne saurait contenir le schéma de la question et de la réponse.
Pour donner, même brièvement, une idée de ce rapport – ce qui n’est pas ici mon propos –, je me bornerai à deux affirmations dont la complémentarité fait elle-même problème. D’une part, l’appel auquel la foi répond de multiples façons, comme on le dira la prochaine fois, naît dans le milieu de l’expérience et du langage humain avec des structures propres dont je m’attacherai dans la présente conférence à montrer la cohérence interne à un niveau symbolique spécifique. D’autre part, ces structures originaires d’expérience et de langage ne se sont perpétuées jusqu’à nous qu’à la faveur d’un processus ininterrompu de transmission et d’interprétation qui a toujours impliqué des médiations conceptuelles étrangères aux expressions originelles de la foi de l’Israël ancien et de l’Église primitive chrétienne. C’est à ces médiations conceptuelles qu’ont contribué successivement les philosophies hellénistiques, néo-platoniciennes, scolastiques, cartésienne et post-cartésiennes, kantienne, hegelienne et post-hegelienne. Il en résulte que ni le judaïsme ni le christianisme ne se laissent jamais penser seuls, mais en relation avec le reste de la culture théorique et pratique. Il ne s’agit pas là d’une contamination regrettable, encore moins d’une perversion, mais d’un destin historique incontournable. Telles sont les deux affirmations que je pose au début de cette dernière phase de notre parcours – affirmations entre lesquelles je ne cherche pas une conciliation facile. Bien au contraire, les tensions qui résultent de ce rapport entre le langage spécifique de la foi et les médiations conceptuelles empruntées à la culture ambiante ont animé une grande partie des débats internes de la pensée occidentale, que celle-ci assume ou rejette le legs biblique.
Si, dans la présente conférence, je mets l’accent sur la spécificité de l’expérience de l’homme biblique et sur la cohérence de son langage au niveau symbolique qui lui est propre, je ne perds pas de vue ces médiations culturelles et conceptuelles presque contemporaines de la naissance de cette expérience et de son langage. Aussi bien, la reconnaissance du statut singulier de cette expérience et de ce langage est-elle caractéristique de l’âge herméneutique de la raison occidentale elle-même2. Cette restitution exprime, en effet, une manière de questionner à rebours – de Rückfrage –, pour parler comme Husserl à la recherche de la Lebenswelt, qui n’a aucunement la prétention de restituer l’immédiateté sauvage d’une expérience originaire et de son langage. Ce que ce questionnement à rebours porte au jour, ce sont des interprétations seulement plus primitives, dont la teneur interprétative est incorporée au texte le plus ancien et qui ne se laisse reconnaître que dans le cadre de l’autocritique de la raison moderne. La reconstitution des expressions tenues pour plus originelles de la foi biblique est en ce sens elle-même un phénomène moderne, qui appartient encore à l’histoire de l’interprétation. Le recours à la méthode historico-critique, à l’analyse structurale, à la critique littéraire et, plus que tout, le recours à la théorie du symbolisme rendent manifeste le statut moderne de cette reconstruction. Je n’en dirai pas plus dans cette conférence sur la conjonction conflictuelle entre le fonds biblique d’expérience et de langage et les médiations culturelles et philosophiques d’où la philosophie est née. Si je crois pouvoir faire abstraction de ces médiations – avec les réserves importantes que je viens de dire–, c’est parce que je ne m’intéresse pas ici à la théologie proprement dite ; celle-ci consiste dans un discours de niveau conceptuel qui a ses règles propres et sa manière propre d’incorporer la conceptualité philosophique. Je m’intéresse aux expressions de la foi biblique plus primitives que les théologies constituées, du point de vue précis de leur aptitude à structurer la sorte de soi répondant dont j’essaierai de faire la description phénoménologique dans la dernière conférence.
Ce choix explique pourquoi je mettrai l’accent principal sur la spécificité de l’expérience biblique et du langage qui lui donne expression, plutôt que sur les médiations culturelles et philosophiques où cette spécificité tend à disparaître dans des discours de compromis. Ce parti pris explique ma méfiance pour le schéma question/réponse appliqué au rapport entre foi et philosophie, et plus encore au refus de toute attitude apologétique, qu’elle soit de style glorifiant ou de style défensif, attachée à la profession de foi juive ou chrétienne. Car je sais bien que mon appartenance à ce champ singulier d’expérience et de langage est d’abord un hasard biologique, géographique et culturel ; mais je crois qu’il peut être transformé en destin librement assumé, par qui prend le chemin du pari et du risque. Le risque est celui de répondre positivement, d’une manière ou d’une autre, à l’appel non contraignant issu du champ symbolique déterminé par le canon biblique, juif et chrétien, de préférence à tout autre canon de textes classiques3.
Le pari correspondant à ce risque est que le dessaisissement de soi, que requièrent les différentes figures du soi répondant que nous décrirons la prochaine fois, sera compensé au centuple par une surabondance de la compréhension de soi-même et de l’autre. Mais, de ce pari, je ne veux ni me prévaloir ni m’excuser. Je dois certes en rendre raison (logon didonaï) ; mais en rendre raison, c’est autre chose que s’en justifier : c’est accepter de confronter son propre choix au choix autre de ses compagnons de vie et de pensée, dans le « combat amoureux » de la vérité, pour reprendre une fois encore l’expression si appropriée de Karl Jaspers.
J’aborde maintenant le terme de mon avant-dernière conférence. Elle a pour titre : « Le soi dans le miroir des Écritures ». Pour expliquer ce titre, je me servirai du vocabulaire qui régit les analyses de mon livre Temps et Récit : j’y désigne du terme de configuration l’organisation interne du type de discours examiné – dans ce cas particulier, le récit –, et j’appelle refiguration l’effet de découverte et de transformation exercé par le discours sur son auditeur ou son lecteur dans le processus de réception du texte. C’est un rapport semblable entre configuration et refiguration que je considère ici : le problème que je pose est celui de savoir comment la configuration tout à fait originale des Écritures bibliques peut refigurer le soi, pris avec toutes les déterminations que nos études antérieures lui ont reconnues. Dans mon titre, j’ai placé ce rapport sous l’égide d’une métaphore parlante de l’herméneutique chrétienne : la métaphore du Livre et du Miroir. Liber et Speculum. Comment le soi se comprend-il en se contemplant dans le miroir que lui tend le livre ? Car un miroir n’est jamais là par hasard : il est tendu par quelque main invisible ; de son côté, un livre reste une écriture morte tant que ses lecteurs ne sont pas devenus grâce à lui, selon le mot de Proust dans Le Temps retrouvé, les lecteurs d’eux-mêmes.
Je dirai aujourd’hui quel dynamisme interne porte le Livre, que constituent ensemble la Bible hébraïque et le Nouveau Testament chrétien, à devenir un miroir pour un soi qui répond à la sollicitation du Livre.
Je procéderai en plusieurs étapes : dans la première étape, qui garde encore un caractère préalable, je dirai en quel sens la foi chrétienne requiert une médiation langagière en général et scripturaire en particulier. Dans une deuxième étape, je m’appuierai sur une analyse purement littéraire de la Bible, en l’espèce celle de Northrop Frye, le grand critique littéraire canadien, dans The Great Code4 pour souligner à la fois l’originalité et la cohérence interne au plan de l’imagination verbale de ces Écritures que l’auteur dénomme The Great Code à la suite de William Blake ; il en résultera une première approche, encore tout extérieure, tout extrinsèque, du rapport entre Livre et Miroir, ou, si vous acceptez mon vocabulaire, entre configuration et refiguration. Dans une troisième étape, davantage marquée par l’exégèse historico-critique, mais néanmoins orientée vers la théologie biblique, je voudrais montrer comment les theologoumena, liés aux divers genres littéraires de la Bible, impliquent une réponse humaine qui fait partie intégrante du sens de ces motifs théologiques en tant que tels. Enfin, dans une quatrième étape, franchement herméneutique, je dirai comment la dialectique entre la manifestation du Nom et le retrait du Nom affecte de façon décisive la constitution d’un soi, appelé à la fois à se rassembler et à disparaître.
On aura noté que, dans mes remarques introductives, je n’ai cessé de dire : l’expérience religieuse et son langage, présupposant ainsi une union intime entre l’une et l’autre. Il faut maintenant justifier l’assertion de cette inséparable relation. D’un côté, j’accorde volontiers qu’il existe quelque chose comme une « expérience religieuse » dont William James avait jadis, dans ses fameuses Gifford Lectures, analysé les « variétés ». Pour ma part, les formulations qui me sont le plus familières et le plus proches sont les suivantes : sentiment d’« absolue dépendance » à l’égard d’une création qui me précède, « souci ultime » à l’horizon de toutes mes préoccupations, « confiance inconditionnée », qui espère en dépit de… tout. Ce sont là quelques-uns des synonymes de ce qui, à l’époque contemporaine, a été nommé foi. Et toutes les formulations qu’on peut en donner attestent que la foi est, en tant que telle, un acte qui ne se laisse réduire à aucune parole, à aucune écriture. À ce titre, elle marque la limite de toute herméneutique, parce qu’elle est l’origine de toute interprétation.
Mais l’embarras déjà évident qu’il y a à nommer cette origine de l’interprétation trahit la nécessité de donner une contrepartie à l’affirmation que la foi est plus primitive que toute parole. Si la présupposition d’écoute de la prédication chrétienne est que, dans la foi, tout n’est pas langage, elle est aussi que c’est toujours dans un langage que s’articule l’expérience religieuse, qu’on l’entende dans un sens cognitif, pratique ou émotionnel. Les formulations, proposées plus haut, de la foi en apparence la plus nue sont déjà des phénomènes de langage, ou, comme aime à le dire une certaine théologie postérieure à Karl Barth, des « événements de parole ». L’enjeu, en effet, de toutes ces formulations, c’est la possibilité de nommer Dieu. Cette nomination, aussi problématique qu’elle soit, comme on ne va pas tarder à l’avouer, constitue la structure originairement langagière de la foi qu’on dit pourtant vécue. Mais ce n’est pas tout : ce qui spécifie la foi biblique parmi toutes les configurations langagières de l’expérience religieuse, c’est la médiation scripturaire qui a servi de grille d’interprétation à l’expérience religieuse propre aux membres des communautés juives et chrétiennes.
Dans ces communautés, nommer Dieu passe pas le canal des Écritures bibliques. C’est par elles que l’expérience religieuse accède non seulement à l’expression, à l’articulation langagière, mais à ces configurations spécifiques de discours délimitées avec plus ou moins de précision par le canon biblique, juif puis chrétien. Même en tant qu’expérience religieuse, la foi biblique est instruite – au sens de formée, éclairée, éduquée – dans le réseau des textes que la prédication reconduit chaque fois à la parole vive. Cette présupposition, non seulement langagière mais textuelle de la foi biblique, précède tout ce qui pourrait être dit ultérieurement sur le rapport entre le Livre et le Miroir. Le soi, informé par les Écritures, pourra être, comme on dira, un soi répondant, parce que, d’une certaine façon, les textes précèdent la vie. Si je puis nommer Dieu, aussi imparfaitement que ce soit, c’est parce que les textes qui m’ont été prêchés l’ont déjà nommé. Pour employer un autre langage, déjà évoqué plus haut, on dira que la foi biblique a ses « classiques » qui la distinguent dans le choix culturel de tous les autres classiques. Et cette différence importe à notre investigation sur le soi, dans la mesure où les « classiques » du judaïsme et du christianisme diffèrent sur un point fondamental des autres classiques depuis les grecs jusqu’aux modernes : alors que ceux-ci atteignent leurs lecteurs un à un et sans autorité autre que celle que ceux-ci veulent bien leur conférer, les « classiques » qui informent la foi juive et chrétienne le font à travers l’autorité qu’ils exercent sur les communautés qui se placent sous la règle – le canon – de ces textes. C’est ainsi que ces textes fondent l’identité des communautés qui les reçoivent et les interprètent. C’est sur le fond de cette identité qu’un soi répondant peu se détacher, selon les modalités qu’on dira dans la dernière conférence.
Entrons maintenant plus avant dans la configuration de ces Écritures – configuration qui régit leur pouvoir de refiguration. Nous le ferons d’abord à la suite de Northrop Frye dans The Great Code, en usant seulement des ressources de la critique littéraire appliquée à la Bible considérée comme « littérature ». Sans ignorer les acquis de la méthode historico-critique, et en négligeant les questions d’auteur, de sources, d’histoire de la rédaction, de fidélité à la réalité historique telle que nous pouvons aujourd’hui essayer de l’établir, nous nous demanderons simplement comment ce texte produit ses significations sur la base de ses structures textuelles internes. Si je me suis intéressé à cette lecture, étrangère aux courants principaux de l’exégèse, c’est parce qu’elle met le texte à l’abri de la prétention de tout sujet à en régir le sens, en soulignant, d’une part, l’étrangeté de son langage par rapport à celui que nous parlons aujourd’hui, d’autre part, la cohérence interne de sa configuration en fonction de ses propres critères de sens. Ces deux traits ont une vertu extrême de décentrement par rapport à toute entreprise d’autoconstitution de l’ego.
Le langage biblique, souligne d’abord Northrop Frye, est d’une totale étrangeté par rapport au nôtre en ce sens que, pour le rejoindre, il faut remonter la pente du langage, lequel, de métaphorique à l’époque d’Homère et des tragiques grecs, est devenu argumentatif avec les théologies néo-platoniciennes et surtout les preuves de l’existence de Dieu (des scholastiques à Hegel), pour devenir démonstratif avec les mathématiques et les sciences empiriques modernes. Seule la poésie témoigne encore aujourd’hui, dans le milieu de notre langage de troisième type, de la puissance du langage métaphorique du premier type ; celui-ci, en effet, dit non pas : « ceci est comme cela », mais « ceci est cela ». C’est par le canal de la poésie seulement que l’on peut s’approcher au plus près du langage kérygmatique de la Bible, quand celui-ci proclame, sur un mode métaphorique : « Le Seigneur est mon rocher, ma forteresse », « je suis le chemin, la vérité et la vie », « ceci est mon corps », etc. La seule ressource est d’appeler ce langage kérygmatique pour dire qu’il est au moins métaphorique, pré- ou super-métaphorique, si l’on peut ainsi parler. En outre, ce langage est d’une entière cohérence interne ; mais cette cohérence est celle précisément d’un langage apparenté au langage métaphorique ; elle résulte d’abord de l’extrême consistance de l’imagerie biblique que Northop Frye voit répartie sur deux échelles, l’une paradisiaque ou apocalyptique (mais on verra plus loin que les deux adjectifs sont typologiquement équivalents), l’autre démonique ; on peut donc parcourir de haut en bas, de bas en haut, la double échelle sur laquelle se répartissent les puissances célestes, les héros, les hommes, les animaux, les végétaux, les minéraux ; l’unité imaginative (et non imaginaire, notons-le) de la Bible est assurée de façon beaucoup plus décisive par le fonctionnement de part en part typologique des significations bibliques : Northrop Frye voit dans la Bible un immense réseau ramifié de correspondances entre types et antitypes, pour employer le langage de saint Paul – correspondances qui font s’intersignifier par exemple l’exode des Hébreux et la résurrection du Christ, la loi du Sinaï et la loi du Sermon sur la Montagne, la création selon la Genèse et le Prologue de l’Évangile de Jean, voire même entre les figures de Josué et de Jésus.
Cependant, ce n’est pas seulement entre l’Ancien et le Nouveau Testament que l’interprétation typologique circule, mais à l’intérieur même de la Bible hébraïque, qui fait se correspondre la série des alliances de Dieu avec Noé, Abraham, Moïse, David, etc. James Barr dit quelque chose d’approchant, sans faire jouer un rôle aussi considérable à la cohérence typologique, quand il dit que, dans la Bible, les événements, les personnages, les institutions ne se succèdent pas sur un mode linéaire, où ce qui suit remplacerait simplement ce qui précède, mais s’accumulent et se renforcent mutuellement. Entre le procès cumulatif qui vaut principalement au plan narratif et le procès typologique qui caractérise de préférence le langage métaphorique et l’imagerie de base de la Bible, il y a assurément une grande parenté. Cette parenté, Northrop Frye la retrouve en partant précisément du procès typologique, dès lors qu’il peut être déployé sur la ligne séquentielle et diachronique qui va de la Genèse à l’Apocalypse ; il voit ainsi la Bible se dérouler comme une suite de figures en forme de U, avec ses hauts et ses bas, ses sommets et ses abîmes, décrits les uns et les autres dans les termes de la grande métaphorique tour à tour apocalyptique ou démonique, et enchaînés selon la règle typologique qui en assure le caractère cumulatif ; ainsi, sur la chaîne des sommets, il place les figures de l’Éden, puis de la Terre promise, puis du don de la Loi, puis de Sion, puis du Second Temple, puis du Royaume proclamé par Jésus, puis du Messie attendu par les juifs ou de la Seconde Venue attendue par les chrétiens. Sur la chaîne des abîmes, il place le Paradis perdu et Caïn, la captivité d’Égypte, les Philistins, Babylone, la profanation du Second Temple, Rome et Néron, etc. La correspondance typologique est ainsi étendue sur une séquence temporelle, sans que soit rompu le lien intime d’affinité entre Éden, Terre promise, Jérusalem, Mont Sion, Royaume de Dieu, Apocalypse.
Si j’ai donné au Grand Code selon Northrop Frye une place si importante dans mon propre développement, c’est pour souligner la cohérence d’un champ symbolique régi par des lois purement internes d’organisation et de développement : ce que Northrop Frye caractérise comme la structure centripète que la Bible partage avec tous les grands textes poétiques. Or cette autoconstitution et cette autosuffisance du Grand Code constituent un argument important dans la conception du soi qui lui correspond. Dans la mesure même où on met entre parenthèse la représentation éventuelle d’événements historiques réels, et avec elle le mouvement centrifuge et référentiel du texte, qui caractérise le langage argumentatif et plus encore le langage démonstratif qui dans notre culture ont recouvert et refoulé le langage métaphorique, le seul rapport avec la réalité qui importe dans un texte poétique n’est ni la nature, comme dans un livre de cosmologie, ni le déroulement effectif des événements, comme dans un livre d’histoire5, mais le pouvoir de susciter chez l’auditeur et le lecteur le désir de se comprendre lui-même à la lumière du Grand Code. Précisément parce que le texte ne vise aucun dehors, il n’a que nous-mêmes pour dehors, nous-mêmes qui, en recevant le texte, nous assimilons à lui et faisons du Livre un Miroir. À ce moment, le langage, poétique en soi, devient kérygme pour nous6.
Dans la troisième phase de notre investigation, je voudrais, non pas opposer, mais ajouter, avec une intention corrective marquée, une autre vision du texte biblique qui a des conséquences non négligeables pour le passage de la configuration interne du texte à son effet de refiguration sur le soi. Cette vision du texte est encore proche de l’analyse littéraire, en ce sens qu’elle met l’accent sur les genres ressortissant à la grande poétique biblique : discours narratif, discours prescriptif, discours prophétique, discours sapiential, discours hymnique, lettres, paraboles, etc. Cette approche diffère de la précédente sur deux points importants. D’abord, l’accent principal est mis sur la variété des genres de discours plutôt que sur l’unité imaginative de la Bible comme dans une lecture typologique. Sans aller jusqu’à un éclatement du texte, on commence par respecter la structure triadique du canon hébraïque – Torah, Prophètes, Écrits – et on insiste, avec James Barr et Claus Westermann, sur l’absence de centre théologique de la Bible hébraïque, à l’encontre d’une systématisation aussi respectable que la théologie de l’Alliance et même que celle de la Heilgeschichte. Si quelque unité peut être reconnue dans la Bible, celle-ci est plutôt d’ordre polyphonique que typologique.
Le deuxième trait par lequel cette approche se démarque de la précédente montre pourquoi elle ne peut pas lui être hostile ; alors en effet que l’unité typologique est maintenue au niveau pré- ou hypermétaphorique du texte, les articulations par « genre » sont élevées au rang de theologoumena par une conjonction heureuse entre l’exégèse de type historico-critique et la théologie biblique. Northrop Frye dirait peut-être que cette manière d’articuler le domaine biblique trahit le style métaphorique du discours biblique. C’est vrai. Mais, comme il a été dit dans l’introduction, c’est de toute façon du milieu de notre modernité, et du langage approprié à cette modernité, que nous essayons de recouvrer quelque chose de la signifiance de la littérature biblique. Cette signifiance, aussi décentrée soit-elle par rapport aux discours appropriés à notre époque, reste une signifiance pour nous, modernes. Or la recherche de theologoumena appropriés au genre littéraire de la Bible est elle aussi déplacée et décentrée par rapport aux constructions théologiques du passé, qui imposaient à la Bible notre propre manière de questionner, tant au plan anthropologique et cosmologique que théologique. Ce sont certes des theologoumena que nous allons articuler, mais réglés par des jeux de langage qui ne sont plus les nôtres, même s’ils portent des noms familiers comme narratif, prescriptif, etc. Ces theologoumena ne ressemblent donc pas aux spéculations spéculatives du discours théologique à prétention argumentative, voire démonstrative, telles que : Dieu existe, il est Tout-puissant, absolument Bon ; il est la Cause première et la Fin dernière, etc.7.
Le bénéfice principal de cette nouvelle approche pour notre investigation du soi façonné par les Écritures est qu’elle reporte l’unité éventuelle du canon biblique au-delà de ce qu’on vient de nommer son unité imaginative. Cette unité sera au mieux une unité polyphonique. Cette sorte de polysémie, complémentaire de l’unité typologique de la Bible, ne manquera pas de se refléter dans une production également polysémique des figures du soi répondant. Mais c’est d’abord dans le travail de nomination de Dieu que cette polyphonie des theologoumena attachés aux divers genres littéraires s’exprime, avant de trouver un écho au plan de la réponse du soi. L’unité de cette nomination est la première à être reportée dans le secret et dans le silence par la non-capture du Nom dans aucun des genres littéraires pris un à un.
Dans une perspective purement narrative, Dieu est le méta-héros d’une méta-histoire, qui englobe des mythes de création, des légendes de patriarches, une épopée de libération, d’errance et de conquête, une quasi-historiographie de monarques et de règnes ; de Dieu, il est parlé ici à la troisième personne, au sens aussi bien d’un super-agent (deuxième conférence) ou d’un super-personnage (cinquième conférence). Cette nomination narrative de Dieu suscite ce que von Rad appelait une « théologie des traditions », qu’il opposait globalement à une « théologie des prophéties ». Dieu n’y est désigné qu’obliquement à travers les événements fondateurs dans lesquels la communauté d’interprétation se reconnaît enracinée, instaurée, instituée. Ce sont ces événements mêmes qui nomment Dieu. À cet égard, la nomination de Dieu dans les récits de résurrection du Nouveau Testament est en concordance avec la nomination de Dieu dans les récits de délivrance de l’Ancien Testament : Dieu est celui qui a rappelé le Christ d’entre les morts. Dieu, ici aussi, est désigné par la transcendance des événements fondateurs par rapport au cours ordinaire de l’histoire.
Dans les Écrits prophétiques, en revanche, Dieu est signifié comme la voix de l’Autre, à l’arrière de la voix du prophète. Dieu se présente en première personne comme celui qui s’adresse au prophète qui parle lui-même à la première personne. Je reviendrai sur ce thème dans ma dernière conférence, du point de vue de la structure d’envoi ici impliquée. Je me borne aujourd’hui à souligner un autre aspect de la situation, à savoir que Dieu est nommé en double première personne, comme parole d’un autre dans la parole du prophète. C’est ce modèle qui a été en quelque sort hypostasié dans de nombreuses théologies chrétiennes qui ont identifié inspiration et révélation, sur le modèle de la voix double de la prophétie. On manque alors une dialectique essentielle entre le « Il » narratif et le « Je » prophétique. En cette dialectique, un échange constant des positions pronominales s’opère : d’un côté, les narrateurs n’hésitent pas à placer dans la bouche de Dieu des paroles tenues pour équivalentes à des pensées ; ces « citations » équivalent à des paroles prophétiques ; inversement, les prophètes ont rapport aux événements, mais d’une autre façon que les narrateurs, collecteurs de traditions ; ils sont en prise directe sur l’imminence des événements catastrophiques qui menacent l’existence même de la communauté ; plus gravement, l’annonce de ces événements mine du dedans la fausse sécurité engendrée par la récitation du passé. La tension entre narration et prophétie engendre une intelligence paradoxale de l’histoire, comme fondée dans la remémoration et menacée par la prophétie.
J’aimerais avoir plus de temps pour évoquer d’autres tensions et d’autres dialectiques : entre, d’une part, l’instruction de la Torah et, d’autre part, le couple de la narration et de la prophétie, l’une et l’autre soucieux d’événements passés ou à venir. Remarquons seulement que le don de la Loi est à sa façon un événement raconté, tandis que la loi donne en retour à tous les récits une coloration éthique, dans la mesure où ceux-ci sont des récits d’obéissance ou de désobéissance. Par rapport à la prophétie, la loi est présupposée par la parole de jugement ; mais c’est une nouvelle loi inscrite dans les cœurs que les prophètes du retour annoncent, mettant ainsi en tension une éthique selon la prophétie avec une éthique selon les prescriptions traditionnelles.
Je ne dirai rien ici de ce que les Écrits de sagesse, et plus encore les Psaumes, apportent à ce déploiement des genres littéraires ; j’aurai l’occasion d’en parler sous la rubrique de la réponse de l’homme biblique à l’appel qui émane des récits de délivrance et d’installation, des prophéties de malheur et de libération et des législations multiples placées sous le nom emblématique de Moïse. Je veux plutôt mettre un fort accent sur le caractère polyphonique qui résulte de cet entrecroisement de genres littéraires multiples ; ce trait complète, sans le contredire, la sorte d’unité imaginative que la typologie assure à l’incroyable diversité des Écrits qui font de la Bible une bibliothèque plutôt qu’un poème simple – relativement simple – comme le sont l’Iliade ou l’Odyssée, ou plus simplement encore comme la tragédie grecque. Ce qui fait de cette unité éclatée une polyphonie, c’est l’unique nomination de Dieu qui se poursuit de texte en texte et circule entre les formes de discours dont on vient d’évoquer les plus visibles différences de structure littéraire.
Dieu, faut-il dire, est nommé diversement dans la narration qui le raconte, dans la prophétie qui parle en son nom, dans la prescription qui le désigne comme source d’impératif, dans la sagesse qui le cherche comme sens du sens, dans l’hymne qui l’évoque en deuxième personne. C’est par là que le mot Dieu ne se laisse pas comprendre comme un concept philosophique, fût-ce l’Être au sens de la philosophie médiévale ou au sens de Heidegger. Le mot Dieu dit plus que le mot Être, parce qu’il présuppose le contexte entier des récits, des prophéties, des lois, des écrits de sagesse, des psaumes, etc. Que signifie-t-il alors qu’il importe à une problématique du soi ? Deux choses, me semble-t-il. D’une part, le référant Dieu est visé par la convergence de tous ces discours partiels, dans la mesure où il exprime la circulation du sens entre toutes les formes de discours où Dieu est nommé. D’autre part, le référant Dieu est aussi le signe de l’inachèvement de tous les discours de la foi marqués par la finitude de la compréhension humaine. Il est ainsi la visée commune de tous ces discours, et le point de fuite extérieur à chacun et à tous.
Sous la première perspective, à la polyphonie des genres peut répondre une polysémie des figures du soi. Dans la seconde perspective, c’est une unité toujours différée qui correspond au Nom innommable.
Suivons d’abord la première de ces pistes pour conclure la présente étape de notre investigation centrée sur la structure polyphonique de la Bible, selon l’analyse en termes de genre littéraire.
Le passage de la polyphonie des genres littéraires à la polyphonie éventuelle des figures du soi est rendu plus facile, si on déplace l’accent des genres littéraires en tant que tels aux theologoumena que peut dégager une théologie biblique qui, à la différence de la théologie systématique ou dogmatique, reste attentive aux structures internes du texte biblique. Ce qui, en effet, caractérise les theologoumena qu’on va dire, c’est qu’ils impliquent tous dans leur signification intime un type de réponse de l’homme. C’est même là une différence remarquable avec l’analyse littéraire antérieure, où la clôture du texte sur lui-même imposait un certain extrinsécisme dans la relation mimétique qui va des structures internes du texte aux dispositions de l’auditeur à se conformer à son instruction.
Au niveau où nous nous plaçons maintenant, les theologoumena considérés présentent d’emblée une structure dialogale, dans la mesure où ils confrontent chacun les paroles et les actes de Dieu à la réponse qu’ils réclament de l’homme. Cette structure dialogale est même, à la limite, le seul fil conducteur d’unité dans une exégèse qui rejette l’idée d’un centre théologique (et peut-être manque de sympathie pour l’unité imaginative dégagée par la lecture typologique).
Ainsi Claus Westermann, dans son petit livre What Does the Old Testament Say About God ?8, s’emploie à regrouper les diverses expressions symboliques relatives à Dieu autour de quatre thèmes ou schèmes dominants, qui appellent chacun une contrepartie humaine, non plus extérieure au texte comme tout à l’heure, mais impliquée dans la signification même de ce qui est ainsi dit de Dieu. Les quatre thèmes sont les suivants : Dieu qui sauve, c’est-à-dire délivre du péril extérieur (c’est sur ce thème que la Heilgeschichte s’est édifiée au détriment des autres schèmes) –, Dieu qui bénit, c’est-à-dire dispense le don de la création, celui de la fécondité, celui de la Terre promise, celui d’une existence pleine de sens –, Dieu qui punit, c’est-à-dire qui se déclare contre ceux-là mêmes qui ont transgressé les commandements généraux et les lois spécifiques à la communauté d’Israël –, enfin Dieu miséricordieux qui souffre de sa propre colère, s’en repent et pardonne.
Chacun de ces thèmes offre une structure dialogale, comme on peut le vérifier si l’on prend pour guide les grandes catégories littéraires distinguées dans les paragraphes précédents. L’un ou l’autre des thèmes précités y prédomine, mais est chaque fois équilibré par une réponse spécifique du côté humain, qu’il s’agisse de l’individu, du peuple élu, ou de l’humanité prise dans son ensemble.
Ainsi, aux grands récits centrés sur l’Exode, valorisant la figure du Dieu qui sauve, correspond une confession de louange, comme on voit dans le texte noyau de Deutéronome 26,5-11, que von Rad plaçait au centre de la Heilgeschichte hébraïque et qui se termine par un vœu d’offrande en signe de louange ; de plus, à l’intérieur même du récit de la grande délivrance que ce credo du Deutéronome célèbre, il est dit de Dieu qu’il a vu la détresse du peuple et entendu ses cris et que c’est à cette plainte qu’il a lui-même répondu par une série d’actes libérateurs. Dans les récits de conquête et d’installation, qui font suite chronologiquement aux précédents, et dans les prescriptions adressées à un peuple ancré dans la terre promise et reçue, c’est la figure du Dieu qui bénit qui prédomine ; lui correspond une âme qui elle-même bénit, selon le double sens de l’hébreu berek – c’est-à-dire rend grâce pour la générosité créatrice au bénéfice de laquelle elle se sait remise. Dans l’ensemble narratif constitué par l’historiographique deutéronomique, c’est la figure du Dieu juge qui domine : lui correspond du côté humain une attitude globale de repentance et de pénitence : la narration s’en trouve en conséquence totalement imprégnée par un jugement de condamnation, dont la structure dialogale, aussi implicite soit-elle, reste sans cesse présumée. La lecture de l’histoire opère ici à la façon d’un avertissement et d’un appel.
Quant aux textes relevant du genre prescriptif, ce sont soit des commandements (c’est-à-dire des interdictions simples telles que : tu n’auras pas d’autre Dieu devant moi, tu ne tueras pas), soit des lois complexes de la forme : si quelqu’un fait ceci ou cela qui est mauvais, telle ou telle punition sera appliquée ; dans les deux cas, le sens attaché à la parole qui instruit (Torah) est inséparable de la réponse d’obéissance ou de désobéissance qui lui est donnée.
À son tour, le jugement de condamnation prononcé par les prophètes est la réponse de Dieu à ce déni de réponse humaine que constitue l’apostasie (mêlée dès le début au récit de salut, comme on voit dans l’épisode du veau d’or, et massivement dénoncée par les prophètes de jugement et de malheur, d’Amos et Osée à Isaïe, Ézéchiel et Jérémie). Mais cette parole prophétique elle-même appelle réponse soit qu’elle annonce un jugement, soit qu’elle prononce une promesse : réponse de repentance au jugement qui condamne, réponse de confiance et d’espoir tourné vers le nouvel avenir ouvert au-delà du désastre par la promesse du pardon et de recréation, réponse qui bénit un Dieu qui à nouveau bénira après avoir sauvé et avoir puni.
La réponse de l’homme hébraïque est ainsi étonnamment variée. Les Psaumes sont à cet égard le document où se trouvent recueillies, portées au langage – à la parole orante – et articulées selon des formes canoniques, les nuances innombrables de cette réponse multiforme. L’espace de sens ainsi articulé se déploie entre les pôles de la plainte et de la louange. Louange de l’homme délivré ; louange de l’homme pardonné ; louange de l’homme béni d’être crée vivant, jouissant de l’existence commune et des éclairs de joie qui interrompent la trame d’une condition généralement misérable. Plainte de l’homme en péril face au Dieu qui sauve ; plainte de l’homme pécheur face au Dieu qui juge ; plainte de l’homme affligé de malheurs qui en appelle au Dieu de délivrance et de compassion. À ce couple de la louange et de la plainte, il faudrait peut-être ajouter la mémoire – le fameux « souviens-toi » du Deutéronome, qui lui-même réplique à un « oubli » où les prophètes discernent à la fois la cause et l’effet de la grande apostasie, ce danger de l’intérieur plus sournois que tous les dangers externes (captivité d’Égypte et même exil de Babylone), à quoi répond le Dieu qui sauve. L’oubli de Dieu exprime la structure dialogique du péché lui-même, lequel reste, jusque dans l’éloignement, une expérience avec Dieu.
Il me reste, dans la dernière étape de notre exploration des relations entre le Livre et le Miroir, à rendre raison de la seconde perspective ouverte par la polyphonie des genres littéraires sur la nomination de Dieu. Le référant « Dieu », disions-nous, n’est pas seulement l’index de l’appartenance mutuelle à des formes originaires du discours de la foi, il est aussi celui de leur inachèvement.
Ce qui en effet empêche de transformer en un savoir la nomination polyphonique de Dieu, c’est que Dieu est désigné à la fois comme celui qui se communique et celui qui se réserve. À cet égard, l’épisode du Buisson ardent (Exode 3,13-15) prend une signification irremplaçable. La tradition a très justement dénommé cet épisode : révélation du Nom divin. Or ce Nom est précisément innommable. Alors qu’en dehors d’Israël connaître le nom du dieu, c’est avoir pouvoir sur lui, le Nom confié à Moïse est bien celui que l’homme ne peut véritablement prononcer, c’est-à-dire tenir à la merci de son langage. Moïse a demandé : « Mais s’ils [les enfants d’Israël] demandent quel est son Nom [le Dieu de vos pères], que leur répondrai-je ? Dieu dit alors à Moïse : “Je suis celui qui suis.” Et il ajouta : “Voici en quels termes tu t’adresseras aux enfants d’Israël : ‘je suis’ m’a envoyé vers vous.” » Ainsi l’appellatif Yahwé – « il est » – n’est pas un Nom qui définit, mais qui fait signe vers la geste de délivrance. Le texte continue en effet en ces termes : « Dieu dit encore à Moïse : “tu parleras ainsi aux enfants d’Israël : Yahwé, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’a envoyé vers vous. C’est le Nom que je porterai à jamais, sous lequel m’invoqueront les générations futures.” » Loin donc que la déclaration : « Je suis celui qui suis » autorise une ontologie positive capable de couronner la nomination narrative et les autres nominations, elle protège le secret du pour soi de Dieu ; et ce secret, à son tour, renvoie l’homme à la nomination narrative, signifiée par les noms d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et, de proche en proche, aux autre nominations.
Le texte de l’Exode n’est pas sans écho dans le Nouveau Testament ; Northrop Frye dirait que la déclaration : « Je suis celui qui suis » est un type qui reçoit son antitype dans une expression que les évangélistes rattachent à la prédication de Jésus : à savoir l’expression « Royaume de Dieu ». C’est là l’expression-limite d’une réalité qui échappe à toute description. Le royaume est signifié seulement par la sorte de transgression linguistique qu’on voit à l’œuvre dans les paraboles, dans certains proverbes et certains paradoxes du discours eschatologique. Ce caractère indirect de la nomination de Dieu est particulièrement remarquable dans les paraboles. En tant que fables, les paraboles sont de simples historiettes à portée métaphorique : « Le royaume de Dieu est semblable à…. » Mais il n’est pas de parabole qui n’introduise dans l’intrigue un trait implausible, insolite, disproportionné, voire scandaleux : un grain de blé qui en produit cent, un grain de sénevé qui donne un arbre gigantesque, un ouvrier de la dernière heure aussi bien payé qu’un journalier ordinaire, un invité jeté à la porte parce qu’il n’a pas revêtu l’habit de noce, etc. C’est par cette sorte d’extravagance que le sens littéral du récit est déporté vers un sens métaphorique insaisissable. L’extraordinaire perce l’ordinaire et pointe vers l’au-delà du récit. La même transgression de sens s’observe dans les proclamations eschatologiques où Jésus n’adopte la forme commune en son temps de discours sur les choses dernières que pour subvertir le calcul : « La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer et on ne saurait dire : le voici, le voilà, car, sachez-le, le Royaume de Dieu est parmi vous. » La même transgression affecte le propos ordinaire du proverbe qui est de guider la vie dans les circonstances usuelles ; paradoxes et hyperboles dissuadent l’auditeur de former un projet cohérent et de faire de sa propre existence une totalité continue. Paradoxe : « Qui cherchera à épargner sa vie la perdra, et qui la perdra la conservera. » Hyperbole : « Quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ; veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau ; te requiert-il pour une course d’un mille, fais-en deux avec lui. » De la même manière que la parabole, soumise à la loi de l’extravagance, fait surgir l’extraordinaire dans l’ordinaire, le proverbe, soumis à la loi du paradoxe et de l’hyperbole, ne réoriente qu’en désorientant.
Si maintenant nous rapprochons ce qui a été dit du Nom innommable signifié dans l’épisode du Buisson ardent, et cette espèce de transgression des formes usuelles de la parabole, du proverbe, de la proclamation eschatologique par l’usage concerté de l’extravagance, de l’hyperbole, du paradoxe, il se dessine une nouvelle catégorie discursive, celle des expressions-limites. Ce n’est pas une forme de discours supplémentaire, quoique la parabole en tant que telle constitue bien une modalité autonome d’expression de la foi. Il s’agit plutôt d’un indice, d’une modification, qui peut sans doute affecter toutes les formes de discours, par une sorte de passage à la limite. Si le cas de la parabole est exemplaire, c’est parce qu’elle cumule structure narrative, procès métaphorique et expression-limite. Par là, elle constitue un abrégé de la nomination de Dieu. Par sa structure narrative, elle rappelle le tout premier enracinement du langage de la foi dans le récit. Par son procès métaphorique, elle rend manifeste le caractère poétique (au sens qu’on a dit plus haut) du langage de la foi dans son ensemble. Enfin, en joignant métaphore et expression-limite, elle fournit la matrice même du langage théologique, en tant que celui-ci conjoint l’analogie et la négation dans la voix d’éminence (Dieu est comme…. Dieu n’est pas…).
Cette dernière remarque nous conduit à exprimer une certaine réserve concernant l’usage de l’expression de Tout Autre pour désigner Dieu. Elle a servi d’emblème à ce qu’on a appelé « théologie dialectique ». Mais, en un sens, elle n’est pas assez dialectique, dans la mesure où elle ne rend pas compte de la pulsation entre les manifestations du Nom par et à travers la polyphonie des discours (récits, lois, prophéties, etc.) et le retrait du Nom hors du langage dont témoignent l’épisode du Buisson ardent et l’extravagance des paraboles. Cette pulsation prend certes un sens différent dans l’Ancien Testament et dans le Nouveau Testament, mais sans véritable rupture entre l’un et l’autre Testaments. Ainsi l’Ancien Testament dit une seule chose de Dieu, à savoir qu’il est Un. Toutefois, cette affirmation a deux versants : celui de l’innommable : « Je suis le premier et je suis le dernier » (Isaïe 44,6) ; mais aussi celui de l’unité polyphonique entre tous les Noms de Dieu : Dieu est le même, qu’il sauve, qu’il bénisse, qu’il juge, qu’il ait pitié. La continuité entre les deux Testaments est assurée à cet égard par le lien typologique qui les tient ensemble ; du côté de la manifestation du Nom, le récit de la Résurrection fait écho à celui de l’Exode ; du côté du retrait du Nom, les expressions limites concernant le royaume de Dieu dans les paraboles de Jésus répondent et correspondent à ce qu’on peut appeler rétrospectivement les expressions-limites de l’épisode du Buisson ardent. La « nouveauté » du Nouveau Testament n’est certes pas niable : elle se résume dans la fonction de centre que le poème du Christ confère au poème de Dieu. Mais l’impulsion vers le centre est ce qui, pour une lecture chrétienne, travaille du dedans « l’unité imaginative » de la Bible. Le Nouveau Testament identifie ce centre avec la personne du Christ9.
Or cette identification du centre n’abolit aucunement la dialectique de la manifestation et du retrait du Nom. Elle l’intensifie plutôt, dans la mesure où le « royaume » que Jésus prêche est le royaume de Dieu, où la résurrection est un acte de Dieu, et où le Jésus de l’histoire – autant qu’on le connaisse à travers le Christ de la foi – a été interprété par la communauté confessante comme « l’homme déterminé dans son existence par le Dieu qu’il proclame », selon le mot du théologien Pannenberg. C’est ce renvoi du Christ à Dieu qui intensifie sans l’abolir la dialectique de la manifestation et du retrait.
Que résulte-t-il de cette dialectique pour la constitution du soi répondant ? Le lecteur de la Bible, dirons-nous encore une fois avec Northrop Frye, est finalement invité à s’identifier avec le Livre10, qui procède lui-même de l’identification métaphorique entre parole de Dieu et personne du Christ. Par cette identification au second degré, ce lecteur est également invité à « répéter » – au sens kierkegaardien de la « répétition » – la pulsation entre le retrait du Nom et la quête du centre. À l’unité de Dieu dans le retrait de son Nom répondent du côté du soi la disparition de l’ego, le dépouillement de soi (« Qui cherchera à épargner sa vie la perdra et qui la perdra la conservera »). Quant à la quête d’un centre personnel, elle ne peut que refléter une « unité imaginative » toujours différée par le retrait du Nom.
J’adopte ici l’expression de responsive self, placée au centre de son ouvrage par H. Richard Niebuhr, The Responsive Self, New York, Evanson et Londres, Harper and Row, 1963.
Cf. Jean Greisch, L’Âge herméneutique de la raison, Paris, Éditions du Cerf, 1985.
Cf. David Tracy, The Analogical Imagination, New York, Crossroad, 1981, première partie, chap. III et IV : “The Classic” et “Interpreting the Religious Classic”.
The Great Code. Bible and Literature, New York, Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1981-1982. Trad. fr. : Le Grand Code. La Bible et la Littérature, Préface de Tzvetan Todorov, Paris, Éditions du Seuil, 1984.
À cet égard, je crois que Northrop Frye a raison de souligner que les Évangiles eux-mêmes sont plus soucieux de la correspondance des événements qu’ils rapportent, avec telle ou telle prophétie de l’Ancien Testament, que de frayer la voie à une vérification quelconque de ces événements par des méthodes externes au texte : à cet égard, les écrivains semblent avoir mis un soin particulier à bloquer les issues référentielles du texte, au point de sceller à l’intérieur du texte le témoignage rendu à la personne du Christ (op. cit., p. 42).
« Kerigma is a mode of rhetoric, though it is rhetoric of a special kind. It is, like all rhetoric, a mixture of the metaphorical and “existential” or concerned but unlike practically all other forms of rhetoric. It is not an argument disguised by figuration. It is the vehicle of what is traditionally called revelation, a word I use because it is traditional and I can think of no better one » (op. cit., p. 29).
Northrop Frye ne serait pas hostile à cette approche : il est le premier à souligner combien « the Bible however unified, also displays a carelessness about unity, not because it fails to achieve it but because it has passed through it to another perspective, on the other side of it » (op. cit., p. 207).
Atlanta, Knox Press, 1979.
Frye, op. cit., p. 76-77, 137-138.
Ibid., p. 137-138.