« Amour et justice » a été d’abord une conférence prononcée par Paul Ricœur lors de la remise, en 1989, du prix Leopold Lucas, qui récompense « des travaux éminents avec des publications dans le domaine de la théologie, des sciences humaines, de l’histoire ou de la philosophie ». Né en 1872, Leopold Lucas fut un savant reconnu pour ses travaux historiques sur les rapports entre juifs et chrétiens durant les premiers siècles de notre ère. Il fonda en 1902 la « Société pour encourager la science du judaïsme », qui joua un rôle important, au cours des premières décennies du XXe siècle, dans la vie intellectuelle du judaïsme. Il fut aussi, pendant près de quarante ans, le rabbin de la communauté juive de Glogau, en Silésie. Invité en 1941 par Leo Baek à la Faculté des Sciences du judaïsme de Berlin (pour y dispenser un enseignement sur « Bible et histoire »), il fut déporté avec sa femme Dorothea en 1942 à Theresienstadt, où il mourut l’année suivante (Dorothea sera déportée et assassinée à Auschwitz en 1944).
Le prix Leopold Lucas a été créé par Franz Lucas, fils de Leopold, en 1972, pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de son père. Il fut confié, pour sa gestion, à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Tübingen. Ce prix commémore la mémoire du savant que fut Leopold Lucas et entend rappeler la responsabilité des intellectuels dans la promotion de la paix entre les hommes et les peuples.
Paul Ricœur a donc reçu ce prix et prononcé à cette occasion à Tübingen la conférence intitulée « Amour et justice », qui honore, avec la rectitude dont le philosophe était coutumier, autant la mémoire de la personnalité et des travaux de Leopold Lucas que l’esprit du prix créé par son fils. Le texte a été d’abord publié dans une édition bilingue, en 1990, par Oswald Bayer, chez l’éditeur allemand J.C.B. Mohr.
Cette conférence est suivie de deux autres textes, le premier entièrement, le second partiellement inédit. « Le soi au miroir des Écritures » et « Le soi ‘mandaté’ » sont à l’origine les deux dernières conférences (IX et X) du cycle des Gifford Lectures, données à l’Université d’Édimbourg en 1985-19861. Pourquoi adjoindre ces deux conférences à la première, prononcée trois ans plus tard ? En réalité, un fil non explicite, mais très clair à la lecture, court entre « Amour et justice », qui paraît en 1990 en Allemagne, les Gifford Lectures et Soi-même comme un autre, publié aux Éditions du Seuil également en 1990. Des lettres de 1988-1989 entre Paul Ricœur et son éditeur au Seuil, François Wahl, attestent de ces liens. Mais nous avons aussi les indications de Paul Ricœur lui-même, dans une note de son étude “Expérience et langage dans le discours religieux”2. Comme elles concernent à la fois l’articulation entre les divers textes et l’orientation de la pensée qui leur est commune, nous la citons ici intégralement : « Je voudrais dire quelques mots concernant l’articulation entre les deux textes des Gifford Lectures et Soi-même comme un autre. L’articulation se ferait au niveau de ce que je nomme l’ontologie de l’agir. L’instauration d’un soi par la médiation des Écritures et l’application à soi-même des multiples figures de la nomination de Dieu advient au niveau de notre capacité la plus fondamentale d’agir. C’est l’homo capax, l’homme capable, qui est interpellé et restauré. Je crois que je retrouve ainsi l’intuition centrale de Kant dans La Religion dans les limites de la simple raison, telle du moins que je la reconstitue dans mon essai intégré au livre d’hommages au père Geffré3. La tâche de la religion, selon Kant, est de restaurer dans le sujet moral sa capacité d’agir selon le devoir. La régénération dont il est question dans cette philosophie de la religion advient au niveau de la disposition fondamentale, au niveau de ce que j’appelle ici le soi capable. Or cette restauration, cette régénération, cette renaissance du soi capable, est dans un rapport étroit avec l’économie du don que je célèbre dans l’étude “Amour et justice”. L’amour, dis-je, dans cette conférence, est le gardien de la justice, dans la mesure où la justice, de la réciprocité et de l’équivalence, est toujours menacée de toujours retomber, en dépit d’elle-même, au niveau du calcul intéressé, du do ut des (“je donne pour que tu donnes”). L’amour protège la justice contre cette mauvaise pente en proclamant : “Je donne parce que tu m’as déjà donné.” C’est ainsi que je vois le rapport entre la charité et la justice comme la forme pratique de la relation entre le théologique et le philosophique. C’est dans la même perspective que je propose, comme je l’ai dit dans la note précédente, de repenser le théologico-politique, à savoir la fin d’un certain théologico-politique, construit sur le seul rapport vertical domination/subordination. Une théologie politique autrement orientée devrait, selon moi, cesser de se constituer comme théologie de la domination pour s’instituer en justification du vouloir vivre ensemble dans des institutions justes.
Cette étude est issue de l’avant-dernière conférence prononcée dans le cadre des Gifford Lectures. Elle était suivie de l’étude publiée dans la Revue de l’Institut catholique de Paris […] [cf. note précédente]. Ces deux conférences ont été détachées de l’ensemble dont la reprise a abouti à mon dernier ouvrage, Soi-même comme un autre. J’aimerais, dans un avenir prochain, regrouper ces deux études dans un ensemble où seraient repris à leur suite le texte publié à Tübingen sous le titre Liebe und Gerechtigkeit (Amour et Justice). L’ensemble aurait pour conclusion une réflexion sur le théologico-politique, en confrontation avec la problématique du “désenchantement du monde”4. »
La publication d’« Amour et justice » et des deux dernières Gifford Lectures comble donc un souhait non réalisé de Paul Ricœur lui-même, malheureusement sans la réflexion annoncée sur le théologico-politique. À bien des égards, « Amour et justice » constitue ainsi, avec les deux Gifford Lectures, un jalon essentiel d’une des lignes majeures de la pensée du philosophe : relier le texte et l’action5.
Jean-Louis Schlegel
Titres anglais : The Self in the Mirror of Scriptures et The ‘Commissioned Self’ : O my Prophetic Soul !. « Le soi ‘mandaté’ » a été partiellement publié dans la Revue de l’Institut catholique de Paris, 1988, n° 2, sous le titre : « Le sujet convoqué. À l’école des récits de vocation prophétique ». Nous donnons ici le texte complet, avec le titre originel.
Repris dans (sous la dir. de Jean Greisch) Paul Ricœur. L’herméneutique à l’école de la phénoménologie, Paris, Beauchesne, 1995.
La contribution de Paul Ricœur à cet hommage (Interpréter. Hommage amical à Claude Geffré, Éditions du Cerf, 1992) est reprise dans Lectures 3, Seuil, « Points essais », 2006, p. 19-40, sous le titre : « Une herméneutique philosophique de la religion : Kant ».
« Expérience et langage dans le discours », publié dans L’Herméneutique à l’épreuve de la théologie, op. cit. p. 179. Dans une note au début du texte de Paul Ricœur, l’éditeur de ce livre, Jean Greisch, souligne que « la conférence de Paul Ricœur dont on lira le texte ici se rattache à un contexte plus vaste qui a fait l’objet des Gifford Lectures. Dans ces grandes leçons, l’auteur entreprend de déployer systématiquement toutes les implications de la théorie du sujet esquissée dans la “Postface” de Temps et Récit 3. L’ensemble de cette recherche sera reprise dans Soi-même comme un autre (1990). Le lecteur pourra se reporter à cet ouvrage pour prolonger la réflexion dont cette conférence n’est qu’une des étapes ».
Compte tenu de l’absence de cette réflexion sur le théologico-politique, il nous a semblé plus judicieux de faire précéder les deux Gifford Lectures de la conférence « Amour et justice ». (N.d.E.)
Que soit remerciée en particulier Catherine Goldenstein pour les textes du Fonds Ricœur qu’elle a mis à ma disposition et les nombreuses informations qu’elle m’a fournies sur les origines et les circonstances des textes composant ce livre, ainsi que sur les liens dont ils sont tissés – J.-L. S.