UTILISATION IMPOSSIBLE
J’ai aimé. J’ai souffert. Je comptais, au moins, pouvoir (selon Bourdaine) « m’en servir ». Je renonce.
J’ai quitté la corde.
Je n’espérais certes que cet état de pénombre se prolongeât, mais tant de fièvre et de lumière chaude ont fait éclore un peu vite.
Je possède, sur l’amour, des notes intimes. Aucun effort ne pourrait réussir à les coordonner et si je les aligne c’est pour bien prouver que le livre est comble et que rien d’elles n’y pénètre plus.
Par exemple.
Nous nous aimons et c’est une transe.
Essai de rejoindre à deux le beau monstre primitif.
Petite pénétration. La peau contre la peau. Caoutchouc. On ne distingue pas ce qui se fait et ce qui se défait dans le cœur.
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Ne pas se voir est une angoisse. Un vertige de montagnes russes. Tout le long du jour, un couteau mou me coupe le cœur en deux.
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T’attendre ! Minutieuse occupation de t’attendre. J’invente le bruit de l’ascenseur. Je compte jusqu’à cinquante, puis jusqu’à cent, puis jusqu’à mille, et tout autre travail m’est par t’attendre défendu.
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Amour. Quel luxe !
Amour, je me consacre à ton hypnose.
On jouait un quatuor. J’ai rencontré ses yeux.
Ils me caressent les moelles.
Cet échange épuise, on ne le prolongerait pas. On regarde ailleurs.
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C’est toujours plus ou moins atroce. Mais de peu les gens se contentent. Leur sécurité s’installe où commence notre inquiétude.
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– Que fais-tu ? interrogeait ma mère.
– Rien, maman.
Et le docteur :
– Une douche. La Suisse. Des tics nerveux. Ce n’est pas grave.
Tics nerveux !
Pas grave !
J’aimais, docteur, je désirais, je souffrais, j’espérais, je dépérissais, avec cette sensibilité neuve qui, ne se formulant pas, se concentre, ronge comme un cancer et détermine un avenir.
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Elle n’osait pas me tutoyer.
Un soir : « Voulez-vous que je te reconduise ? » me dit-elle, avec un sourire, innovant par ce belge une caresse inattendue.
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Le désir brouille les traits d’un visage.
Qu’il est pâle sur l’oreiller le visage de celle qu’on aime !
Les dents miroitent. Les genoux contre les genoux. On se sent le front bas, la bouche des bêtes. L’un à l’autre on se refuse, et c’est le jeu éreintant où l’amour ajuste ses racines profondes.
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… Alors par toute la peau et sur un visage à des kilomètres, je sentis la sourde horreur de l’irréciprocité.
Un visage qui change, c’est le pire.
On reste seul sur la terre.
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Contre la fenêtre, un miaulant bolide, un couple de chats sanglotants et puérils éclate, module, s’évanouit.
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Elle avait du sang américain et nous connûmes à l’époque même de notre entente une mésentente profonde.
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– Je suis triste, disait-elle. Je m’ennuie. J’ai besoin de mes fleuves. J’ai besoin des gratte-ciel, du maïs et des transatlantiques.
– C’est mon mal, répondis-je avec un soupir, mal incurable étant chez moi.
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I
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Réveil de chaque matin :
De plus en plus le cœur s’enlise. On espérait un miracle. Rien ne change.
Soleil inutile.
Une carte postale, une facture.
On se lève de force.
Programme de la journée : rien d’autre à faire que ce que je n’ai plus à faire.
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De souffrir trop, d’avoir trop souffert, on a si mal à la tête.
Je suppliais qu’on m’achevât ; et 37o8 vers six heures, et la peau des pommettes qui se ride. On a soif. On est le désert qui a soif.
Ne profite jamais de cette fatigue pour atrophier en toi les motifs de ta souffrance. Tu le peux : tout perd le relief et même ce qui te dévaste.
Résiste à une méthode sournoise. Épouse ta peine et ne triche pas avec elle. Cette chère figure que la fatigue estompe, efforce-toi de la préciser.
Encombres-en ta vie.
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Aimer, c’est d’être aimé. C’est remplir une existence d’inquiétude. Hélas ! n’être plus essentiel à l’autre, voilà notre torture.
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Détails. À Sainte-Hélène, une aquarelle d’Isabey tout à coup. C’est cela qui devait faire du mal.
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Cor de Tristan mourant – travail à l’orchestre de ce cor qui avance, s’arrête, s’enroule, hésite, recule, avance, cherche le cœur entre toutes les côtes tour à tour.
Debout au fond de la loge, un angle de scène lumineuse entre une grosse tête et le balustre. Pénombre rouge.
Cor de Tristan mourant
 Cor de
  Cor de Tristan
Cor de Tristan mourant
Cor de Tristan mourant et attendant
Cor de Tristan mourant et se rappelant
Cor de Tristan se rappelant
Cor
  Cor
Cor de Tristan
Je regardais l’épaule et l’angle de scène.
Manet… Lautrec… élégance des loges,
Ce solo, à l’époque, avait dû paraître aussi drôle que, dans Le Sacre, les plaintes de la terre.
Il me fallut sortir. Je supportais trop mal ce cor.
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D’habitude, je sentais la possibilité de descendre davantage : promenade sur du mou.
Je touche le fond. Je marche de pied ferme sur le sable, avec le minimum d’oxygène, parmi les biologies informes, les éponges, les algues, les épaves, les méduses, les poissons aveugles de la douleur.
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Ouf ! de la mort. Solution magique.
En Algérie j’ai lu sur une tombe :
il aimait l’eau, la verdure,
un visage frais.
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« Nous avons voulu nous aimer. »
Cela, je l’expliquais à un prêtre qui m’aide.
Dans son jardin, la nature ne masque pas le créateur. Il y roucoulait la colombe de l’Arche.
L’abbé me dit : « Le soleil, mes molécules en moi le propagent sans que rien y répugne. Quelquefois, des jours d’avril, j’ai regretté de ne pas suivre le rythme universel, mais, confesseur, je me consolais avec les larmes des hommes. »
Il disait : « Votre tendresse appelle des foules. Quatre personnes ont peine à vous suivre et même si elles vous suivent, connaissez-vous l’escalier de Chambord ? On monte ensemble, mais on ne se rencontre pas. »