J’ai aimé. J’ai souffert. Je comptais, au moins, pouvoir (selon Bourdaine) « m’en servir ». Je renonce.
J’ai quitté la corde.
Je n’espérais certes que cet état de pénombre se prolongeât, mais tant de fièvre et de lumière chaude ont fait éclore un peu vite.
Je possède, sur l’amour, des notes intimes. Aucun effort ne pourrait réussir à les coordonner et si je les aligne c’est pour bien prouver que le livre est comble et que rien d’elles n’y pénètre plus.
Par exemple.
Nous nous aimons et c’est une transe.
Essai de rejoindre à deux le beau monstre primitif.
Petite pénétration. La peau contre la peau. Caoutchouc. On ne distingue pas ce qui se fait et ce qui se défait dans le cœur.
Ne pas se voir est une angoisse. Un vertige de montagnes russes. Tout le long du jour, un couteau mou me coupe le cœur en deux.
T’attendre ! Minutieuse occupation de t’attendre. J’invente le bruit de l’ascenseur. Je compte jusqu’à cinquante, puis jusqu’à cent, puis jusqu’à mille, et tout autre travail m’est par t’attendre défendu.
Amour. Quel luxe !
Amour, je me consacre à ton hypnose.
On jouait un quatuor. J’ai rencontré ses yeux.
Ils me caressent les moelles.
Cet échange épuise, on ne le prolongerait pas. On regarde ailleurs.
C’est toujours plus ou moins atroce. Mais de peu les gens se contentent. Leur sécurité s’installe où commence notre inquiétude.
Nous sentons accidentel un si tendre équilibre, et notre angoisse, attentive afin qu’il dure, nous empêche d’en goûter la paix. De feinte en feinte, d’embûche en
embûche, et notre balancier tendu, nous cachons notre cher désordre et notre promptitude à nous rejoindre.
Que de fois, souffrant d’attendre, j’ai fait attendre, et que de fois je n’ai pas trouvé sur ma table une lettre qu’elle avait, de ne me la point envoyer, souffert.
– Je te regarde, disait-elle, son visage contre le mien, et je ferme les yeux, et je t’efface et je te regarde encore, et encore je t’efface et ainsi de suite.
Les yeux fermés, je vois des choses qui ne sont pas toi (des moutons, un jongleur, une patineuse, des montagnes), et cependant c’est à toi que je pense et je ne pense qu’à toi.
Se confondre.
Le chrétien mange son Dieu. Je me souviens des premières crises du désir.
J’ignorais le désir.
Mon désir c’était, à l’âge où le sexe n’influence pas encore les décisions de la chair, non d’atteindre, ni de toucher, ni d’embrasser, mais d’être la personne élue.
Quelle solitude !
Ainsi, croyant les envier, et me confessant de cette faute, j’aimai tour à tour deux petites filles du parc Monceau et un camarade suédois du gymnase.
La petite Marthe, j’imitais son tic. Chasser de gauche à droite une tresse et hausser les épaules.
– Que fais-tu ? interrogeait ma mère.
– Rien, maman.
Et le docteur :
– Une douche. La Suisse. Des tics nerveux. Ce n’est pas grave.
Tics nerveux !
Pas grave !
J’aimais, docteur, je désirais, je souffrais, j’espérais, je dépérissais, avec cette sensibilité neuve qui, ne se formulant pas, se concentre, ronge comme un cancer et détermine un avenir.
Elle n’osait pas me tutoyer.
Un soir : « Voulez-vous que je te reconduise ? » me dit-elle, avec un sourire, innovant par ce belge une caresse inattendue.
Le désir brouille les traits d’un visage.
Qu’il est pâle sur l’oreiller le visage de celle qu’on aime !
Les dents miroitent. Les genoux contre les genoux. On se sent le front bas, la bouche des bêtes. L’un à l’autre on se refuse, et c’est le jeu éreintant où l’amour ajuste ses racines profondes.
… Alors par toute la peau et sur un visage à des kilomètres, je sentis la sourde horreur de l’irréciprocité.
Un visage qui change, c’est le pire.
On reste seul sur la terre.
Contre la fenêtre, un miaulant bolide, un couple de chats sanglotants et puérils éclate, module, s’évanouit.
Elle avait du sang américain et nous connûmes à l’époque même de notre entente une mésentente profonde.
– Je suis triste, disait-elle. Je m’ennuie. J’ai besoin de mes fleuves. J’ai besoin des gratte-ciel, du maïs et des transatlantiques.
– C’est mon mal, répondis-je avec un soupir, mal incurable étant chez moi.
I
Si tu aimes, mon pauvre enfant,
Ah ! si tu aimes !
Il ne faut pas en avoir peur.
C’est un ineffable désastre. Il y a un mystérieux système
Et des lois, et des influences,
Pour la gravitation des cœurs
Et la gravitation des astres.
On était là tranquillement
Sans penser à ce qu’on évite,
Et puis tout à coup on n’en peut plus,
On est à chaque heure du jour
Comme si tu descends très vite
En ascenseur :
Et c’est l’amour.
Il n’y a plus de livres, de paysages,
De désir des ciels d’Asie…
Il n’y a plus qu’un seul visage
Auquel le cœur s’anesthésie,
Et rien autour.
II
Si tu redoutes d’aimer seul,
Ne lutte pas contre l’amour.
– D’abord parce que c’est impossible
Et puis parce qu’il n’est pas permis
De se soustraire aux lois profondes,
À l’ordre éternel.
Pense à la docilité des mondes,
À leurs épidermes sensibles,
À l’aimantation de leurs géothermies,
Au divin frôlement des planètes entre elles.
Songe que notre terre minuscule
Et tout le système solaire
S’hypnotise dans l’atmosphère
Sur un petit monde inconnu
De la constellation d’Hercule.
Et que ce petit monde géant Il brûle, il gravite, il circule,
Pour une autre petite étoile du néant.
BERCEUSE
Il est une heure du matin. Dors ma petite innocente.
La terre est un vieux soleil et la lune une terre morte.
Dors ma petite innocente.
Je ne te parlerai jamais des Éloïm, ni de la Kabbale, ni de
Moïse, ni du secret des hiérophantes.
Dors, ce n’est pas la peine, un bourru sommeil enfantin.
L’homme, il est né lorsque déjà bien mal allait la terre. Il est – né parce que la terre allait bien mal. Il est né d’un refroidissement planétaire.
Dors.
Tout ce printemps qui te prépare un réveil où les oiseaux se frisent la langue, qu’as-tu besoin de savoir qu’il est une vermine de la décrépitude florissante ?
Dors ma petite innocente.
Le soleil se prodigue (et ses traits ne sont pas formés) avec l’enthousiasme de l’adolescence.
Et pour, un jour, prendre sa place, des nébuleuses puériles se condensent.
Dors. La lune inerte et son Alpe inerte et ses golfes inertes promènent, sous les projecteurs, un cadavre définitif
Dors. Le peuple des planètes sensibles s’entre-croise, entraîné dans le noir mélodieux cyclone du néant.
Voir mourir un monde est pour un monde une vaste blessure impuissante.
Dors ma petite innocente.
Le feu se rétrécit, se pelotonne. La dernière flamme, par l’orifice d’un volcan, s’échappe – et c’est fini.
La terre a flamboyé de toutes ses forces, mais peu à peu,
elle a senti diminuer son feu.
Une croûte épaisse et froide enferme le feu. Il tente de la vaincre et il la crève où il peut,
Et il y eut la nature, à sa surface vieillissante.
Dors contre ton coude, ô ma petite innocente.
Et il y eut la nature, et il y eut l’homme et l’animal, comme sur un visage déclinant, le halo se résorbe, les traits s’affirment et la résignation placide apparaît.
Dors, je ferai vibrer pour toi les planètes qui te dirigent.
Jupiter par le B et par l’Ou
Saturne par l’S et par l’Aï
Et j’embrasserai tes pieds et tes genoux.
Ô Pentagramme ! Ô Serpentine ! Étain de Jupiter sacral ! Orchestre éolien des anneaux de Saturne ! Géométrie incandescente !
Jupiter : loi. Saturne : mort.
Je regarde ton cher naïf profil qui dort.
Dors, ô ma petite innocente.
![etoile](etoile.jpg)
Je préfère ne pas la voir. Je m’efforce. Il y a des gens qu’on délaissait et qu’on retrouve, des projets, des boutiques, des concerts, des cirques, des cinématographes, des expositions de peinture.
Mais, hélas ! j’ai beaucoup besoin de son visage.
Promenades :
Un œil qui me buvait et qui m’inspecte.
Molle, une main qui ne cherchait que la mienne.
Réveil de chaque matin :
De plus en plus le cœur s’enlise. On espérait un miracle. Rien ne change.
Soleil inutile.
Une carte postale, une facture.
On se lève de force.
Programme de la journée : rien d’autre à faire que ce que je n’ai plus à faire.
De souffrir trop, d’avoir trop souffert, on a si mal à la tête.
Je suppliais qu’on m’achevât ; et 37o8 vers six heures, et la peau des pommettes qui se ride. On a soif. On est le désert qui a soif.
Ne profite jamais de cette fatigue pour atrophier en toi les motifs de ta souffrance. Tu le peux : tout perd le relief et même ce qui te dévaste.
Résiste à une méthode sournoise. Épouse ta peine et ne triche pas avec elle. Cette chère figure que la fatigue estompe, efforce-toi de la préciser.
Encombres-en ta vie.
Aimer, c’est d’être aimé. C’est remplir une existence d’inquiétude. Hélas ! n’être plus essentiel à l’autre, voilà notre torture.
Détails. À Sainte-Hélène, une aquarelle d’Isabey tout à coup. C’est cela qui devait faire du mal.
Cor de Tristan mourant – travail à l’orchestre de ce cor qui avance, s’arrête, s’enroule, hésite, recule, avance, cherche le cœur entre toutes les côtes tour à tour.
Debout au fond de la loge, un angle de scène lumineuse entre une grosse tête et le balustre. Pénombre rouge.
Cor de Tristan mourant
Cor de
Cor de Tristan
Cor de Tristan mourant
Cor de Tristan mourant et attendant
Cor de Tristan mourant et se rappelant
Cor de Tristan se rappelant
Cor
Cor
Cor de Tristan
Je regardais l’épaule et l’angle de scène.
Manet… Lautrec… élégance des loges,
Ce solo, à l’époque, avait dû paraître aussi drôle que, dans Le Sacre, les plaintes de la terre.
Il me fallut sortir. Je supportais trop mal ce cor.
D’habitude, je sentais la possibilité de descendre davantage : promenade sur du mou.
Je touche le fond. Je marche de pied ferme sur le sable, avec le minimum d’oxygène, parmi les biologies informes, les éponges, les algues, les épaves, les méduses, les poissons aveugles de la douleur.
Ouf ! de la mort. Solution magique.
En Algérie j’ai lu sur une tombe :
il aimait l’eau, la verdure,
un visage frais.
« Nous avons voulu nous aimer. »
Cela, je l’expliquais à un prêtre qui m’aide.
Dans son jardin, la nature ne masque pas le créateur. Il y roucoulait la colombe de l’Arche.
L’abbé me dit : « Le soleil, mes molécules en moi le propagent sans que rien y répugne. Quelquefois, des jours d’avril, j’ai regretté de ne pas suivre le rythme universel, mais, confesseur, je me consolais avec les larmes des hommes. »
Il disait : « Votre tendresse appelle des foules. Quatre personnes ont peine à vous suivre et même si elles vous suivent, connaissez-vous l’escalier de Chambord ? On monte ensemble, mais on ne se rencontre pas. »