Ici, tout de suite, je voudrais vous faire entendre que ce livre ne traite pas des Eugènes, mais que les Eugènes le saturent. Je viens de m’en apercevoir. Ils sont en marge.
Les Eugènes, vous ne les verrez pas plus dans ces pages, sans doute, que dans une chambre les fluides ou les atomes. Une dépression nerveuse, voici les uns ; un jet de soleil, voilà les autres ; cependant, ils t’imprègnent et tu les respires.
Les Eugènes, en somme, ce n’est rien.
C’est-à-dire, tu ne te contenterais pas des solutions élégantes de Chateaubriand pour la Sainte Trinité.
J’ai de la patience, écoute.
« Ne sois pas trop intelligent », annonçai-je.
Ne sois pas trop intelligent
Car tu verrais quelle indigence !
Tu serais partout en exil,
Dans la lente enveloppe humaine.
Tu penserais aux lacs, aux pays, aux îles
Où tu pourrais vivre à la fois
Au lieu d’aimer ta ville
Et ton royaume étroit.
Tu te dirais : il a des cœurs et des visages.
Si je les rencontrais,
Toute ma peine, tout mon effort,
Se coucheraient devant eux
Comme le lion aux pieds de Daniel.
Que de ciels, que de paysages
Perdus avant la vaste mort !
J’écris ceci, je pense cela,
Mais je pourrais aussi faire autre chose.
Ne sois pas trop intelligent
Car tu verrais quelle solitude !
Savoir l’indifférence des gens,
Savoir ce qu’ils veulent atteindre,
Et leur course aux faibles ambitions,
Et ce qu’ils peuvent fournir de plus,
Et leur adresse à feindre,
Et leur supérieure incompréhension,
Et qu’ils sont tous, et toi aussi,
Le fruit d’une erreur de la nature,
Des premières nébuleuses du monde ;
Qu’ils sont, parmi les doux végétaux
Et la tendre race animale,
Un monstre qui ne fait que le mal
Et qui croit être sûr
De découvrir les causes profondes, Et meurt trop tôt.
Ne sois pas trop intelligent
Car tu verrais quelle paresse !
Puisque tu es dans un rouage,
Malgré l’erreur,
Il faut profiter de ton âge,
Des avidités de la jeunesse
Et des espérances du cœur.
Il ne faut pas te dire : « À quoi bon ? »
Car si la plus modeste étoile
Se disait : À quoi bon ? au ciel,
Et s’arrêtait de graviter,
Il n’y aurait plus rien de ce qui a été.
Il y aurait le grand chaos universel.
Ne sois pas trop intelligent.
Garde ta place,
Et ton devoir,
Et tes enthousiasmes,
Crois à ton rôle.
Supporte, comme Atlas,
La terre entre tes deux épaules.
Et si tu crées,
Ne deviens pas un spectateur,
Porte n’importe où
Ton dépôt secret et sacré,
Avec la foi du missionnaire
Qu’on torture
Chez les Papous.
Surtout, surtout, sois indulgent,
Hésite sur le seuil du blâme.
On ne sait jamais les raisons,
Ni l’enveloppe intérieure de l’âme,
Ni ce qu’il y a eu dans les maisons,
Sous les toits,
Ô mon enfant,
Il y a le plaisir et l’étude.
Et les plaines fertiles,
Et le rire de la santé.
Ne cours jamais autour de toi.
Puisque l’homme peut se complaire
Entre un néant et un néant
Et ne croit pas et se résigne,
À quoi cela sert-il
De respirer l’inquiétude
Et les influences célestes,
Et de se demander si on est digne ?
Profite donc de tout le reste !