– Ciel ! Argémone ! m’écriai-je, vous avez rangé ma chambre !
– J’ai, répondit, satisfaite, Argémone, mis de l’ordre dans vos paperasses et retiré les Verlaine du piano qu’on ne pouvait plus ouvrir et qui ne servait à rien. Mieux valait alors le rendre à Pleyel.
– Argémone, soupirai-je, une chambre sans piano ressemble à une personne muette, infirme. Une chambre avec un piano, voire silencieux, ressemble à une personne qui se tait. Vous avez détruit le charme de cette chambre. Si Hugo vous avait confié son œuvre inédite, sans doute lui eussiez-vous rendu le dictionnaire Larousse, car, songez-y, Argémone, un chef-d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre.
Où sont mes livres ? Où sont mes Verlaine ?
Argémone : À la place de Musset. J’ai pris Musset dans ma bibliothèque. J’admire Musset, moi !
Nous : Vous êtes injuste, Argémone. J’ai méprisé Musset à l’âge ingrat. J’en reviens beaucoup. Ses petites pièces de vers me bercent, et même je me répète souvent, dix fois de suite :
Il se fit tout à coup le plus profond silence
Quand Georgina Smolden se leva pour chanter
Argémone, se levant alors comme Georgina Smolden, déclama :
Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
Trouve, le soir, son champ rasé par le tonnerre…
et, boudeuse, une main sur les yeux, se plaignit de ne jamais se souvenir du reste.
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
conclus-je. Puis, rompant les chiens :
– Argémone, apprêtez-vous ; je vous mène voir le Potomak.
– Il n’y en a que pour votre Potomak, dit Argémone. D’abord, pourquoi ce nom de fleuve ?
– Mon Potomak par un K se termine (exigez le K). Et puis, me demanderez-vous pourquoi Cambacérès portait un nom de rue ? Le fleuve qui se jette, si je ne m’abuse, dans la baie de Chesapeake, doit son nom à ce Mégaptère Cœlentéré.
Lui n’était pas de l’Arche. L’équipage le prenait pour un madrépore. Il nageait, il surnageait, Argémone. Il
rêve aux phénomènes de l’infini dont sa gélatine est l’image.
Il fait des petites farces à son gardien. On le gâte à l’aquarium.
Argémone : Où se trouve-t-il votre aquarium des monstres ?
Nous : Mais, chère Argémone, place de la Madeleine.
Argémone : On le saurait.
Nous : Pour l’homme, dès qu’un prodige échappe au domaine de l’irréel, il cesse d’être un prodige. Il y avait douze spectateurs au premier vol de Farman, et si nous lisions sur les murs qu’une troupe de Centaures galope au Jardin des Plantes, nous n’irions pas. Ou bien, nous irions une semaine après avoir lu l’affiche.
Argémone : Il y a beaucoup de public à votre aquarium ? Quelle robe dois-je mettre ?
Nous : Gardez votre robe, Argémone. Mon aquarium n’attire aucun public. Je suis le seul fidèle avec un riche Américain.
Nourri de mandragores et de montgolfières, le Potomak somnolait dans son bocal.
– Je n’aime pas votre Potomak, dit Argémone.
– C’était prévu, répondis-je.
Le Potomak but une lampée d’huile et soupira.
Le riche Américain lui lançait des gants blancs et des fautes d’orthographe.
– Cet aquarium à sec ne me dit rien qui vaille, répétait Argémone.
Son insistance m’agaça.
Le Potomak levait au ciel un œil noyé de prismes et ses grandes oreilles roses, en forme de conques marines, écoutaient le murmure infini d’un océan intérieur. (Bravo.)
Nous : Ah ! coller son oreille contre cette froide chair molle et surprendre le flux et le reflux des vagues antédiluviennes, le silence des météores.
Argémone : Que vous êtes sale !
De plus en plus le Potomak me fascinait. Mon inquiétude en recevait une réponse. Une onde allait, venait, entre nous. « Petit, petit », cria le gardien. Le Potomak déplia ses pattes. Il souriait. Sans doute, il était tendre.
– Partons, dit Argémone, qui me tirait par ma veste. Il est sept heures.
On venait d’allumer des lampes à arc et des tubes au mercure. Le Potomak
s’imprégnait de phosphorescence. On devinait la masse plus sombre des viscères et la tache presque noire des gants qu’il avait mangés. Le gardien Alfred jouait d’une petite flûte hydraulique.
Nous nous éloignâmes.
Je regardai vite, au passage,
l’Opoponax hexapode qui compte ses pieds et se trompe,
le Pharynx qui youle,
la Cadence qui sautille sur son abdomen,
l’Aratoire à carcasse rouge, échoué sur de la terre en friche,
et
l’Orphéon qui dévore des géraniums.
Il faisait une température d’étuve. La fraîcheur du boulevard de la Madeleine nous saisit.
– On respire ! s’écria ma compagne. Je n’irai plus jamais dans votre cave.
– J’irai donc seul, soupirai-je. Je sais bien qu’il est impossible qu’une entreprise de ce genre réussisse.
– Eh bien ! termina-t-elle avec agacement, on a raison. Cette cave est malsaine. On risque d’y prendre un rhume. Votre Potomak me fait peur et je préfère la tête de veau. C’est encore, comme vos Eugènes, des imaginations. Moi, je suis normale. Je ne comprends rien à tout cela et n’y veux rien comprendre. C’est un principe. Je m’y refuse. (Elle trépignait.)
– Oui, continuai-je, le Potomak me trouble. Quelles moires forment entre eux son sommeil et ses veilles ? À quoi songe-t-il ? Ma vie confuse et la cohérence de mes rêves m’apparentent à ce Potomak. Un même fluide nous traverse. Je marche entre chien et loup, ce qui s’appelle. Je continue à vivre dans mes rêves et à rêver dans mon mécanisme diurne. Je peux quelquefois paraître distrait de ne pas répondre à des signes ou de ne pas être le seul averti, comme il arrive dans les rêves.
Je me couche comme on prend un livre. Je me couche quelquefois dix minutes, une heure, tout habillé sous mes draps. Ainsi je prolonge et retarde ma course, car la vie du rêve ouvre la boîte des dimensions humaines.
Souvent vous m’avez vu, Argémone, sortir de ma chambre la figure encore embrouillée. Pascal ne se
demandait-il pas si le rêve ajoute à l’expérience ? Il m’arrive de le croire. Des rêves me dirigent et je dirige mes rêves
. Bien des spectacles de la veille, je les enregistre sans méthode, comme on recueillerait des fragments de verroterie multicolore pour que le sommeil les coordonne et les tourne au fond d’un kaléidoscope ténébreux. On me juge frivole, instable, versatile, égoïste : je rêve. Et non, comprenez-moi bien, Argémone, non ces rêves de Murger où le dormeur épouse une princesse chinoise.
Je continue.
Paysage
tunnel
paysage
tunnel
tunnel aux yeux bleus.
Ma réalité ressemble si fort à mon rêve que, me croyant dans une pièce, il m’arrive de me retrouver dans une autre. Certains de mes rêves pénibles ressemblent si fort à ma réalité que je considère, hélas, nul, pour m’y soustraire, l’espoir qu’ils pourraient n’être qu’un rêve.
J’ai lu des récits de rêve. Des personnes mortes ou familières y tiennent des rôles absurdes que la mémoire alimente. À l’intérieur l’estomac et un tapage à l’extérieur développent leur labyrinthe. Ils sont la vermine d’un faux cadavre. Ils ne relèvent pas de ma léthargie lucide
. Je les estime aussi incomparables aux miens qu’un phénomène de daltonisme à l’interprétation d’un peintre.
Argémone, lorsque je sortais de mes songes, vous me receviez toujours mal. Je n’apportais aucune
nouvelle de la Bourse et j’ignorais le nom des ministres. J’ai tort. Je le sais. Pour se croire un rouage d’une erreur commune, il n’en faut pas moins tenir son rôle. Celui du Potomak est d’être le Potomak, le mien, de voyager, d’apprendre, de monter en aéroplane, d’inventer une dynamite. Vous vous fâchez parce que je vous interroge sur vos mystères d’enfance et que je vous renseigne sur les miens.
Argémone, marchiez-vous quatre fois dans une rainure de trottoir ?
Passiez-vous, Argémone, à droite de certains réverbères et à gauche de certains arbres ?
Retourniez-vous dix fois, Argémone, toucher un bouton de porte jusqu’à ce que votre paume en fût satisfaite ?
Rétablissiez-vous, pour soulager la gêne de vos épaules, des équilibres imaginaires avec des grimaces dont vous aviez honte que votre bonne les pût surprendre ?
Argémone, je voyais les jours en couleur et j’ai cessé de les voir à douze ans. Jusqu’à sept, Argémone, je croyais avoir vécu en Chine.
Vous me reprochiez mes nerfs et ma littérature. Votre bonne foi était flagrante, mais je vous faisais la suprême politesse de croire à votre mauvaise.
Ô douce Argémone, les plus amoureux se heurtent.
Un soir, à Padoue (c’était sur un banc de la rive) j’ai vu deux amants échanger leurs caresses. Il faisait tiède et les moindres soupirs, traversant la douceur atmosphérique, arrivaient jusqu’à moi.
Pourrai-je oublier leurs rires
lorsque leurs coudes et leurs genoux maladroits
se cognaient les uns contre les autres ?
Nous fûmes particulièrement étanches.
Argémone, vous avez peur de la mort. Une appendicite, jadis, vous convertit. Vous allez à la messe et vous n’y songez plus, passé votre manchon dans la casquette du cul-de-jatte. Vous plaignez beaucoup ce cul-de-jatte et vous me dites :
– Comment se plaindre quand on a des jambes ?
– Chacun sa chacune, Argémone. Moi, des heures, j’estime que la mort est la seule certitude qui n’apporte aucune paix ; d’autres, qu’elle est une récompense, la reine des surprises d’ici-bas ; d’autres… Mais, plus loin, il vous sera parlé de la mort. Argémone, je pourrais trouver une consolation (égoïste) dans le spectacle de votre cul-de-jatte, mais son désir de jambes me donne, à moi qui en ai, un désir d’ailes.
– J’ai sommeil, dit Argémone. Je voudrais ne pas rêver à votre Potomak. Je rêve beaucoup en ce moment. Sans doute, je digère mal.
Rêvez-vous, cher ami ?
– Non, répondis-je, car je digère bien et je me porte à merveille.
Ce soir-là, nous n’allâmes pas plus avant.