PREMIÈRE VISITE
AU POTOMAK
– Ciel ! Argémone ! m’écriai-je, vous avez rangé ma chambre !
– J’ai, répondit, satisfaite, Argémone, mis de l’ordre dans vos paperasses et retiré les Verlaine du piano qu’on ne pouvait plus ouvrir et qui ne servait à rien. Mieux valait alors le rendre à Pleyel.
– Argémone, soupirai-je, une chambre sans piano ressemble à une personne muette, infirme. Une chambre avec un piano, voire silencieux, ressemble à une personne qui se tait. Vous avez détruit le charme de cette chambre. Si Hugo vous avait confié son œuvre inédite, sans doute lui eussiez-vous rendu le dictionnaire Larousse, car, songez-y, Argémone, un chef-d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre.
Où sont mes livres ? Où sont mes Verlaine ?
Argémone : À la place de Musset. J’ai pris Musset dans ma bibliothèque. J’admire Musset, moi !
Nous : Vous êtes injuste, Argémone. J’ai méprisé Musset à l’âge ingrat. J’en reviens beaucoup. Ses petites pièces de vers me bercent, et même je me répète souvent, dix fois de suite :
Il se fit tout à coup le plus profond silence
Quand Georgina Smolden se leva pour chanter
Argémone, se levant alors comme Georgina Smolden, déclama :
Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
Trouve, le soir, son champ rasé par le tonnerre…
et, boudeuse, une main sur les yeux, se plaignit de ne jamais se souvenir du reste.
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
conclus-je. Puis, rompant les chiens :
– Argémone, apprêtez-vous ; je vous mène voir le Potomak.
– Il n’y en a que pour votre Potomak, dit Argémone. D’abord, pourquoi ce nom de fleuve ?
etoile
Son insistance m’agaça.
Le Potomak levait au ciel un œil noyé de prismes et ses grandes oreilles roses, en forme de conques marines, écoutaient le murmure infini d’un océan intérieur. (Bravo.)
Nous : Ah ! coller son oreille contre cette froide chair molle et surprendre le flux et le reflux des vagues antédiluviennes, le silence des météores.
Argémone : Que vous êtes sale !
De plus en plus le Potomak me fascinait. Mon inquiétude en recevait une réponse. Une onde allait, venait, entre nous. « Petit, petit », cria le gardien. Le Potomak déplia ses pattes. Il souriait. Sans doute, il était tendre.
– Partons, dit Argémone, qui me tirait par ma veste. Il est sept heures.
l’Orphéon qui dévore des géraniums.
Il faisait une température d’étuve. La fraîcheur du boulevard de la Madeleine nous saisit.
– On respire ! s’écria ma compagne. Je n’irai plus jamais dans votre cave.
– J’irai donc seul, soupirai-je. Je sais bien qu’il est impossible qu’une entreprise de ce genre réussisse.
– Eh bien ! termina-t-elle avec agacement, on a raison. Cette cave est malsaine. On risque d’y prendre un rhume. Votre Potomak me fait peur et je préfère la tête de veau. C’est encore, comme vos Eugènes, des imaginations. Moi, je suis normale. Je ne comprends rien à tout cela et n’y veux rien comprendre. C’est un principe. Je m’y refuse. (Elle trépignait.)
– Oui, continuai-je, le Potomak me trouble. Quelles moires forment entre eux son sommeil et ses veilles ? À quoi songe-t-il ? Ma vie confuse et la cohérence de mes rêves m’apparentent à ce Potomak. Un même fluide nous traverse. Je marche entre chien et loup, ce qui s’appelle. Je continue à vivre dans mes rêves et à rêver dans mon mécanisme diurne. Je peux quelquefois paraître distrait de ne pas répondre à des signes ou de ne pas être le seul averti, comme il arrive dans les rêves.
Je me couche comme on prend un livre. Je me couche quelquefois dix minutes, une heure, tout habillé sous mes draps. Ainsi je prolonge et retarde ma course, car la vie du rêve ouvre la boîte des dimensions humaines.
Pourrai-je oublier leurs rires
     lorsque leurs coudes et leurs genoux maladroits
se cognaient les uns contre les autres ?
Nous fûmes particulièrement étanches.
Argémone, vous avez peur de la mort. Une appendicite, jadis, vous convertit. Vous allez à la messe et vous n’y songez plus, passé votre manchon dans la casquette du cul-de-jatte. Vous plaignez beaucoup ce cul-de-jatte et vous me dites :
– Comment se plaindre quand on a des jambes ?
– Chacun sa chacune, Argémone. Moi, des heures, j’estime que la mort est la seule certitude qui n’apporte aucune paix ; d’autres, qu’elle est une récompense, la reine des surprises d’ici-bas ; d’autres… Mais, plus loin, il vous sera parlé de la mort. Argémone, je pourrais trouver une consolation (égoïste) dans le spectacle de votre cul-de-jatte, mais son désir de jambes me donne, à moi qui en ai, un désir d’ailes.
– J’ai sommeil, dit Argémone. Je voudrais ne pas rêver à votre Potomak. Je rêve beaucoup en ce moment. Sans doute, je digère mal.
Rêvez-vous, cher ami ?
– Non, répondis-je, car je digère bien et je me porte à merveille.
Ce soir-là, nous n’allâmes pas plus avant.