Mona écoute la bande qui continue de tourner en silence. Tous les documents qu’elle a lus ou entendus l’ont mise mal à l’aise, mais ce n’est qu’à ce moment-là, alors que le Dr Coburn contemple le ciel zébré d’éclairs sans un mot, qu’elle commence à comprendre ce qui s’est passé ici.
Elle enfonce le bouton Stop du magnétophone. Dans un pop bruyant, la bande s’arrête.
Elle s’assoit. Le nœud dans son estomac ne cesse de se resserrer. Elle ne dispose que de bribes de ce qui s’est passé ici, de fragments de conversations, d’extraits de rapports, mais elle a l’impression d’être sur le point de comprendre. Et pourtant, ça la dépasse. C’est trop énorme, trop étrange, trop impossible.
Elle se rappelle avoir lu le mot pandimensionnel et se demande quel est son lien avec le reste. Elle se souvient de Mme Benjamin lui montrant le miroir et murmurant (avec un reniflement) que Coburn n’a jamais accompli quoi que ce soit qui mérite d’être accompli. Elle se souvient de Parson lui racontant l’histoire des oisillons fuyant un monde à l’agonie vers le sommet d’une montagne. Et elle se rappelle sa mère lui chuchotant dans l’oreille qu’elle n’est pas d’ici mais d’un endroit très, très lointain, et qu’un jour elle reviendra pour ramener sa petite fille chez elle…
Un autre pop. Mona sursaute. Elle regarde le magnétophone, perplexe, qui ne s’est pas remis en route. Le bruit semblait métallique.
Elle se redresse et remarque par-dessus son épaule que quelqu’un, à l’entrée de la pièce, braque un objet massif et très brillant sur elle. Le son ne provenait pas du magnétophone.
« Coucou, ma jolie », dit une voix.
D’instinct, elle se tend.
« Ha, ha, dit la voix. Bouge pas. Je détesterais te faire du mal, tu comprends ? Et ce que je pointe vers ton dos ne sait pas faire autre chose. »
Mona voit. Elle reste immobile.
« Tes mains », dit le type avec nonchalance. Il semble s’amuser comme un petit fou.
Elle lève les mains.
Le canon d’une arme se relève d’une saccade. « Allez, debout. »
Mona s’exécute. Puis elle tourne la tête pour découvrir qui l’a surprise.
C’est un jeune homme aux traits ciselés, affublé d’un chapeau de pseudo-cow-boy (parce qu’aucun cow-boy ne se laisserait voir avec un galurin de paille cabossé pareil), d’une chemise de rancher à boutons-pression ouverte au-dessus du sternum et d’un jean si moulant que Mona se demande comment il a pu gravir les escaliers. S’il est bel et bien passé par là. Malgré cet accoutrement ridicule, il est très beau ; quelques années plus tôt, à l’époque où Mona hantait les bouis-bouis ivre morte, il aurait été le genre d’homme qu’elle aurait invité directement, très directement, à danser.
« Bien », dit-il en souriant. Un sourire qui exprime une assurance inébranlable, instinctive. « Que diable fait un joli petit lot comme toi dans un coin pareil ? »
Il y a quelque chose dans son rictus de coq – peut-être cette bravade gratuite – qui donne envie à Mona de lui faire sauter les dents à coups de brique.
« Je lis, répond-elle.
– En fait, je m’en fous. C’était une question du genre rhétorique. Tu n’es pas censée faire quoi que ce soit ici. Personne ne doit être là.
– Selon qui ?
– Selon… moi. Voilà qui. » Il balaye la pièce du regard, perplexe. « Bon, c’est quoi, ce bordel ? »
Il a l’air surpris : cela signifie donc qu’il vient souvent mais n’a jamais vu la salle.
« Ce que ça semble être, répond Mona.
– Comment tu l’as trouvée ?
– En cherchant.
– Merde. » Il secoue la tête, puis désigne le couloir du menton. « D’accord. Viens avec moi.
– Où on va ?
– Là où je te dirai d’aller. Je sais pas du tout comment tu es arrivée ici, mais je sais comment tu vas en sortir. »
Il fait un pas de côté pour s’écarter de la porte et lui fait signe avec son arme. Mona, les bras toujours levés, sort lentement de la pièce. Chemin faisant, elle regarde le pistolet de l’intrus. C’est un Desert Eagle, le Humvee des armes de poing : voyant, encombrant, ridicule.
Et il le tient d’une seule main. Elle commence à réfléchir.
Sans cesser de la menacer, le cow-boy entre dans la pièce et ramasse son sac à dos. « Qu’est-ce que c’est ? dit-il en brandissant la besace rose. Qu’est-ce que tu as là-dedans ? Des poupées Barbie ? »
Il fouille rapidement le sac. « Oh-ho ! fait-il en en sortant le Glock. Ça, c’est pas un jouet. » Il examine le reste de son contenu en ricanant, puis le glisse sur son épaule. « Intéressant. Foutrement intéressant. Allez, avance. Suis le couloir. »
Ils se mettent en route. Elle tend l’oreille, comptant les pas. Il marche à moins de deux mètres derrière elle.
« Alors, comment t’es entrée ? demande-t-il.
– Par la petite porte.
– Oh, vraiment ?
– Oui. Puis les escaliers.
– Les… escaliers ? » Apparemment, il ne saurait dire si elle se moque de lui. « Comment tu t’appelles ? »
– Martha, répond-elle au hasard.
– Mon cul. T’as pas l’air d’avoir quatre-vingts piges, et c’est un prénom de mémé. Comment tu t’appelles vraiment ?
– Martha, répète-t-elle. Et vous ? »
Il rit. « Qu’est-ce que tu fous là, Martha ?
– Je lis. »
Il rit encore. « On va pas s’ennuyer, Martha, c’est sûr.
– Qu’est-ce que vous allez me faire… monsieur ?
– Je sais pas. Pour l’instant, on va se contenter de marcher. Après, je vais sûrement finir par t’emmener voir des gens.
– Quel genre de gens ?
– Le genre qui pose des questions. Et des questions auxquelles il faut répondre, si tu vois ce que je veux dire, Martha. »
Elle ne pipe mot.
« Tu piges ? insiste l’homme.
– Je pige.
– Tant mieux. »
Elle tourne la tête pour le regarder par-dessus son épaule. Il avance à grands pas sautillants, conquérants, nonchalants, parfaitement détendu, cheminant tranquillement derrière sa captive pour mieux savourer son petit jeu.
C’est la première fois qu’il fait un truc pareil, songe Mona. Il n’y connaît rien de rien. Ça ne signifie pas que ça doit dégénérer, mais, le cas échéant, elle pense avoir le dessus assez facilement.
« Monsieur, je… je ne savais pas que je faisais quelque chose de mal », dit-elle.
Silence.
« J’ai cent dollars dans mon portefeuille. Vous pouvez les prendre, si vous me laissez partir. »
Bien sûr, elle n’a pas cet argent. Elle n’a même pas de portefeuille. Mais immédiatement, elle sent la main de l’homme se glisser dans sa poche arrière et lui palper le cul bien plus longuement que nécessaire. Elle frémit malgré elle, et la main lui serre la fesse encore plus fort.
Enfin, il la retire en riant joyeusement. « Conneries. T’as pas cent dollars. »
Mona ne répond pas.
« Mais t’as autre chose. Une sacrée marchandise. »
Elle ne dit rien.
« Et je suis de bonne humeur, aujourd’hui. De foutue bonne humeur. Et ça pourrait encore s’améliorer, tu vois ce que je veux dire ? »
Toujours pas de réponse.
« Ouais, tu piges. T’as beaucoup à offrir. Et je te laisse partir si tu l’offres. Tu saisis ? »
Elle l’entend se rapprocher. Elle jette un bref coup d’œil par-dessus son épaule, cherchant du regard l’éclat de poisson argenté de ce pistolet ridicule. Il interprète le mouvement comme un encouragement et se rapproche encore un peu.
Tant pis, pense-t-elle. Autant que ça dégénère.
Ce n’est pas pour rien si, dans le monde réel, on reste toujours à plus de deux mètres de la personne qu’on tient en joue. Déjà, si votre type bondit dans un sens ou dans l’autre, il vous suffit de faire légèrement pivoter votre arme pour l’abattre. En revanche, si vous êtes tout près, vous devez la faire virer comme une girouette pour le garder dans votre ligne de mire.
Alors, quand Mona fait un bond en arrière, sur sa gauche, elle sort presque aussitôt de l’angle de tir du Desert Eagle. Et puisque le type tient ce flingue horriblement lourd d’une seule main, elle n’a qu’à lui attraper le poignet tout en tirant assez fort sur le bout du canon pour le lui arracher, comme une savonnette sous la douche.
Pendant un moment, ils restent figés ainsi, Mona tenant l’arme par le canon, l’homme lui lançant un regard éteint, ne comprenant pas ce qui vient de se passer.
« Hé… », fait-il.
Alors, elle lui balance un coup de crosse en pleine face.
Peut-être parce qu’elle est encore perturbée par ce qu’elle a découvert ici, ou parce qu’il vient de lui toucher le cul et de lui proposer de la sauter en échange de sa liberté, elle y met beaucoup plus de force que nécessaire. Sa joue explose presque ; il part à reculons, maladroitement, contre le mur, saignant abondamment, les yeux écarquillés. Le fait est que cogner quelqu’un donne envie de continuer, et Mona ne s’en prive pas. Six autres coups, précisément, chaque fois avec autant de force, et chaque fois, la Puissance de Séduction du cow-boy baisse d’un cran, jusqu’à ce qu’elle ne se situe plus du tout aux alentours de 10.
Elle reste plantée là devant le corps inerte, à bout de souffle. Il fait sombre, mais le visage de l’homme semble cabossé. Peut-être qu’elle l’a tué.
Il gémit. Il est donc encore vivant, à moins qu’elle ne lui ait abîmé le cerveau, mais ses coups se sont concentrés sur des zones plus superficielles de son visage. Le monde y perd un peu, tant pis, pense-t-elle.
Elle récupère son sac, pose le pied au milieu du dos du type et le fouille. Elle trouve des clefs, un portefeuille plein de billets et un morceau de papier.
Elle le déchiffre péniblement dans la pénombre. Ce sont des indications géographiques, comme s’il cherchait plusieurs choses et que l’une d’elles se trouvait ici.
Ainsi, il n’était pas là pour elle. Tant mieux. Ça implique qu’il est sûrement venu seul.
Mais d’autres attendent son retour. Et puisque c’est le dernier lieu de la liste, c’est ici que ses potes commenceront à le chercher.
Elle examine le couloir. Elle aimerait retourner prendre autant d’archives que possible. Certaines bribes, quelques paragraphes délirants, un ou deux enregistrements crachotants doivent contenir une étincelle de vérité.
Mais elle sait qu’elle ne peut pas courir ce risque. Elle doit partir, et vite.
Elle retire son pied et recule un peu. L’homme respire encore, à peine. Mona n’a jamais tué personne et n’a pas envie de commencer aujourd’hui, mais l’abandonner ici revient à peu près au même. Malgré tout, elle sait qu’il ne serait pas très prudent de charrier un type inconscient jusqu’en bas de la montagne, dans le désert, a fortiori un type qui ne manque pas de raisons de la tuer.
« Je te laisse, dit-elle. Désolée. »
Tout en s’éloignant, elle regarde ses clefs. Il semblait surpris à la mention d’une « petite porte ». Ce qui signifie qu’il a utilisé un autre accès.
Elle avance jusqu’à ce qu’elle sente un léger courant d’air sur son visage. Il y a un peu plus de lumière au bout de ce couloir que dans les autres. Elle continue de marcher et finit par tomber sur une petite ouverture, qui donne sur une échelle métallique. Au-dessus est écrit ÉCHELLE DE SECOURS.
Elle grimpe et le ciel bleu éclatant se révèle un peu plus à chaque barreau. Enfin, elle se hisse à l’air libre. Après toutes ces heures passées dans l’ombre, la lumière l’aveugle, mais elle n’a jamais été aussi soulagée de la voir. Elle ferme les yeux, et les rouvre progressivement, jusqu’à ce qu’elle puisse voir ce qui l’entoure.
Elle se trouve au sommet de la mesa. Elle s’attendait à un spectacle majestueux, mais c’est tout le contraire : le plateau est jonché de débris métalliques noircis, tordus, de vestiges de bâtiments rasés, de tuyaux. Des structures massives s’élevaient ici ; elle repense aux télescopes peints sur la fresque du labo. Mais ce champ de ruines ne ressemble pas au minutieux travail de démolition du gouvernement récupérant ses billes. Ce qui s’érigeait ici a été détruit, dévasté. C’est une zone de guerre.
Elle repousse une vague de vertige en réalisant à quelle altitude elle se trouve. Les vagues brunes des collines et des montagnes s’étendent sur des kilomètres à la ronde. Elle se rend au bord du plateau et constate qu’elle pourra redescendre facilement, si elle chemine prudemment. Elle aperçoit alors un reflet métallique, à quelques dizaines de mètres devant elle, et remarque un énorme pick-up garé sur un chemin de terre qui s’entortille autour de la mesa. Le véhicule du cow-boy, sûrement.
Elle s’arrête et réfléchit, puis se retourne pour observer à nouveau les ruines du plateau.
Le panorama, d’ici, est plus facilement identifiable. Elle devine où se dressaient les télescopes et les antennes radio. Peut-être que c’est précisément là que Coburn a contemplé les éclairs.
Cependant, Mona ne s’intéresse pas à tout ça. Ce qui la captive, ce sont les deux immenses gouffres de plus de trente mètres de long qui percent la surface du plateau. Oblongs, irréguliers, ils forment une sorte de 8 maladroit au milieu de la désolation. Ils ne paraissent pas naturels, mais dépourvus de tuyaux, de métal ou de béton, ils n’ont pas l’air non plus d’avoir été creusés par l’homme. Les dégâts subis par les installations semblent irradier d’eux, comme si la mesa avait été frappée par deux météores… Sauf que des météores auraient fait bien plus de ravages, et les deux failles sont parfaitement identiques.
Elles ressemblent un peu à des empreintes de pieds, songe Mona. Des pieds colossaux. Comme si quelque chose d’aussi haut que la montagne s’était planté là pour observer le paysage brun-rouge et la minuscule bourgade en contrebas.
Elle se souvient d’un extrait d’enregistrement. « Il y a quelque chose là-haut », répète-t-elle à mi-voix.
Elle fait demi-tour et s’en va aussi vite que possible.
Le pick-up du cow-boy est un vrai cuirassé. Mona s’apprête à sauter dans la cabine lorsqu’elle se rappelle une anecdote de flic : un débile avait volé une camionnette à l’arrière de laquelle dormait un rottweiler, qui l’avait promptement mis en pièces dès son arrivée chez le receleur. Alors, elle contourne prudemment le véhicule pour examiner la plate-forme.
Apparemment, le cow-boy partait prospecter. Elle trouve une pioche, une pelle, un marteau-piqueur, des cordes, des poulies. Au fond, un objet est enveloppé dans de la toile, sûrement ce qu’il a déterré.
Peut-être une pépite d’or, pense Mona sans raison, avant de se dire aussitôt : Qu’est-ce que je vais foutre avec de l’or ici ?
Elle écarte la bâche et découvre non pas de l’or, mais deux petits cubes qui semblent faits de vieux fer.
« Bah », fait-elle en tendant la main pour prendre le plus petit.
Elle le soulève d’une main. Il n’est pas si lourd, mais il a quelque chose d’étrange. Elle a l’impression qu’il n’est pas fait de métal, mais de chair. Ses flancs vaguement souples évoquent quelque chose de résolument organique, et il semble coller à sa main, comme s’il ne voulait pas être lâché. Quand elle le repose sur la plate-forme, il émet un clunk métallique.
Dès qu’elle retire sa main, elle flaire une odeur ionisée, poussiéreuse, comme celle d’un éclair tombant dans le désert, et elle a l’impression que quelqu’un chuchote dans son oreille.
Elle tressaille. Elle a intérêt à dégager d’ici au plus vite.
Elle ouvre rapidement la porte de la cabine et inspecte l’habitacle. Puis elle aperçoit l’objet posé devant le siège du passager.
« Oh mon Dieu », souffle-t-elle, bouche bée.
En voyant Mona, on ne devinerait jamais certaines de ses particularités.
La première, comme déjà mentionné, est son âge. Mona a dix bonnes années de plus que son physique le laisse présager ; quand ils l’apprennent, les gens ont tendance à la trouver moins sympathique. En partie parce que son mode de vie est certes acceptable chez une jeune fille, mais pas chez une jeune femme. Et, surtout, parce qu’elle vieillit très bien, alors que, le plus souvent, eux non.
La deuxième est que Mona, même en étant un garçon manqué absolu de bien des façons, est très douée pour le crochet. Elle sait faire des chapeaux, des écharpes, des mitaines, des suspensions pour poterie, et même des manteaux d’une grande qualité, décorés de motifs complexes et variés. Elle le cachait à ses amis, en particulier à ses collègues policiers, mais la vente de ses créations en ligne lui assurait un complément de revenus confortable.
La troisième – et sûrement la plus étonnante – est que Mona se débrouille mieux avec une arme à feu que la majorité des soldats américains.
À l’époque où son père allait d’un champ de pétrole à l’autre au Texas, Mona n’avait presque aucun point commun avec lui, jusqu’au jour où il l’emmena chasser le cerf et qu’elle fit preuve d’une adresse remarquable. C’était en partie génétique, puisque Earl Bright avait servi auprès du 75e régiment de rangers à la fin de la guerre du Vietnam et s’était avéré être un tireur d’exception. Leurs excursions – pour la chasse ou l’entraînement – devinrent rapidement les seules trêves de leur difficile relation, et Earl commença à l’emmener à la campagne de plus en plus souvent, ne serait-ce que pour qu’elle lui foute la paix.
Jeune fille, Mona absorba le moindre conseil qu’Earl Bright put lui donner. Elle en vint à connaître la trajectoire et le comportement de n’importe quel modèle de munition, la vitesse angulaire de tous les modèles de fusil et le type d’amorce de toutes les balles vendues dans le commerce, sans oublier l’influence de la température du canon sur le tir. Elle devinait instinctivement quels reliefs du paysage aideraient sa visée et savait rester immobile tout en évitant les crampes durant des heures, l’œil sur la mire, ignorer la faim pendant toute une journée, garder les mains chaudes et fonctionnelles malgré le froid, et traquer une proie dans une forêt de mesquite, d’acacias ou de pins.
Ainsi, l’enfance de Mona n’a pas été émaillée de preuves d’affection, mais de sessions de chasse lentes, ingrates et interminables. Parce que la mise à mort, comme elle l’a appris très tôt, ne commence pas avec la pression d’une détente ni avec la morsure d’une balle, elle débute lorsque vos orteils touchent le terrain de chasse et que vous commencez à tourner autour de la créature que vous êtes venu abattre.
Alors, quand les yeux de Mona se posent sur l’instrument merveilleux appuyé contre la portière du camion, c’est un peu comme si un Stradivarius tombait entre les mains d’un virtuose. Ce fusil est une arme si belle, si puissante, que Mona n’arrive presque pas à le croire. Et lorsqu’elle le prend par la crosse, un millier de souvenirs musculaires lui reviennent, réveillant autant d’instincts et de désirs endormis.
Elle n’imagine même pas combien cette merveille a pu coûter. Bon Dieu, pense-t-elle avant de flairer le bout du canon, en plus, elle a très peu servi. Et des boîtes de munitions jonchent le sol.
Elle l’épaule et regarde à travers la lunette. Puis elle fait volte-face et fixe un arbre, en contrebas.
Elle se rend compte que l’arme est mal simbleautée : en considérant la distance qui la sépare de l’arbre, elle devine immédiatement que la hausse est insuffisante. Si elle devait faire feu maintenant, elle tirerait trop haut. En tout cas, elle se félicite de l’avoir remarqué aussi vite. C’est comme embrasser ou faire l’amour pour la première fois depuis des années : on se souvient où chaque élément est censé aller, à quel point il désire y aller, et tout bout d’impatience.
Elle jette son sac à dos dans le pick-up et pose le fusil à portée de main. Elle regrette de ne pas avoir le matériel d’entretien, car elle doute du sérieux du cow-boy, mais ça reste un beau cadeau.
Elle démarre le moteur diesel, qui prend vie dans un rugissement.
Maintenant que le vent semble avoir tourné en sa faveur, elle va peut-être finir par trouver des réponses.