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Au début, en dehors de la terrasse, il n’y avait rien. Que la nuit. Si elle n’avait pas entendu ce crissement sur le gravier, elle n’aurait pas pu savoir qu’il y avait quelqu’un. Elle tendit l’oreille, mais n’entendit que les grillons, les vagues en bas de la rue et, dans son dos, les griffes du chien qui courait comme un dératé sur le parquet de la maison. Elle plissa les yeux mais, au-delà du cercle de lumière au centre duquel elle était assise, tout était noir. Pourtant, même si elle ne pouvait pas la voir, elle sentait une présence. Comme dans une pièce bondée, quand on se sent observé : une sorte de frisson d’avertissement, un imperceptible frémissement qui vous remonte le long de l’échine.

— Y a quelqu’un ? lança-t-elle dans les ténèbres, en retournant son livre ouvert sur ses genoux.

Sa voix lui parut bizarre : fluette, trop aiguë. Elle entendit un autre pas sur le gravier, plus près. Elle eut beau cligner des yeux, elle ne s’était pas encore assez habituée à l’obscurité pour pouvoir en percer le secret.

— Quinn ? hasarda-t-elle.

Cette fois, elle perçut nettement un raclement de gorge.

Mais… ce n’était pas du tout Quinn, ça !

Elle se leva. Une boule d’angoisse commençait à se former au creux de son estomac. Comme la plupart des petites villes, Henley était un endroit tranquille – sans doute plus sûre que les autres, même. Mais, l’été, on sentait quelque chose changer… comme si, au cœur de ses molécules, s’opérait une soudaine mutation, comme si le bourg côtier s’étirait pour faire de la place à tous ces étrangers qui débarquaient en masse. Et puis, si ç’avait été un voisin ou un copain, il se serait déjà manifesté. Il ne serait pas resté tapi dans l’ombre…

— Pardon, je ne voulais pas te faire peur, dit alors une profonde voix de basse qui vibra à travers la pelouse, tandis qu’une silhouette approchait. C’est juste… moi.

L’inconnu fit quelques pas de plus et, tel un spectre émergeant des eaux, petit à petit, apparut : d’abord les yeux, puis la bouche et, enfin, le reste de ses traits lorsqu’il pénétra dans la lumière, révélant d’un coup son visage. Un visage ô combien célèbre : le visage de Graham Larkin !

Il n’avait joué que dans deux films – le très attendu dernier épisode de la trilogie Top Hat ne devant pas sortir avant la fin de l’été – mais, bien qu’Ellie n’ait vu ni l’un ni l’autre, à force de tomber sur des interviews de lui, dans tous ces talk-shows ou sur le tapis rouge, elle avait quand même fini par repérer l’éventail de ses expressions de base. Il y avait toujours quelque chose d’un peu ténébreux chez lui, une moue boudeuse, limite agacée. Mais tel qu’il était là, au bas des marches du perron, il avait plutôt l’air d’un gamin qui vient de faire une grosse bêtise. C’était tellement inattendu, ça cadrait tellement mal avec le personnage, qu’elle eut presque envie de rire.

Il ne disait rien, mais, progressivement, les coins de sa bouche s’affaissaient. Il leva la main pour se frotter la nuque. Il semblait si hésitant, si mal assuré, dans sa chemise à carreaux bleus et blancs, avec sa paire de lunettes de soleil accrochée à la poche, qu’Ellie se crut victime d’une mise en scène, comme si elle avait été parachutée au beau milieu d’un film.

— Pardon, je suis…

— Je sais qui tu es, l’interrompit-elle. Où est Quinn ?

Il la regarda sans comprendre, puis, brusquement, sembla faire le rapprochement.

— Oh ! C’est elle qui m’a dit que tu habitais ici.

Elle pencha la tête de côté.

— Pourquoi ? Si ça s’est mal passé, comment ça se fait que ce soit toi qui viennes et pas elle ?

— Eh bien, il y a eu comme une sorte de quiproquo, expliqua-t-il, en commençant à monter les marches.

Il sentait la menthe et autre chose… un truc qui faisait penser à du savon. C’était grisant, en un sens, de se retrouver si près de lui. Il paraissait attendre qu’elle lui demande ce qu’il entendait par là, mais elle ne lui fit pas ce plaisir. Elle s’adossa en silence à la double-porte. Au bout d’un moment, il s’éclaircit la gorge.

— Elle portait ton tee-shirt.

Ellie fronça les sourcils.

— Mon tee-shirt ?

— Cet après-midi, chez le glacier.

— OK…

Elle ne voyait pas du tout où il voulait en venir.

— Alors, j’ai cru que c’était toi.

— Comment ça ? Tu ne me connais pas.

— Justement. C’est bien pour ça que j’ai cru qu’elle était toi.

Ellie lui balança un regard méfiant et se mit à scruter l’obscurité derrière lui.

— C’est quoi, le truc ? On est en train de me faire une blague ? Vous tournez une émission de téléréalité ? Un genre de caméra cachée ?

Graham secoua la tête.

— Non, non. Pourquoi ?

— Parce que je ne te suis pas vraiment, là.

Derrière elle, un petit chien (un beagle aux oreilles pendantes) venait de coller sa truffe contre le grillage de la double-porte en agitant la queue. Ellie l’ignora, les yeux braqués sur Graham, qui semblait tout aussi largué qu’elle. Soit c’était vraiment un super bon acteur, soit il pataugeait réellement autant qu’elle.

— C’est Quinn qui t’a convaincu de me faire marcher ?

— Non, non, je te jure.

Le chien se mit à gémir.

— Alors quoi ? Qu’est-ce que tu veux ?

Il sembla complètement désarçonné par cette apostrophe : il ne devait pas avoir l’habitude qu’on lui parle sur ce ton. Mais, pour Ellie, la journée avait été longue. Alors, voir une star de cinéma débarquer sur son perron, ce n’était pas tant avoir décroché le gros lot qu’avoir un problème de plus sur les bras. Un problème non identifié par-dessus le marché. Déjà qu’elle était crevée !

— Tu es Ellie O’Neill, déclara-t-il.

Et ce n’était pas une question. Elle le dévisagea d’un œil soupçonneux.

— Dis donc, ce ne sont pas les stars de ciné qui sont censées être harcelées par des détraqués ?

Pour la première fois depuis son arrivée, le visage de Graham se fendit d’un large sourire.

— Oui, j’imagine que ça doit te paraître un peu louche, tout ça, concéda-t-il. Peut-être que je me laisse un peu emporter. Mais je suis tellement content de pouvoir enfin te rencontrer !

Elle laissa échapper un petit rire sec.

— Là encore, ça ne devrait pas être à moi de dire ça ?

Le chien se mit à donner des coups dans la porte. Ses gémissements viraient carrément aux hurlements et, si ça continuait, sa mère n’allait par tarder à descendre pour le faire sortir.

— Chut ! souffla-t-elle, lui tournant à moitié le dos pour faire taire le petit chien – qui s’assit et se calma aussitôt.

Graham se pencha pour regarder derrière elle.

— Salut, Bagel !

Elle pivota d’un bloc.

— Comment tu connais son nom ?

— C’est toi qui me l’as appris, lui répondit-il, avant d’enchaîner d’un air détaché, comme s’il s’agissait là d’un banal détail qu’il évoquait en passant. C’est un super nom, pour un beagle. Rudement futé. Je me suis montré nettement moins imaginatif avec Wilbur.

Elle en avait des palpitations. Et le cerveau en ébullition. Pourtant, elle choisit bien ses mots et parla d’un ton mesuré :

— Ton chien s’appelle Wilbur ?

Il la regarda droit dans les yeux et secoua la tête. Faiblement éclairé par l’unique ampoule de la terrasse, son visage demeurait impassible. Mais on sentait le sourire poindre sous son flegme apparent. Quelque chose au fond de ses prunelles le trahissait.

— Nan, finit-il par lui répondre.

Elle eut soudain la tête vide. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

Graham souriait franchement, maintenant.

— Wilbur, articula-t-il lentement, n’est pas un chien. C’est le nom de mon cochon.

— Wilbur est ton cochon, marmonna-t-elle, en essayant de réveiller son cerveau ramolli pour le forcer à intégrer cette donnée.

Elle prit une inspiration quelque peu saccadée et l’observa avec méfiance. C’était comme si elle était confrontée à un problème de maths des plus élémentaire : la réponse était là, sous son nez. Pourtant, elle n’arrivait toujours pas à faire le rapport.

Pendant tout ce temps, son mystérieux correspondant, c’était lui. Tous ces mails, toutes ces conversations au beau milieu de la nuit… tous ces trucs débiles sur le lycée, sur sa mère et sur tout le reste… tout ce petit jeu de séduction à peine voilée… Pendant tout ce temps, elle avait écrit à Graham Larkin.

Elle lui avait parlé des poèmes dans les cadres, de comment elle aimait parfois jouer les touristes, emboîter le pas de toute une famille qui déambulait dans les rues de Henley, appareils photo en bandoulière. Elle lui avait dit qu’elle s’entraînait à jongler dans le magasin, l’hiver, quand il n’y avait pas de clients. Elle avait déblatéré sur l’endroit où se trouvait son casier, sur sa prof de chimie, comment elle était trop injuste, sur les raisons pour lesquelles elle préférait l’hiver à l’été et sur l’échec déplorable de ses plantations, le printemps dernier. Elle lui avait avoué qu’elle détestait ses taches de rousseur et qu’elle ne pouvait pas voir ses doigts de pied en peinture. Elle lui avait même confié qu’elle n’aimait pas vraiment le homard.

Et voilà qu’il était devant elle, planté sur son perron, avec son sourire ravageur, ses beaux cheveux bien coiffés et ses yeux qui semblaient la transpercer jusqu’à l’âme. Oh ! elle savait comment elle était censée réagir. Elle l’avait vu faire dans les films. Mais, aussi surprenant que ça puisse paraître – et elle en était la première étonnée –, elle n’était pas transie d’extase, ne se pâmait pas d’amour et n’était même pas en proie à une incrédulité somme toute justifiée.

Non, tout ce qu’elle ressentait, c’était une gêne épouvantable : elle ne savait plus où se mettre.

— Tu aurais dû me dire que c’était toi, bougonna-t-elle, les joues en feu. Qu’est-ce que tu voulais ? Me faire passer pour une idiote ?

Graham la dévisagea, médusé. Il n’en croyait pas ses oreilles. Ellie ne put s’empêcher d’en tirer une certaine fierté. Elle s’était peut-être fait avoir, elle avait peut-être été prise pour une attardée, mais, au moins, elle n’était pas du genre groupie décérébrée.

— Non, non. Non, pas du tout, insista-t-il.

— Alors quoi ? lui balança-t-elle, en le regardant sans ciller.

— C’était juste un hasard. Et puis, après, je n’ai rien dit parce que…

— Oui, eh bien, tu aurais dû. Si tu l’avais dit, jamais je ne t’aurais…

Graham haussa les sourcils.

— Jamais tu ne m’aurais raconté tout ça ? la coupa-t-il, avec un petit hochement de tête entendu. Justement.

Sa voix avait un tel accent de sincérité qu’elle ne trouva rien à lui rétorquer. Sans compter qu’elle avait toujours le cœur à cent à l’heure et devait se cramponner à la clenche pour ne pas flancher.

— Écoute, je suis désolé. Peut-être que j’aurais dû t’avertir, se reprit-il. Mais je n’ai jamais voulu te faire passer pour une idiote, il faut que tu me croies. (Il se tut et lui adressa un petit sourire complice.) Je ne vois pas comment je pourrais, de toute façon.

Ellie ne put s’empêcher de répondre à son sourire. Elle l’examina dans la pénombre. Elle se demandait s’il était vraiment honnête ou s’il jouait super bien la comédie. Elle remarqua une petite cicatrice en arc de cercle au-dessus de son sourcil gauche et, avec un tressaillement, se souvint de ce qu’il lui avait raconté à ce sujet : c’était ce qu’il avait récolté pour avoir sauté du toit du monospace familial quand il était petit. À l’époque, elle s’était figuré un blondinet dans une banlieue verdoyante, et puis une version plus âgée de ce même casse-cou en culottes courtes, plus timide maintenant, peut-être même un peu dans le genre nerd, mais toujours avec son petit sourire espiègle aux lèvres dès qu’il se calait devant son PC pour ouvrir ses mails.

Elle ferma les yeux et tenta de modifier cette image en remplaçant le nerd en question par un Graham Larkin décrivant les cookies aux flocons d’avoine de sa mère, ses parties de tennis enfiévrées sur la Wii – une véritable obsession – et cette fichue manie qu’il avait de laisser traîner ses chaussettes, au lieu de les balancer dans le panier à linge sale en fin de journée.

Pendant tout ce temps, c’était lui.

Pendant tout ce temps, lui aussi, il lui avait écrit, réalisa-t-elle subitement.

Elle ouvrit les yeux et lâcha la clenche. La double-porte vibra et, de l’autre côté, Bagel se redressa en aboyant. Ellie se retourna précipitamment pour le calmer. Trop tard. À travers la moustiquaire, elle aperçut les pieds nus de sa mère qui descendait l’escalier. Quelques secondes après, cette dernière se tenait derrière la porte, en caleçon avec des élans dessus et, en haut, un tee-shirt géant sur lequel on pouvait lire « I ♥ Maine ». Bagel dansait autour d’elle en agitant la queue. Ellie se planta face à elle, bloquant l’entrée.

— Il faut le faire sortir, El, affirma sa mère.

— Laisse-moi deux minutes, d’accord ? plaida Ellie, en lui adressant un regard entendu à travers la moustiquaire.

Peine perdue.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Mme O’Neill, en poussant la porte.

À peine l’avait-elle entrebâillée que Bagel se faufilait dehors pour foncer sur Graham. Ellie capitula en soupirant, tandis que sa mère sortait à son tour, ouvrant aussitôt une bouche comme un four.

Graham s’était penché pour dire bonjour au petit chien (qui avait roulé sur le dos de pur bonheur à la perspective de rencontrer une nouvelle tête), mais se redressa illico pour lui tendre la main.

— Je suis Graham Larkin, madame O’Neill, déclara-t-il. Excusez-moi d’être venu si tard.

Ellie s’attendait à ce que sa mère réponde par une plaisanterie, comme quoi neuf heures à Henley, c’était quasiment minuit, ou que Bagel était toujours content de recevoir des visites à cette heure. Mais, loin de s’éclairer, le visage maternel se referma, au contraire, et elle balaya le jardin des yeux derrière eux, scrutant les ténèbres à la recherche de la moindre présence étrangère. Ellie commença à se balancer d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.

— Il est juste passé… commença-t-elle, sans trop savoir comment achever sa phrase.

— J’étais juste passé me présenter, prétexta alors Graham, rajeunissant à vue d’œil, tout à coup. (Moins une star de cinéma qu’un interne de base qui vient de se faire choper à l’extérieur du lycée.) Mais je crois que je ferais mieux de rentrer.

Mme O’Neill afficha un sourire poli.

— Eh bien, j’ai été ravie de vous rencontrer, lui assura-t-elle, son instinct de commerçante reprenant le dessus, malgré la fatigue. Et bienvenue à Henley.

— Merci, lui répondit-il. (Il pointa son tee-shirt du menton.) Jusqu’à maintenant, moi aussi, « J’aime le Maine ». (Il tourna les yeux vers Ellie.) Et je suis vraiment heureux que quelqu’un m’ait parlé de cet endroit.

Et puis, avec un petit signe de la main, il se retourna pour descendre les marches du perron et replonger dans l’obscurité du jardin. Bagel rejeta la tête en arrière pour pousser un jappement sec qui sembla résonner dans tout le quartier – interminablement. Ellie sentait les yeux de sa mère braqués sur elle : Mme O’Neill attendait une explication. Mais Ellie voyait mal ce qu’elle aurait pu lui dire. Elle n’avait qu’une seule idée en tête : c’était elle qui l’avait amené ici. Il était venu pour elle.

Elle en fut super contente, tout à coup.