images

Qu’il était parti loin ! À des milliers de kilomètres. Il s’efforçait de répéter son texte pour la scène du lendemain, une tirade chargée d’émotion que débitait son personnage quand, après avoir quitté l’enterrement de son père, il se dirigeait sur les lieux mêmes où ce dernier avait trouvé la mort : à bord d’un vieux homardier baptisé le Go Fish. Mais les mots le fuyaient, aujourd’hui. Ils s’envolaient, balayés par le vent marin.

Il triait machinalement les petits galets polis qui recouvraient la plage, si différente des vastes étendues de sable blanc de Californie, lorsqu’il entendit le bruit de ses pas derrière lui. Il prit une brusque inspiration et se retourna.

— Hé ! lui lança-t-il, en levant la tête vers elle, avant de détourner précipitamment les yeux.

Allez savoir pourquoi, il avait du mal à la regarder. Il ne demandait que ça pourtant. Autour d’eux, tout était gris : les arbres, les rochers, le ciel… même la mer. Et, au milieu de toute cette grisaille, il y avait Ellie. Ellie, avec ses cheveux flamboyants et son tee-shirt blanc. Ç’aurait dû être un truc banal, cette fille avec sa jupe en jean et ses tongs sur la plage. Mais, pour lui, c’était comme s’il regardait le soleil en face.

— Alors, tu trouves des trésors ? lui demanda-t-elle, en désignant d’un hochement de menton le caillou qu’il tenait à la main.

Quand il le fit rouler dans sa paume pour l’examiner de plus près, il se rendit compte, étonné, que c’était très exactement ce qu’il avait fait : le petit galet était en forme de cœur. Il sentit le sang lui monter au visage et s’empressa de glisser sa trouvaille dans sa poche en secouant la tête. S’il le lui avait montré, elle l’aurait pris pour un abonné aux Émotifs Anonymes. Elle aurait même pu le confondre avec l’un de ces personnages qu’il incarnait à l’écran.

— On marche ? lui proposa-t-il, d’un ton plus bourru qu’il ne l’aurait voulu.

Elle acquiesça sans mot dire et ils commencèrent à remonter la plage. Ils ne se parlaient pas, mais ce silence partagé n’avait franchement rien de désagréable et les vagues se chargeaient de leur procurer toute la B.O. qu’il fallait. Ellie avait peut-être pris une demi-enjambée d’avance sur lui et il se demandait où elle l’emmenait. Les pierres roulaient sous ses pieds et il manqua à plusieurs reprises de s’étaler. Comme, une fois de plus, il trébuchait, il surprit, sur le visage de sa voisine, l’esquisse d’un sourire.

— C’est dingue, commenta-t-il. Comment vous pouvez appeler ça une plage ?

— J’imagine qu’on est juste plus coriaces, par ici, lui répondit-elle d’un ton détaché.

Mais il voyait bien qu’intérieurement elle se marrait.

— Serais-tu en train de dire que les Californiens sont des mauviettes ?

— Non, non, pas les Californiens. Je dis seulement que tu es une mauviette.

Il éclata de rire.

— Bon d’accord. Et on va la retrouver quand, la terre ferme, alors ?

Elle pointa l’index et, devant eux, il aperçut un étroit sentier qui rejoignait une sorte de remblais à l’autre bout de la plage, avant de se faufiler entre les arbres. Ils durent courber la tête pour passer sous les branches basses. Quelques minutes plus tard, ils débouchaient sur une petite route.

— Tu n’as pas l’intention de m’assassiner par hasard ? lui demanda-t-il, en jetant un regard circulaire à la rue déserte, au bitume défoncé et aux arbres agités par le vent.

— Seulement si tu continues à me harceler de questions, lui rétorqua-t-elle, en l’entraînant sur le bas-côté parsemé de galets.

— Non, sans blague, on va où ?

Elle lui jeta un regard en coin.

— On mène bien une quête, non ? l’apostropha-t-elle, comme si ça tombait sous le sens.

— Une quête ? Ça me plaît bien, ça.

— Comme la Dorothée du Magicien d’Oz qui cherche le chemin pour rentrer chez elle.

— Ou Achab qui veut trouver la baleine blanche.

— Exactement. Sauf que nous, on part à la chasse au Whoopie pie.

— Haha ! s’exclama Graham, content de lui. Parce que tu y crois maintenant ?

Elle secoua la tête.

— Je suis toujours aussi sceptique. Mais, s’il existe un seul endroit où on peut le dénicher, c’est bien là.

Il allait lui demander de quel endroit elle voulait parler, quand la rue se divisa en deux, devenant soudain nettement plus animée. Il aperçut alors, un peu plus loin, une enfilade de bâtiments : une jardinerie, une agence immobilière, un vendeur de voitures d’occasion et, au beau milieu de tout ça, la bâtisse la plus rose qu’il ait jamais vue. Le jardin qui l’entourait était agrémenté de tables de pique-nique, toutes surmontées d’un parasol vert pomme, et, perché sur le toit, trônait un énorme cône de glace à la vanille affublé de lunettes de soleil.

— Le Palais de la Glace et du Bonbon, lui annonça-t-elle pompeusement, avec un ample mouvement de bras.

— On n’irait pas voir la concurrence, là ?

— C’est la haute saison dans le Maine, lui expliqua-t-elle. Il y a assez de clients pour tout le monde, fais-moi confiance.

— Je commence à être un peu nerveux, plaisanta Graham, tandis qu’ils traversaient le parking. Et s’ils n’en avaient pas ?

— Ça m’étonnerait qu’ils en aient, ne manqua pas d’en rajouter Ellie. Je me tue à te le répéter : ce truc n’existe pas.

— Il existe. Il porte même très officiellement le titre de « spécialité gourmande du Maine ».

— C’est ce que tu prétends.

Graham s’arrêta juste devant la porte.

— Combien tu paries ?

Sur le visage de Ellie, le sourire s’évanouit : il se rendit compte qu’il avait fait une gaffe.

— Pas forcément de l’argent, se reprit-il aussitôt. Mais tu veux parier ?

À son grand soulagement, il la vit se détendre. Il se souvint alors d’un mail qu’elle lui avait envoyé, il y avait quelques mois de ça, peu après le début de leur correspondance. Elle évoquait un stage de poésie dans une université d’été ou un truc comme ça. Elle avait été sélectionnée et elle voulait désespérément y aller.

« Pourquoi tu n’y vas pas, alors ? » lui avait-il écrit. Mais il n’avait pas plus tôt cliqué sur « envoyer » qu’il connaissait déjà la réponse. Et, assis là, devant son bureau high tech, dans son immense baraque, il avait senti la honte lui empourprer le visage. Il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir l’effacer, ce message.

Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’il voie ses craintes confirmées.

« Je ne peux pas me le payer, lui avait-elle avoué. Est-ce que ce n’est pas la plus stupide raison qu’on ait jamais entendue ? Il faut que je trouve un moyen pour que ça marche, sinon je vais m’en vouloir à mort d’avoir raté une chance pareille pour une raison aussi nulle qu’une histoire d’argent. »

Dans sa tête à elle, il était évident qu’il comprendrait, avait-il réalisé. Parce qu’il avait dix-sept ans. Et quel ado de dix-sept ans n’a pas de problèmes d’argent ? Il ne se souvenait plus trop ce qu’il avait répondu et se demandait ce qui s’était passé après. Est-ce qu’elle avait trouvé un moyen de se le payer, ce stage ? Il l’espérait.

Ça faisait bizarre de relier ces discussions virtuelles à la fille qui se trouvait en face de lui, de coller tous ces détails, collectés au fil de tous ces échanges à travers l’espace, à cette personne physique, bien réelle, comme on colle des stickers sur un tee-shirt.

Cependant, Ellie le dévisageait, les sourcils froncés.

— Quel genre de pari ?

Il réfléchit deux secondes.

— S’ils ont des whoopie pies là-dedans, tu seras obligée de dîner avec moi ce soir.

— Ce n’est pas un bien grand risque. J’avais déjà dans l’idée de me faire inviter, de toute façon.

Graham ne put s’empêcher de rire. Il fit mentalement le compte de toutes les filles avec lesquelles il était sorti au cours de ces dernières années, celles qui restaient scotchées à leur téléphone en espérant qu’il appelle, celles qui faisaient la tête quand il n’appelait pas. Même les filles qui paraissaient les plus normales, lors de leur première rencontre, au club de gym ou au supermarché, finissaient par se tartiner de maquillage ou par se percher sur des talons insensés lorsqu’ils en venaient à sortir ensemble. Elles opinaient à tout ce qu’il racontait et s’esclaffaient même quand il n’était pas drôle. Et pas une, mais alors pas une seule, n’aurait osé affirmer, avec un tel aplomb, ce qu’Ellie venait de dire le plus naturellement du monde.

Pour la première fois depuis un bon bout de temps, il se sentait enfin redevenir normal.

— D’accord. Dans ce cas, on ferait mieux de choisir le restaurant tout de suite, vu qu’il n’y a absolument aucune chance pour qu’ils n’aient pas de whoopie pies là-dedans. À moins, bien sûr, qu’on ne soit plus dans le Maine, lui répliqua-t-il, en la reluquant d’un œil soupçonneux. Ça ne m’étonnerait pas que tu m’aies fait passer la frontière du Canada…

— On est juste dans le bled d’à côté, protesta-t-elle, en levant les yeux au ciel. Et tu n’as pas encore gagné.

Plantés devant la porte, ils savouraient cette délicieuse odeur de chocolat qui s’échappait de la boutique.

— S’ils n’ont pas de whoopie pies… reprit-elle.

— Qu’ils ont forcément, la coupa-t-il.

Elle secoua la tête et prit le temps de réfléchir. Elle plissait la bouche, tout en le considérant avec un air hyper concentré.

— S’ils n’en ont pas, finit-elle par répéter, alors tu seras obligé de me faire un de tes dessins.

Il ne put cacher sa surprise. Sur le moment, il eut l’impression qu’elle l’avait démasqué. Il faisait toujours très attention à ne pas raconter ce genre de chose en public, et, quoique ses dessins n’aient pas la moindre valeur (c’étaient juste des gribouillages, en fait, de simples croquis géométriques), ce n’en était pas moins une facette de sa personnalité qu’il gardait secrète.

Il avait oublié qu’il lui en avait parlé : un mail tardif qu’il lui avait envoyé après une grande soirée d’avant-première, quand il s’était retrouvé tout seul, assis dans sa chambre, au cœur de cette immense baraque, et qu’il avait écrit à cette fille, à l’autre bout du pays, comment son crayon semblait parfois bouger tout seul. Il lui avait confié que c’était une échappatoire, une espèce de dérivatif, la meilleure façon qu’il avait trouvée de voyager. Il lui avait même avoué que ça lui faisait du bien.

Comment avait-il pu oublier que la personne avec laquelle il avait correspondu, pendant tous ces mois, était la même que celle qui se trouvait en face de lui ?

Il lui fallut un petit moment pour recouvrer la parole.

— Marché conclu, lui répondit-il finalement.

Son visage s’était illuminé et elle avait dit, en poussant la porte :

— Génial ! J’espère que tu as apporté un crayon.

À l’intérieur, l’endroit faisait au moins deux fois la boutique de Henley et était bordé de bacs colorés débordants de bonbons et de sucettes géantes. On y trouvait aussi, par seaux entiers, la spécialité régionale dûment empapillotée, des paniers remplis de Dragibus et une vitrine avec plus d’une douzaine de sortes de caramels. Graham jetait un coup d’œil aux confiseries rétro lorsqu’il se rendit compte qu’Ellie l’observait. Quand il croisa son regard, d’un mouvement de tête autoritaire, elle lui désigna la caissière. Il se dirigea docilement vers l’intéressée.

Comme il avait oublié sa casquette de base-ball (un peu léger, certes, comme camouflage, mais un genre de bouclier quand même pour éviter de se faire immédiatement repérer), quand il se présenta devant elle, la femme derrière le comptoir eut une réaction digne d’un film de cinéma muet : elle lui adressa d’abord un vague coup d’œil blasé, détourna les yeux, puis, la lumière se faisant soudain dans son esprit, se figea. Tout y était : le second coup d’œil à retardement, les yeux qui s’écarquillent, la mâchoire qui tombe. À ce stade, on avait le choix entre deux scénarios : il y avait celles qui s’exclamaient bruyamment, sautaient partout et poussaient des cris hystériques en le pointant du doigt, ou alors celles qui réprimaient fermement toute manifestation instinctive pour éviter de faire un esclandre et continuaient à vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était (bien que d’une voix chevrotante et d’une main tremblante), attendant qu’il soit parti pour dégainer leur téléphone et appeler chaque numéro de leur répertoire, du premier jusqu’au dernier.

À son grand soulagement, sa présente interlocutrice appartenait à la seconde catégorie. Elle ne resta bouche bée qu’un court instant avant de baisser les yeux, comme si elle avait peur de le regarder.

— Je me demandais seulement… se lança-t-il, tandis qu’elle s’efforçait de se ressaisir pour se composer un visage impassible, si, par hasard, vous n’auriez pas ici des whoopie pies ?

— Des whoopie pies ? répéta-t-elle, prenant déjà un air désolé. Je crains que nous ne fassions pas ça.

Elle se mit alors à jeter des coups d’œil désespérés à la ronde, comme si ces fameux whoopie pies pouvaient, tout à coup, se matérialiser sur les étagères. Il sentait presque physiquement cette impérieuse envie qu’elle avait de le satisfaire. Il s’apprêtait déjà à acheter autre chose, balayant sa requête d’une pichenette, quand Ellie vint se planter à côté de lui.

— Est-ce que je peux vous poser une autre question ? demanda-t-elle. Pure curiosité scientifique de ma part.

La caissière se mordit la lèvre.

— Est-ce que vous avez déjà ne serait-ce qu’entendu parler du whoopie pie ?

— Il ne me sem… commença-t-elle, puis voyant Graham hocher imperceptiblement la tête, elle reporta son attention sur Ellie et se reprit : Eh bien, en fait, je crois bien que oui. Oui, oui, absolument.

Graham lui adressa un sourire rayonnant, juste au moment où Ellie lui flanquait un grand coup de coude dans les côtes. Il sursauta et s’écarta d’un bond en riant.

— D’accord, d’accord, tu as gagné, concéda-t-il.

La femme derrière le comptoir cligna des yeux.

— Merci, lui dit Ellie, d’un ton propre à la rassurer. Je pense qu’on prendra juste des glaces.

Après quoi, ils emportèrent leurs cônes à l’extérieur pour s’installer à une des tables de pique-nique. Ils se dépêchèrent de manger leurs glaces pour ne pas s’en mettre partout. Ils étaient les seuls dehors. Enfin seuls, si l’on oubliait le défilé de voitures qui passaient devant eux à toute allure et la mouette de rigueur qui venait faire de la figuration de temps à autre.

— C’est vrai que j’ai quand même l’impression de faire une infidélité, lâcha soudain Ellie.

Pris d’une violente crampe d’estomac, il leva aussitôt les yeux vers elle. Elle n’avait jamais parlé d’un petit ami avant. Mais bon, ils n’étaient jamais entrés dans les détails non plus et il se rendit compte qu’il n’avait même pas pensé à l’interroger sur le sujet. Il en était encore à se demander comment présenter la chose quand elle leva sa glace en guise d’explication.

— Ah ! lâcha-t-il, comprenant soudain ce qu’elle avait voulu dire. (Il sentit la tension dans ses épaules se relâcher.) Je suis sûr que ces braves gens de Sprinkles te pardonneront cet écart.

— D’autant que c’était pour la bonne cause puisque cette quête s’est révélée des plus instructive.

— Mais vaine, lui fit-il remarquer.

— N’empêche.

— À mon avis, il faut y croire plus que ça, si on veut que ça marche, ce genre de truc, commenta-t-il, en s’essuyant. (Il s’était collé de la glace sur la joue.) Comment veux-tu trouver ce que tu cherches, si tu n’es même pas convaincue que ça existe ?

— Oui, eh bien, si mes souvenirs sont bons, Achab aperçoit plusieurs fois Moby Dick et Dorothée sait très bien que sa maison se trouve au Kansas, lui fit-elle observer à son tour, avec un petit sourire en coin. Or, pour le moment, le whoopie pie n’est rien d’autre qu’un mythe.

Graham ne put que répondre à son sourire et, quand leurs regards se croisèrent, ils restèrent comme ça, les yeux dans les yeux, pendant plusieurs secondes, soudés dans une espèce de duel à qui lâcherait le premier… jusqu’à ce qu’Ellie détourne la tête.

— Bon, déclara-t-elle, en balançant la fin de son cône aux mouettes qui traînaient pas loin. Il est temps de passer à la caisse.

Elle fouilla dans son sac pour en sortir un crayon et attrapa un des menus empilés au milieu de la table sous un galet. Elle retourna la feuille et la fit glisser sur le bois poli vers Graham. Il s’essuya les mains sur son bermuda et fronça les sourcils.

— Je n’ai jamais prétendu que j’étais bon, la prévint-il, en prenant le crayon. J’ai juste dit que j’aimais ça.

— C’est la meilleure façon de faire quelque chose de bien.

— Des requêtes particulières à formuler ?

— Une de tes villes, lui répondit-elle, comme il se penchait sur le papier.

Il sentait qu’elle le regardait pendant qu’il dessinait une série de cases, traçant une première ébauche. Il ne lui avait pas menti : il n’était vraiment pas doué. Ça tenait plus de la géométrie que de l’art, son truc. Mais, déjà, il se prenait au jeu, s’absorbant dans le mouvement, la précision des lignes, la rectitude des angles. Il y avait quelque chose de méthodique là-dedans, quelque chose de cathartique : lorsqu’il dessinait, le reste du monde disparaissait.

Il avait pratiquement noirci la moitié de la page quand elle se remit à parler, le faisant tellement sursauter que son crayon fit un petit trou dans le papier. Il essaya de lisser la surface avec le doigt et leva les yeux.

— Pardon. Tu disais ?

— Cette femme. Elle t’a reconnu.

Parfaitement immobile, il serra son crayon, tandis que tous ses muscles se contractaient.

— Oui.

— Ça doit être…

Il s’attendait à ce qu’elle dise ce que tout le monde disait : « Ça doit être cool » ou « Ça doit faire drôle », « Ça doit être déstabilisant », « Ça doit être comme un rêve devenu réalité », « Ça doit être bizarre » ou « affreux », ou « dingue », ou « space »… 

Mais elle secoua la tête et recommença sa phrase :

— Ça doit être dur.

Il la regarda mais ne répondit pas.

— Ça le serait pour moi, en tout cas, poursuivit-elle. Tous ces gens qui te reconnaissent. Tous ces appareils photo. Tous ces yeux… (Elle courba le dos.) Ça doit vraiment être dur, super dur.

— C’est dur, lui confirma-t-il.

Parce que c’était le cas. Parce que c’était comme se balader avec la chair à vif : on était soudain si fragile, si vulnérable, affreusement exposé.

Mais, pour le moment, Ellie était la seule personne qui le regardait et c’était différent. Il ne voulait pas penser au reste.

— On s’habitue, conclut-il, bien que ce ne soit pas tout à fait vrai.

C’était juste ce qu’on prétendait lorsque la vérité était trop pénible à expliquer.

Elle baissa les yeux et il retourna à son dessin, parachevant les derniers bâtiments, traçant portes et fenêtres, veillant à ne pas oublier escaliers et trottoirs, ajoutant, ici ou là, une jardinière ou une sortie de secours. Il y avait tout un monde à bâtir, là, sur cette page, et il ne releva plus la tête jusqu’à ce qu’il ait fini.

— Et voilà ! s’exclama-t-il triomphalement, en faisait glisser la feuille en sens inverse sur la table.

Ellie posa un coude de chaque côté et il ne vit plus que la masse de ses cheveux roux tandis qu’elle examinait son dessin… Pendant une éternité, lui sembla-t-il.

Enfin, elle releva les yeux vers lui.

— Ça a l’air d’un endroit où il fait bon vivre.

— Sans doute pas autant que dans le Maine.

— N’empêche qu’ils ont des whoopie pies, là-bas, lui fit-elle remarquer, en pointant du doigt un gros bâtiment carré qu’il avait baptisé « Fabrique de Whoopie Pies ».

— Ils en ont ici aussi. Ne t’inquiète pas, on va les trouver, lui assura-t-il.

— Tu ne signes pas ton œuvre ? s’étonna-t-elle, en repoussant le dessin vers lui.

Sur le coup, il hésita. Toutes les alarmes habituelles s’étaient déclenchées dans sa tête. Mais ce n’était pas pareil, cette fois. Il savait qu’elle ne le vendrait pas sur le Net, qu’elle ne le laisserait pas tomber entre les mains de bloggeurs, de photographes ou de journalistes : tous ces innombrables loups qui lui tournaient constamment autour. Il griffonna son nom en bas de la page et s’apprêtait à la plier, assemblant deux à deux les quatre coins de la feuille, quand elle lui agrippa brusquement le poignet.

— Non !

Il s’arrêta net. Mais elle ne le lâcha pas pour autant. Sa main lui parut brûlante et ce contact soudain lui fit l’effet d’une décharge qui le parcourut de la tête aux pieds. Au bout d’un moment, le rouge aux joues, elle retira sa main, se penchant pour sortir un petit livre de son sac.

— Tu ne peux pas le plier, le sermonna-t-elle, avant de glisser le dessin sous la couverture du bouquin. Tu vas l’abîmer.

— Est-ce qu’il ne faudrait pas qu’une chose ait déjà de la valeur pour qu’on puisse l’abîmer ? railla-t-il.

— On peut tout abîmer, le reprit-elle, avec un petit haussement d’épaules, en se levant.

Il l’imita aussitôt et, dans le mouvement, le petit caillou qu’il avait trouvé sur la plage tomba de sa poche et roula dans l’herbe, au pied du banc. Déjà, Ellie regagnait la route. Il se pencha pourtant pour ramasser son galet et l’examina un instant avant de le reglisser dans sa poche en espérant que, cette fois, il y serait en sécurité.