Quel cirque !
Vous voyez un cirque quand il s’installe dans une nouvelle ville ? Eh bien voilà. Pareil. Ou pas loin. Sauf qu’au lieu d’éléphants et de girafes, il y avait des caméras et des micros. Et, au lieu de clowns, de cages et de fil pour jouer les funambules, il y avait des assistants de production, des semi-remorques et des mètres et des mètres de câbles gros comme le bras.
Ça tenait un peu de la magie, cette arrivée : une brusque apparition, comme surgissant de nulle part, si vite que même ceux qui s’y attendaient avaient été pris de court. Et, en voyant tout Henley déferler pour assister au spectacle, même les plus blasés de l’équipe de tournage n’avaient pu s’empêcher de ressentir un petit frisson, une sorte de courant électrique qui semblait courir à travers toute la ville. Ils avaient l’habitude de tourner en extérieur, pourtant, à Los Angeles ou à New York : des mégapoles où les locaux n’étaient que trop contents de les laisser tranquilles et se tenaient à distance respectueuse, tout en maudissant les bouchons et la disparition des places de stationnement, secouant la tête devant ces maudits spots qui faisaient tellement de lumière qu’on ne savait même plus si c’était le jour ou la nuit. Il est des endroits dans le monde où le tournage d’un film n’est qu’un mauvais moment à passer, une simple parenthèse dans la vie réelle.
Mais Henley (Maine) n’en faisait pas partie.
On était en juin. Il y avait donc pas mal de gens qui s’étaient rassemblés pour suivre le déchargement des camions. La population de la ville montait et baissait comme les marées. Pendant l’hiver, les autochtones claquaient des dents dans les boutiques vides, se pressant les uns contre les autres pour lutter contre le froid glacé venu de la mer. Mais, dès que l’été pointait le bout de son nez, le nombre d’habitants était multiplié par quatre ou cinq, et les boutiques de souvenirs, les cottages à louer et les Bed and Breakfast, qui se succédaient le long de la côte, ne désemplissaient pas. Henley était comme une sorte de gros ours qui hibernait : dormant durant les longs hivers pour se réveiller tous les ans à la même période.
Presque tout le monde en ville attendait la fin mai avec impatience. Le rythme semblait s’accélérer, annonçant le début de la haute saison, quand plaisanciers, pêcheurs du dimanche, jeunes mariés en voyage de noces et vacanciers débarquaient : l’invasion estivale. Trois mois de folie. Ellie O’Neill avait toujours redouté cette date fatidique et, aujourd’hui, alors même qu’elle essayait de se frayer un chemin entre les attroupements de tous ces badauds agglutinés sur la place, la raison de cette allergie lui apparaissait plus flagrante que jamais. Durant la morte saison, la ville lui appartenait. Mais, en ce jour torride de début juin, les touristes revenaient la lui voler.
Et, cet été, ce serait encore pire.
Parce que, cet été, en prime, il y aurait un film.
Un vol de mouettes vira de bord au-dessus de sa tête et, au loin, la cloche d’un navire se mit à tinter. Ellie se hâta de dépasser les curieux pour s’éloigner au plus vite des cars aménagés, désormais alignés le long du quai comme des roulottes de forains. Il y avait dans l’air une puissante odeur iodée et ça sentait déjà le poisson frit quand on approchait du plus ancien restaurant de la ville : Le Casier à Homard. Son propriétaire, Joe Gabriele, s’encadrait dans la porte, appuyé contre le chambranle, surveillant l’agitation à l’autre bout de la rue.
— C’est un peu l’hystérie, hein ?
Ellie s’arrêta pour suivre son regard. Au même moment, une longue limousine noire glissa en direction du plus grand chapiteau, escortée par un van flanqué de deux motos.
— Et des photographes, maintenant ! pesta-t-il en sourdine. Il ne manquait plus que ça !
Ellie ne put s’empêcher de froncer les sourcils en voyant la portière de la limousine s’ouvrir et les flashes crépiter.
Joe soupira.
— Je n’ai qu’une chose à dire : ils ont intérêt à en manger, de mes homards !
— Et de mes glaces.
— Parfaitement, acquiesça Joe, en désignant du menton le tee-shirt bleu qu’Ellie portait avec son nom brodé sur la poche. Et de tes glaces.
Lorsque Ellie arriva à la petite devanture jaune à auvent vert barré d’un « Sprinkles » en lettres délavées, elle avait déjà dix minutes de retard. Mais pas la peine de s’inquiéter : la seule personne à l’attendre dans la boutique n’était autre que Quinn, sa meilleure amie – et la pire employée que la terre ait jamais portée. Affalée sur le comptoir, Quinn feuilletait un magazine.
— Non mais, tu te rends compte qu’on est coincées ici, un jour pareil ! lui lança-t-elle, à peine la clochette tintinnabulait-elle au-dessus de la porte.
À l’intérieur, il faisait merveilleusement frais et il flottait comme un parfum de barbe à papa. Chaque fois, ça lui faisait le même effet : il y avait là quelque chose qui la projetait en arrière, ôtant une à une les années, telles les pelures d’un oignon qu’on épluchait. Ellie n’avait que quatre ans quand sa mère et elle avaient emménagé ici. Après le long trajet depuis Washington, la voiture lourdement chargée de tout ce qu’elles avaient emporté et du pesant silence qui y régnait à cause de tout ce à quoi elles avaient dû renoncer, elles s’étaient arrêtées dans le bourg pour demander la direction du cottage qu’elles avaient loué pour l’été. Sa mère avait tellement hâte d’arriver, de mettre un terme à ce voyage qui avait commencé bien avant ces dix longues heures de route ! Ellie, elle, avait filé tout droit vers la glacière pour écraser son nez constellé de taches de rousseur contre la vitre bombée. Ainsi donc, le premier souvenir qu’elle garderait de sa nouvelle vie serait toujours le carrelage noir et blanc, cette sensation de fraîcheur sur son visage et le bon goût sucré du sorbet à l’orange.
Elle se pencha pour attraper un tablier pendu au crochet sous le comptoir.
— Crois-moi, assura-t-elle à Quinn, tu es beaucoup mieux ici, à l’heure qu’il est. C’est un vrai cirque dehors.
— Tu l’as dit ! lui répondit son amie, en se retournant pour se jucher à côté de la caisse, les pieds dans le vide.
Quinn avait toujours été un modèle réduit et, même quand elles étaient gamines, Ellie avait toujours eu l’impression d’être une géante à côté d’elle, grande et dégingandée comme elle l’était. Et bien trop voyante, en plus, avec ses cheveux roux. Le Petit Pois et le Haricot, les appelait sa mère. Et Ellie s’était toujours demandé par quelle injustice il avait fallu que la seule chose qu’elle ait héritée de son père soit sa taille ridicule. Surtout elle qui n’avait qu’un seul but dans la vie : se faire oublier.
— C’est sans doute le truc le plus important qui se soit jamais passé ici, s’extasiait Quinn, les yeux brillants. Ce serait presque comme dans les films, si ce n’était pas déjà un film. (Elle s’empara du magazine pour le lui montrer.) Et ce n’est pas le genre art et essai à petit budget ni rien, en plus. Y a carrément des stars qui jouent là-dedans, je veux dire : Olivia Brooks et Graham Larkin. Graham Larkin ! Ici ! Un mois entier !
Ellie loucha sur la photo que Quinn lui agitait sous le nez. Elle l’avait déjà vu cent fois, ce visage. Celui d’un garçon aux cheveux noirs et aux lunettes encore plus noires, l’air renfrogné, qui forçait le barrage de tout un bataillon de photographes. Elle savait qu’il devait avoir à peu près leur âge, mais il y avait quelque chose chez lui qui le faisait paraître beaucoup plus vieux. Ellie essaya de se le représenter ici, à Henley, esquivant les paparazzi, signant des autographes, bavardant avec sa jolie partenaire entre les prises. Son imagination refusa de coopérer.
— Tout le monde pense qu’il sort avec Olivia ou que ça ne va pas tarder, poursuivait Quinn. Mais on ne sait jamais, peut-être que son genre, c’est plutôt les petites provinciales. Tu crois qu’il viendra ici, au moins ?
— Il n’y a que douze magasins dans tout le bled. Alors la chance est sans doute de ton côté.
Quinn l’observa tandis qu’elle commençait à rincer les cuillères à glace dans l’évier.
— Comment tu fais pour rester aussi zen ? Ça te titille donc pas, tout ça ? lui demanda-t-elle. C’est super excitant !
— C’est casse-pieds, lui rétorqua Ellie sans même lever le nez.
— Ça fait marcher le commerce.
— C’est la foire.
— Tout juste ! s’exclama Quinn, triomphante. Et, à la foire, on s’éclate.
— Pas si on déteste les montagnes russes.
— Oui, eh bien, que tu le veuilles ou non, tu es coincée sur celles-là pour un moment, lui fit remarquer Quinn en riant. Alors tu ferais mieux d’attacher ta ceinture.
Le matin, c’était toujours le calme plat à la boutique. Les affaires ne reprenaient qu’après le déjeuner. Mais, comme aujourd’hui la ville était en ébullition, les clients se succédaient pour acheter des bonbons en vrac – ceux qui étaient présentés dans de grands bocaux multicolores sur les étagères – ou pour se rafraîchir avec un cône matinal. Pendant qu’elle aidait un petit garçon à choisir son parfum, Quinn préparait un milk-shake au chocolat pour la mère scotchée à son portable.
— Et qu’est-ce que tu dirais de « mint chip » ? Ça fait comme des petites paillettes de menthe dedans, suggéra Ellie, en se penchant par-dessus la vitre embuée, tandis que le gamin, qui ne devait pas avoir plus de trois ans, se haussait sur la pointe des pieds pour essayer d’avoir un aperçu des différents parfums. Ou « cookie dough » ? Ça ressemble à de la pâte à gâteau. Ça a un goût de sablé.
Le gamin secoua si bien la tête que ses cheveux lui tombèrent dans les yeux.
— Cochon !
— Euh… un truc rose, tu veux dire ?
— Cochon, répéta le bambin, un peu moins sûr de lui pour le coup.
— Fraise ? hasarda Ellie, le doigt pointé sur le bac en question.
Le petit garçon opina du bonnet.
— Le cochon, il est rose, lui expliqua-t-il, tandis qu’elle lui remplissait son petit pot de glace.
— Tout à fait d’accord avec toi, répondit-elle, en le lui tendant.
Mais elle avait déjà l’esprit ailleurs. Elle pensait à un mail qu’elle avait reçu une quinzaine de jours auparavant. Un mail de… eh bien, elle ne savait pas vraiment de qui, en réalité. Pas précisément, en tout cas. Mais ça parlait d’un cochon. De son cochon à lui : Wilbur, qui s’était apparemment emparé d’un hot-dog pendant un barbecue. Ce qui l’avait proprement horrifié.
« Mon cochon, disait-il dans son mail, est maintenant officiellement cannibale. »
« Ne t’en fais pas, l’avait-elle rassuré. Ça m’étonnerait qu’il y ait la moindre trace de viande dans ce hot-dog, de toute façon. »
S’était ensuivi un échange prolongé sur ce qu’il y avait exactement dans les hot-dogs. Ce qui avait bien sûr conduit à tout un tas d’autres sujets, en partant de ce qu’ils aimaient manger jusqu’à leur menu de réveillon idéal et, avant qu’elle ne s’en aperçoive, il était déjà près de deux heures du matin. Une fois de plus, ils avaient réussi à parler de tout sans vraiment parler de rien et, une fois de plus, Ellie était restée debout une partie de la nuit.
Mais ça en valait la peine.
Encore maintenant, elle souriait au souvenir de ces mails, qui lui semblaient aussi réels et aussi sincères que n’importe quelle conversation qu’elle avait jamais eue en tête à tête avec quelqu’un. Elle vivait pratiquement à l’heure californienne, désormais, ne se couchant jamais avant d’avoir vu apparaître sur son écran l’adresse mail de son mystérieux correspondant. Ses pensées dérivaient constamment à travers tout le pays jusqu’à la côte opposée. C’était idiot, elle le savait. Ils ne connaissaient même pas leurs vrais noms. Mais, lorsqu’elle s’était réveillée le lendemain, après ce premier mail qui avait atterri par erreur sur sa messagerie, elle avait trouvé un autre petit mot de lui.
« Bonjour, E, avait-il écrit. Il est tard ici et je viens seulement de rentrer… pour trouver Wilbur endormi dans mon armoire. D’habitude, quand je ne suis pas à la maison, il reste bien sagement dans la buanderie. Mais j’imagine que son “promeneur” a oublié de fermer la barrière. Si tu avais été dans le coin, je suis sûr que tu aurais été beaucoup plus pro… »
À peine levée, sa chambre inondée par la lumière du matin, Ellie s’était assise à son bureau, clignant des paupières, bâillant et souriant sans trop savoir pourquoi. Elle avait fermé les yeux. « Bonjour, E. »
Existait-il meilleure façon de commencer la journée ?
Assise là, en train de repenser à leur échange de mails de la soirée, elle avait ressenti comme une bouffée d’euphorie. Même si c’était un peu bizarre qu’elle ne connaisse toujours pas son nom, quelque chose l’empêchait de le lui demander. Ces deux petits mots auraient inévitablement provoqué tout un tas de réactions en chaîne : d’abord Google, puis Facebook, puis Twitter… toutes ces tortueuses galeries souterraines creusant leur bonhomme de chemin à travers le Net, jusqu’à ce que, pressée comme un citron, l’histoire ait à jamais perdu sa dernière goutte de mystère.
Mais peut-être que ce n’était pas si important. Peut-être que ça comptait moins que le reste : cette sensation d’exaltation, cette impatience qui la saisissait quand ses doigts se plaçaient au-dessus du clavier, ou la façon dont cet insistant point d’interrogation, qui avait clignoté dans sa tête toute la nuit, avait été si promptement remplacé par un point d’exclamation, à la vue de ce mail matinal. Peut-être qu’il y avait quelque chose de rassurant dans cette ignorance, quelque chose qui donnait l’impression que toutes ces questions de base, qu’on était normalement censés poser, n’avaient pas franchement d’intérêt, finalement.
Elle avait regardé son écran encore un moment. Et puis elle avait posé ses doigts sur les touches. « Cher G », avait-elle écrit. Et c’était parti.
C’est vrai qu’ils faisaient plutôt dans les détails que dans les faits. Les détails, c’est ce qu’il y a de meilleur. Ellie savait, par exemple, que GDL – comme elle en était venue à l’appeler dans sa tête lorsqu’elle pensait à lui – s’était ouvert le front en voulant sauter du toit du monospace familial, quand il était petit. Un autre jour, il avait fait mine de se noyer dans la piscine d’un voisin et avait fichu une trouille bleue à tout le monde quand on était arrivé pour le sauver. Il aimait dessiner des immeubles : des gratte-ciel, des tours, des buildings de tous les styles, avec des rangées et des rangées de fenêtres superposées. Et, quand il était très stressé, il pouvait dessiner des villes entières. Il jouait de la guitare mais pas très bien. Plus tard, il voulait aller vivre dans le Colorado. Sa spécialité, c’était les croque-monsieur : la seule chose qu’il savait cuisiner. Et il avait horreur de correspondre par mail, en général. Sauf avec elle.
« Est-ce que tu es plutôt doué pour garder les secrets ? » lui avait-elle demandé un jour. Elle trouvait que c’était un truc important à savoir. Ça pouvait en dire long sur quelqu’un, la façon dont il savait ou non garder un secret : comment il se débrouillait pour le cacher, combien de temps il mettait avant de vendre la mèche, jusqu’où il pouvait aller pour l’empêcher de filtrer.
« Oui, avait-il répondu. Et toi ? »
« Aussi », s’était-elle contentée d’affirmer. Et ils n’en avaient plus reparlé.
Toute sa vie avait été encombrée de lourds et douloureux secrets. Mais ça ? Ah ! ça, c’était autre chose. C’était comme une bulle à l’intérieur, une bulle si légère, si aérienne et si pleine d’énergie qu’elle lui donnait l’impression de traverser chaque journée sans vraiment toucher terre, comme si elle flottait.
Trois mois seulement que ce premier mail s’était égaré. Ça semblait faire beaucoup plus longtemps pourtant. Si sa mère avait remarqué la différence, elle n’en avait rien dit. Si Quinn la trouvait bizarre, elle le gardait pour elle. La seule personne qui pouvait s’en rendre compte était peut-être justement le destinataire de tous ces mails.
Elle se prit à sourire au petit pot de glace rose qu’elle tendait au bout de chou. Derrière elle, il y eut soudain un claquement sec et un crachotement suivi par un gros gargouillis. Quand elle se retourna pour voir ce qui se passait, ce fut pour constater les dégâts d’une explosion. Une explosion de milk-shake au chocolat. Il y en avait partout : sur les murs, sur le comptoir, par terre… Mais, surtout, surtout, sur Quinn : elle en était couverte de la tête aux pieds. La momie en chocolat cligna des yeux, une fois, deux fois, puis s’essuya le visage d’un revers de poignet.
Sur le coup, elle crut que Quinn allait pleurer. Son tee-shirt dégoulinait de chocolat. Même ses cheveux dégouttaient. On aurait dit qu’elle venait de se livrer à un de ces matchs de catch où on se battait dans la boue. Et qu’elle avait perdu.
Et puis son visage se fendit d’un large sourire goguenard.
— Tu crois que Graham Larkin aimerait mon nouveau look ?
Ellie éclata de rire.
— Qui n’aime pas les milk-shakes au chocolat ?
La mère du petit garçon avait enfin délaissé son portable. Elle en restait bouche bée. Le premier moment d’émotion passé, elle plongea la main dans son sac pour sortir son portefeuille et posa quelques billets sur le comptoir.
— Je crois que je vais juste prendre la glace, déclara-t-elle, avant de pousser son fils vers la porte, en jetant par-dessus son épaule un dernier regard navré à une Quinn ruisselante.
— Ça en fera plus pour nous, commenta Ellie.
Et elles s’esclaffèrent de plus belle.
Quand elles eurent enfin terminé de réparer les dégâts, Ellie avait fini son service.
Quinn lança un coup d’œil à la pendule, puis lorgna vers son tee-shirt.
— Veinarde ! s’exclama-t-elle. Quand je pense que je vais devoir ressembler à ça pendant encore deux heures ! On dirait un truc sorti tout droit de la chocolaterie de Willy Wonka.
— Attends, j’ai un débardeur en-dessous, lui répondit Ellie, en enlevant son tee-shirt bleu pour le lui donner. Tu n’as qu’à mettre ça.
Quinn marmonna un remerciement en allant se réfugier dans les minuscules toilettes, à côté des congélateurs, au fond de la boutique.
— Je crois bien que j’en ai même dans les oreilles, lui lança-t-elle.
— C’est pour mieux supporter le boucan du coup de feu, mon enfant, lui rétorqua Ellie. Tu veux que je reste jusqu’à ce que Devon arrive ? Ma mère peut bien attendre.
— Non, non, c’est bon, lui assura Quinn, en émergeant des toilettes.
Le tee-shirt d’Ellie lui faisait une robe.
— Il est un peu long, reconnut-elle, en s’évertuant à fourrer tout ce qui dépassait dans son jean. Mais je vais m’arranger. Je pourrai faire un détour par le magasin pour te le rendre en sortant, si tu veux.
— Génial. À plus alors.
— Hé ! la héla Quinn, juste au moment où elle s’apprêtait à franchir la porte. Crème solaire ?
Quinn pointait du menton ses épaules dénudées que seules barraient les fines bretelles de son débardeur.
— Ça va aller, soupira-t-elle en levant les yeux au ciel.
Ce n’était que la deuxième semaine des vacances, mais Quinn était déjà toute bronzée. Ellie, elle, n’était jamais que de deux couleurs : aspirine ou écrevisse. Quand elle était petite, elle avait fini à l’hôpital à cause d’un coup de soleil carabiné juste parce qu’elle était allée faire un tour à la plage. Depuis, Quinn se faisait un devoir de lui faire respecter l’usage immodéré d’écran total dès l’apparition du moindre rayon. C’était une habitude qu’Ellie jugeait à la fois touchante et franchement énervante. Elle avait déjà une mère, après tout. Mais Quinn ne s’en montrait pas moins intraitable sur ce point.
Une fois dehors, Ellie s’arrêta pour regarder l’équipe technique monter le plateau de tournage à l’autre bout de la rue. La foule était moins dense, à présent. Les gens avaient dû se lasser de reluquer des régiments d’hommes en noir qui couraient dans tous les sens en poussant de lourdes malles de matériel. Elle allait se diriger vers la boutique de souvenirs maternelle lorsqu’elle remarqua le type avec une casquette de base-ball des Dodgers de Los Angeles qui s’avançait vers le glacier.
Il avait la tête basse et les mains enfoncées dans les poches, mais tout, dans sa décontraction affichée, trahissait l’effort : il cherchait tellement à se fondre dans le décor qu’il n’en devenait que plus voyant. Ç’aurait pu être n’importe qui. Après tout, c’était juste un mec quelconque – un ado, en fait –, mais Ellie comprit immédiatement qu’il n’en était rien. Elle savait même très précisément qui c’était. Il y avait quelque chose de trop singulier chez lui, comme s’il traversait une affiche de ciné ou un plateau de télé et non une petite rue du Maine. La scène avait quelque chose d’étrangement irréel et, sur le moment, elle put percevoir la magie qui s’en dégageait. Elle aurait même presque compris qu’on puisse tomber sous son charme.
Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas, il leva les yeux et elle fut saisie par son regard, un regard d’un bleu si intense qu’elle l’avait toujours cru retouché dans les magazines. Même à l’ombre de sa visière, il était incroyablement pénétrant. Elle retint son souffle quand il se posa brièvement sur elle avant de glisser vers l’auvent de la boutique.
« Il est triste. » Cette pensée s’imposa à elle avec la force d’une évidence. Curieux. Elle ignorait comment elle pouvait le savoir, mais elle en fut soudain persuadée. Derrière tout le reste – une nervosité pour le moins inattendue, une pointe de méfiance, une touche de circonspection –, il y avait aussi une tristesse si profonde qu’elle en fut bouleversée. C’était là, dans ces yeux, tellement plus vieux que le garçon auquel ils appartenaient, et dans ce regard forcément lointain.
Elle avait lu des trucs sur lui, évidemment, et il lui semblait se rappeler qu’il ne faisait pas partie de ces stars toujours entre deux cures de désintox. Pour autant qu’elle s’en souvienne, il n’était pas couvert de dettes et n’avait pas de parents à problèmes. Il ne faisait pas non plus partie de ces malheureux enfants prodiges du cinéma : il n’avait vraiment crevé l’écran que deux ans auparavant. Elle avait entendu dire que, pour célébrer son seizième anniversaire, il avait embarqué toute l’équipe de son dernier film à bord d’un avion pour aller faire du ski dans les Alpes suisses. Et il était sorti avec la plupart des jeunes actrices les plus en vue d’Hollywood.
Alors il n’y avait aucune raison pour que Graham Larkin soit triste.
« Il l’est, pourtant », songea-t-elle.
Il s’était arrêté devant la vitrine du glacier et semblait hésiter. Elle fut étonnée de voir son regard revenir sur elle et lui sourit. Un simple réflexe. Mais il se contenta de l’examiner un long moment sans que, sous le couvert de sa visière, son visage ne change un tant soit peu d’expression. Le sourire d’Ellie s’évanouit.
Tandis qu’elle l’observait, il se redressa et franchit le seuil de la boutique. À travers la vitre, elle surprit le regard de Quinn : elle hallucinait, ça se voyait. Son amie lui dit quelque chose, mais elle ne parvint pas à lire sur ses lèvres. Et puis Quinn reporta son attention sur la porte alors que la cloche tintait et que Graham Larkin faisait son entrée.
Ce fut seulement à ce moment-là que, sortant on ne sait d’où, les photographes déboulèrent. Ils étaient six, tous armés d’énormes appareils photo noirs et bardés de gros sacs qu’ils portaient en bandoulière. D’un même mouvement, ils se précipitèrent contre la vitre pour mitrailler leur proie avec une intensité frénétique. À l’intérieur de la boutique, Graham Larkin ne se retourna même pas.
Ellie s’attarda encore une minute, regardant tantôt Quinn qui souriait derrière son comptoir à l’approche de la star, tantôt les photographes qui se disputaient le meilleur angle de prise de vue. Les curieux qui grouillaient dans les rues voisines commencèrent à converger vers la petite échoppe, attirés par la scène comme par un aimant : l’irrésistible attraction qu’exerce ce fascinant mélange de célébrité et de sensationnel. Mais plus la foule grossissait, plus Ellie reculait. Finalement, elle réussit à s’échapper en contournant discrètement l’angle du bâtiment. Avant que quiconque ne puisse seulement se rendre compte de sa présence, elle avait disparu.