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Impossible de se concentrer. Cette sourde angoisse, sorte de panique larvée, ne l’avait pas quitté de tout l’après-midi. Ils attendaient une accalmie pour reprendre le tournage et il était censé en profiter pour étudier le script. Mais il avait la tête ailleurs. Dehors, les rafales battaient les flancs du van. Il se frotta les yeux et s’efforça, une fois de plus, de fixer son attention sur le texte.

Il fallut deux bonnes heures avant que la météo ne s’améliore et que le calme ne revienne enfin. Un regain d’impatience animait l’équipe, lorsqu’ils reprirent la mer pour tenter de rattraper le temps perdu tant que la lumière était encore bonne. Il sentait bien l’agacement général quand il hésitait, massacrait ses répliques, butait sur les mots, ratait ses marques ou s’emmêlait les pinceaux dans le passage des vitesses (alors même qu’un expert lui dictait ses instructions hors champ). La mer agitée giflait la coque et, bien que le vent ait faibli, l’équipe coiffure bataillait toujours en vain pour tenter de conserver, à la queue-de-cheval d’Olivia, son artistique négligé-travaillé.

Jambes bien écartées et pieds fermement ancrés à la proue, Graham patientait pendant que Mick s’entretenait avec deux des cameramen pour savoir s’il valait mieux laisser tomber ou continuer de tourner contre vents et marées et voir après ce qu’on pourrait en tirer. Le Go Fish roulait sur les vagues bleu-gris et le pont penchait d’un bord à l’autre. S’ils s’en tenaient à son interprétation, Graham était bien sûr qu’ils allaient mettre le cap droit sur la côte. La scène exigeait de l’émotion brute, des déclarations d’amour qui vous arrachent les tripes, des regards éperdus et des voix étranglées. Mais il était tout simplement incapable d’exprimer une telle passion en ce moment. Pas aujourd’hui. Pas pour Olivia. Pas après avoir vu Ellie lui tourner le dos.

Il aurait dû être encore en train de planer, après hier soir. Quand il l’avait embrassée, c’était comme si on avait craqué une allumette : quelque chose de dur et d’étincelant s’était enflammé dans sa poitrine, un truc en lui qui ne demandait qu’à s’embraser, un truc qu’il ne savait même pas posséder.

Mais, ce matin, il avait bien vu cette expression sur son visage, juste avant qu’elle ne se détourne. Il en avait eu le souffle coupé. Pourtant, comment lui en vouloir ? Déjà, il n’aurait pas dû lui faire signe. Il n’avait pas plus tôt agité la main qu’il l’avait sentie, cette déferlante derrière lui, cette brusque focalisation. Confronté à une telle foule, n’importe qui, à sa place, en aurait fait autant. Même à cette distance, il avait pu le lire sur ses traits, aussi clair que si ç’avait été écrit noir sur blanc, comme si elle l’avait dit tout haut : « Je suis désolée. »

Et puis elle avait disparu.

Une réaction de panique, sans doute. Il se faisait une montagne d’un rien. Pourtant, il ne pouvait se défaire de cette horrible impression : ce n’était pas seulement la foule et les caméras qu’elle fuyait.

Le soleil s’était déjà caché derrière le clocher de l’église quand ils accostèrent pour la seconde fois. La journée était pourtant loin d’être terminée. Ils devaient encore tourner une scène devant un des bars locaux, ce soir, et, tandis qu’il traversait la route en direction de sa loge, il pouvait voir les énormes projecteurs qu’on installait pour le tournage, petite oasis de lumière dans l’obscurité qui, déjà, envahissait la rue.

De l’autre côté du camp de base formé par les camions de la production, une assistante l’appelait. Mais comme on n’avait pas besoin de lui sur le plateau avant une petite vingtaine de minutes, il garda la tête baissée. Il en profita même pour sortir son Smartphone de sa poche, tout en marchant. Il fit défiler ses mails, sautant allégrement ceux de son agent, de son attachée de presse et celui d’une fille qu’il avait rencontrée au club de gym avant de quitter L.A. Toujours pas de nouvelles d’Ellie. Comme il montait les marches, il appuya sur la touche d’appel et écouta la sonnerie résonner. Il préparait déjà le message qu’il allait lui laisser, si elle ne décrochait pas (quelque chose de cool et de fun pour ne pas lui montrer l’inquiétude grandissante qui le saisissait en constatant qu’elle n’avait pas répondu à son mail), quand, ouvrant la porte, il découvrit Harry attablé à l’intérieur du van. Il abaissa son portable, tout en coupant l’appel à tâtons.

— C’était qui ? lui demanda son agent, en repoussant une pile de documents.

Graham ne répondit pas. Il alla chercher une petite bouteille d’eau dans le minibar, avant de s’asseoir en face de lui.

Harry sourit. Mais il y avait un avertissement dans ses prunelles.

— La rouquine, insista-t-il.

Graham pencha la tête en arrière et descendit la bouteille d’un trait, les yeux rivés au plafond. Quand il eut fini, il s’essuya la bouche d’un revers de main et dit, d’une voix qui ne ressemblait pas vraiment à la sienne :

— Quelle rouquine ?

— Allez ! Tout le monde t’a vu lui courir après, tout à l’heure.

— Ce n’était pas…

— Va falloir que tu te calmes avec les autochtones. (Harry bascula sa chaise en arrière et se gratta le crâne.) Tu crois que je n’ai pas déjà vu ça cent fois ? Tu n’as pas mis un pied hors de L.A. que t’as des milliers de nanas qui crient ton nom comme…

— Ça n’a rien à voir.

— Je n’en doute pas. (Il n’avait pas l’air vraiment convaincu, pourtant.) Mais ce que je veux dire, c’est que ce n’est vraiment pas le moment de te transformer subitement en coureur de jupons.

Graham émit un petit reniflement dédaigneux.

— Ha ! Parce qu’il y a un bon moment pour ce genre de chose ?

— Je ne plaisante pas. On aborde un tournant capital de ta carrière, là, et ton image est importante. Je n’ai vraiment pas besoin que tu te mettes à sortir avec une fille différente tous les soirs. (Il tira un magazine people, de sous la pile de papiers posée sur la table devant lui, et le poussa dans sa direction.) Une seule me suffira.

Graham y jeta un coup d’œil méfiant et fut surpris de voir un beau cliché sur papier glacé : une photo de plateau d’hier. Elle avait été prise la première fois qu’il soulevait Olivia pour la grande scène du baiser. Ils étaient saisis sur le vif, les yeux fermés, les bras emmêlés : instant éphémère qui, sorti de son contexte, pouvait facilement être interprété différemment et laisser imaginer plus qu’un simple jeu d’acteurs. « La magie du cinéma ou le début d’une vraie histoire d’amour ? » insinuait la légende en dessous.

— Beau boulot ! commenta Graham, en laissant retomber le magazine.

— C’est pour ça que tu me paies à prix d’or, t’avais oublié ? exulta Harry, radieux. Cela dit, tu me rendrais la vie beaucoup plus facile si, au lieu de courir après cette rouquine, tu invitais juste Olivia à dîner.

— Il me semble bien que c’est plutôt à toi de me faciliter la vie. C’est ton job, non ? lui rétorqua Graham en se levant. (Il balança sa bouteille vide dans la poubelle, qui débordait, et envoya le magazine suivre le même chemin, pendant qu’il y était.) Et elle a un nom, figure-toi.

— Comment elle s’appelle ?

Graham avait déjà passé la porte.

Sur le plateau, la vie avait repris. Après une journée décevante en mer, on sentait une énergie palpable au Q.G. de production. Tous s’activaient avec la même détermination, animés par cette commune envie de passer l’éponge et de tout reprendre de zéro avec une nouvelle scène.

Il faisait presque nuit maintenant – sauf cette pâle traînée rose au ras de l’eau sur l’horizon – et, à une rue de là, les énormes projecteurs inondaient le trottoir de lumière, juste devant le bar où Jasper devait avoir sa grande révélation. Graham savait qu’il aurait dû déjà se concentrer sur sa prochaine réplique, mais il s’arrêta pour ressortir son téléphone de sa poche, impatient de voir si Ellie lui avait laissé un message. Il fut étonné de découvrir un mail de sa mère.

Là-bas, devant, une habilleuse lui faisait signe. Mais, au lieu de répondre à son invitation, il prit le temps de refermer la main sur l’écran pour mieux voir ce qui s’affichait. Il lut en diagonale : une série d’excuses, une liste d’activités déjà prévues pour ce week-end férié, des inquiétudes concernant le vol et le prix du voyage, des allusions comme quoi ils ne seraient pas à leur place parmi ses « amis du cinéma, de toute façon », et l’assurance qu’ils se rattraperaient à son retour en Californie.

Il lui fallut pourtant un moment pour bien comprendre la portée de ces quelques lignes.

Ils ne viendraient pas.

Il aurait dû s’y préparer. Rien n’avait pu le porter à croire qu’il avait la moindre chance d’obtenir autre chose qu’un refus. Et, pourtant, ce ne fut pas avant d’avoir abaissé son portable qu’il s’en rendit compte : contre toute attente, il avait vraiment compté sur leur venue.

L’habilleuse se tenait maintenant en face de lui. Elle s’éclaircit bruyamment la gorge. Il leva les yeux, un peu sonné quand même. Elle était petite, avec des épaules rondes, et elle avait au moins dix ans de plus que lui. Elle le regardait cependant avec une sorte d’admiration craintive, comme s’il lui faisait une fleur en daignant enfin s’apercevoir de sa présence.

— Quand vous voulez, lui annonça-t-elle.

Il hocha la tête et rangea son téléphone dans sa poche en veillant à garder un visage parfaitement impassible.

Même avec son costume sur le dos, même avec ses cheveux bien sculptés au gel, même après avoir été certifié « prêt à tourner », il ne s’était toujours pas défait de cette inexpressivité, de cette totale neutralité soigneusement entretenue, vacuité ménagée pour laisser la place à quelqu’un d’autre : Jasper et ses problèmes, Jasper et ses pensées, Jasper et ses sentiments compliqués pour Zoé.

Ce qui n’empêchait pas le reste d’être toujours là, juste sous la surface : Graham et ses problèmes, Graham et ses pensées, Graham et ses sentiments compliqués pour Ellie. Et plus encore : Olivia, qu’il avait autant envie de voir que de se pendre ; Harry, qui commençait à sérieusement l’énerver ; ses parents, qui l’avaient tellement déçu de ne pas venir, et cette maudite scène avec laquelle il avait hâte d’en avoir terminé pour pouvoir enfin aller retrouver Ellie, le seul véritable antidote à tout ce qui lui prenait encore la tête.

Ils finirent tôt. Mais, cette fois, ce n’était ni à cause du temps, ni à cause de la lumière. Et ce n’était assurément pas parce qu’il n’était pas parvenu à faire passer les bonnes émotions. Pour tout dire, ils n’avaient pas plus tôt remballé – une armée de manutentionnaires, sortis on ne sait d’où, commençaient déjà à démonter le décor – que Mick venait lui asséner une grande claque dans le dos.

— Plutôt intense ce que nous avons livré là, le félicita-t-il. En aurions-nous encore en réserve pour demain, crois-tu ?

Il eut un petit rire sec.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Mais, ce qu’il pensait, au même moment, c’était qu’il voulait exactement le contraire. Il voulait du calme. Il voulait Ellie.

Tandis qu’il se rendait chez elle, il bascula la tête en arrière pour regarder le ciel, maintenant éclaboussé d’étoiles que les puissants projecteurs de plateau avaient noyées sous des flots de lumière artificielle un peu plus tôt. Là, il y en avait autant que de parasites sur un écran de télé resté allumé. Graham se souvint alors de cette boîte, chez lui. Elle contenait un télescope d’un autre âge que son père conservait précieusement à la cave. L’instrument était en bois sculpté de petits soleils et de petites lunes et, enfant, il n’avait eu qu’une seule envie : l’emporter à l’étage et le pointer sur la fenêtre pour capturer les étoiles dans ses lentilles incurvées. Mais il ne le voyait qu’une fois par an : quand son père étalait un linge au milieu de la table de la salle à manger et soulevait le télescope avec autant de précautions que s’il s’était agi d’un grand blessé à l’agonie.

— On ne peut vraiment pas l’essayer ? demandait-il chaque fois, penché sur le moribond, pendant que son père polissait le bois et nettoyait les lentilles avec un même chiffon velouté.

— Il est trop fragile, lui répondait invariablement son père. Il ne faudrait pas qu’il lui arrive quelque chose.

Il ne risquait pas de lui arriver grand-chose, vu qu’il ne lui arrivait jamais rien. Pour autant qu’il le sache, la pièce de musée dormait toujours dans son étui, en bas, à la cave, sous les toiles d’araignées, et ce qu’il s’était toujours efforcé d’accepter comme rationnel et sensé lui apparut soudain comme un gâchis monumental d’une rare stupidité.

Il n’avait pas encore atteint le sommet de la côte au bas de laquelle se trouvait l’allée des O’Neill qu’il courait déjà à moitié. Il y avait de la lumière dans la cuisine et, quand il parvint au pied des marches, il s’obligea à ralentir pour se laisser le temps de reprendre son souffle. Une fois devant la porte, il leva la main, respira un bon coup et… Non, il ne pouvait pas. Impossible de frapper.

Il fit les cent pas sur la terrasse, pas très sûr de bien comprendre ce qui lui arrivait. Brusquement, il était tétanisé. Il se planta devant la sonnette… et puis tourna les talons pour aller s’écrouler sur la balancelle. Il resta assis là, les coudes sur les genoux et le visage dans les mains. Mais qu’est-ce qui lui prenait ? Il n’avait jamais autant manqué d’assurance. Encore moins face à une fille ! Pas même dans sa vie d’avant.

Il était toujours dans la même position, recroquevillé sur lui-même, malheureux et prostré, lorsqu’il entendit un bruit de pas à l’intérieur. Il en eut des crampes d’estomac. Mais, quand la porte s’entrouvrit, ce fut la mère d’Ellie qui sortit. Elle haussa les sourcils sans mot dire. Graham se leva.

— Désolé de vous déranger. J’allais frapper…

Un début de sourire étira un coin de sa bouche : une expression qu’il avait déjà vue sur le visage de sa fille.

— C’est ce que j’ai cru… il y a environ dix minutes, lui rétorqua-t-elle. Je me suis dit que je ferais peut-être mieux d’accélérer le processus.

Il s’éclaircit la gorge.

— Est-ce qu’Ellie est là ?

— Oui. Mais il est tard.

Il savait qu’elle venait de lui signifier son congé, et sentit la moutarde lui monter au nez. Il redressa les épaules, bien décidé à camper sur ses positions : il refusait de s’en aller. Pas encore.

— Serait-il possible de la voir ? Juste une minute, insista-t-il.

— Je ne crois pas, non.

Il crut alors surprendre une lueur dans ses yeux : une pointe de pitié. Il lui fallut un petit moment pour comprendre ce que ça voulait dire, ce regard, pour en percevoir l’impact, se le prendre en pleine poitrine.

Ce n’était pas Mme O’Neill qui lui interdisait sa porte. Et ce n’était pas elle qui lui opposait ce refus.

C’était Ellie.

Cette brusque prise de conscience le laissa sans voix. Et il se trouva absolument incapable de poser la question qui s’imposait : « Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? » ou, pire que tout, « Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? ». Faute de quoi, il baissa les yeux, rivant son regard aux planches inégales de la terrasse.

— C’est juste que ce n’est pas le bon soir, compatit Mme O’Neill, en lui posant la main sur l’épaule.

La question logique vint aisément, cette fois, quoiqu’il se soit un peu attendu à ce que la réponse ne soit pas plus agréable à entendre que la précédente.

— Demain alors ?

Elle hésita, ouvrant puis refermant la bouche. Au bout d’un moment, elle fit un petit « non » de la tête.

— Bonne nuit, Graham, lui dit-elle, avant de rentrer dans la maison, le laissant seul en haut des marches.

À l’intérieur, Bagel aboya au claquement de la porte. En s’écartant de l’escalier à reculons, Graham leva les yeux. Il n’y avait qu’une seule fenêtre éclairée au premier. Et, dans le rectangle clair, il aperçut une étagère pleine de livres. Pendant quelques secondes, il se laissa aller à imaginer la scène : Ellie pelotonnée sur son lit, le chien blotti contre elle… Rien que de penser à ça, il sentit quelque chose se briser au fond de lui.

Il avait lu les scripts : il savait comment l’histoire était censée se dérouler. Le garçon rencontre la fille. Le garçon plaît à la fille. Le garçon embrasse la fille.

Et après ? Après, les possibilités sont infinies. Mais une chose est sûre, cette situation-là n’en faisait pas partie : être planté là, du mauvais côté de la porte, sans avoir la moindre idée de ce qui avait bien pu se passer.

Il avait cru que c’était le début de quelque chose. Mais, de toute évidence, elle avait changé d’avis. Et il était scié de la rapidité avec laquelle tout s’était terminé, la fin arrivant avant que le début n’ait seulement eu le temps de commencer. Son pauvre télescope de cœur – cette chose précieuse et si fragile – aurait sans doute mieux fait de rester où il était, bien sagement rangé dans son coffret.