images

Les derniers rayons se reflétaient dans la mer, immense vasque d’or. Graham prit son temps pour se rendre au restaurant et passa par la plage, s’arrêtant de temps à autre pour ramasser un galet et le faire sauter dans sa main avant de le laisser retomber. Toute la journée, il avait senti l’air marin : l’appel du large.

Un couple de touristes rôtis par le soleil le croisa, leurs transats sous le bras. Aucun ne leva seulement la tête pour le regarder. Graham en aurait presque sauté de joie. Avant, c’était tout le contraire : quand son premier film était sorti, chaque fois qu’on le reconnaissait en public, c’était comme un don du ciel, comme si, d’une certaine façon, on l’adoubait, on l’anoblissait. Graham Larkin : Quelqu’un. Mais maintenant… maintenant, c’était de ne pas être reconnu qui lui faisait battre le cœur. Le bonheur de l’anonymat : une denrée devenue si rare pour lui, ces derniers temps.

Il consulta sa montre. Il allait bientôt être en retard. Au lieu de retourner vers la route, il se planta cependant face à l’océan pour regarder ricocher la lumière. Il y avait encore quelques bateaux à l’horizon, petites silhouettes qui se découpaient en ombre chinoise sur le couchant. Il fut brusquement saisi d’une dévorante envie : être sur l’eau, là-bas, là-bas, lui aussi.

Il se souvint d’une partie de pêche qu’il avait faite avec son père. Il n’avait que huit ans à l’époque. Ils oscillaient tous les deux mollement dans la petite barque qui dansait sur le lac, engoncés dans leur gilets de sauvetage jusqu’au menton. Trois jours qu’ils appâtaient leurs hameçons, lançaient leurs lignes et revenaient bredouilles. Son père se confondait en excuses, comme si c’était sa faute si le lac refusait de leur offrir ses richesses. Le dernier après-midi tirait à sa fin et son père était de plus en plus désespéré. C’était lui qui avait eu cette idée, l’idée de faire cette espèce d’escapade entre hommes, comme il l’avait fait avec son propre père. Et ça faisait des mois qu’il parlait à Graham de tous ces beaux poissons qu’ils ne manqueraient pas d’attraper.

— Du saumon ? avait demandé Graham.

Son père avait secoué la tête.

— Probablement pas. Ils sont plus difficiles à trouver. Mais des truites. Plein plein de truites, tu verras.

Ils n’avaient rien emporté d’autre à manger – il était tellement sûr de lui. Alors, la veille au soir, ils avaient dîné de viande séchée et de fromage à effilocher sur la terrasse de leur cabanon, chassant les moustiques à grandes claques retentissantes, avec le crincrin des criquets en fond sonore. Ils étaient à deux doigts d’abandonner, ce dernier après-midi-là, quand, pris d’une subite inspiration, Graham avait attaché un bout de viande séchée au bout de son hameçon. Provoquant le roulis du bateau, son père s’était penché en avant, les yeux brillants.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, avait-il commenté en imitant aussitôt son rejeton.

Graham avait été le premier à avoir une touche : une truite arc-en-ciel qui sautait et se tortillait au bout de sa ligne, tandis que son père l’aidait à la remonter. Après, ç’avait été tout seul. Son père avait attrapé trois autres truites. Et puis Graham avait pris une carpe. La lumière baissait et l’eau devenait noire autour d’eux, mais ni l’un ni l’autre ne voulaient arrêter. C’était magique, comme s’ils avaient sorti la valeur de trois jours de pêche de leurs chapeaux, une tonne de souvenirs pour tout le week-end, rien que dans cette dernière heure de jour.

Lorsqu’il avait senti cette ultime secousse, Graham avait fait vite pour remonter sa ligne. Et qu’est-ce qu’il avait trouvé au bout ? Un petit saumon tout frétillant qui scintillait dans la pénombre.

— Je crois que tu viens de me faire mentir, mon garçon, avait constaté son père avec un sourire ravi. (Il s’était rassis au fond de la barque, rayonnant, et avait agité l’emballage de viande séchée.) Comme quoi, avec le mauvais appât, on peut attraper le bon poisson.

Graham repensait à tout ça, tandis que, laissant les bateaux de pêche derrière lui, il faisait demi-tour pour couper à travers la plage en direction du bourg. Peut-être que c’était ce qui se passait avec Ellie ? Il avait lancé son mail à travers le vaste monde pour attraper une truite et, en fait, il avait pêché un saumon. Il ne put réprimer un sourire, quoiqu’il ait soupçonné qu’une fille comme Ellie n’aurait peut-être pas apprécié d’être comparée à un poisson.

Il lissa le devant de sa chemise en passant devant les camions-loges de l’équipe, sombres et silencieux à cette heure. Ils avaient déjà tourné quelques scènes en studio à L.A., mais il y avait quelque chose d’exaltant à l’idée de tourner en décor naturel – surtout dans un endroit pareil – et, malgré lui, il s’était laissé gagner par l’excitation. Il faut dire aussi qu’il avait passé ces deux dernières années à incarner le même personnage et à travailler avec les mêmes acteurs. Alors, évidemment, ça faisait du bien de changer un peu. Un nouveau metteur en scène, un nouveau scénario, une nouvelle partenaire… ça aidait. Ça lui permettait de se rappeler pourquoi il prenait un tel plaisir à jouer. C’était le défi que ça représentait qui le grisait : se trouver parachuté dans la vie de quelqu’un d’autre comme un touriste et être obligé de se débrouiller pour trouver son chemin au feeling.

Le Casier à Homard n’était pas très loin de la plage. Graham l’apercevait déjà au bout de la rue. Il était sept heures et demie passées, Ellie devait donc être arrivée. À l’extérieur, une poignée de photographes l’attendaient. Ils avaient beau essayer de se fondre dans la masse, leurs fringues noires les trahissaient. Quelques motos étaient garées à proximité. Graham avait plus d’une fois eu l’occasion de se faire prendre en chasse par plusieurs de ces bêtes de course, alors qu’il tentait de se faufiler discrètement hors d’un restaurant ou d’une boîte de nuit. Il y avait quelque chose d’absurde dans ces poursuites haletantes et, même s’il comprenait qu’ils étaient bien obligés de travailler, comme tout le monde, il ne pouvait pas respecter la manière qu’ils avaient d’exercer leur métier et, encore moins, ceux qui se jetaient sur les images qu’ils volaient.

Le fait est qu’il ne valait pas cette peine. Ni celle que tous ces mecs se donnaient pour faire leur reportage, ni celle de le lire. Il était juste un ado de dix-sept ans, un peu plus mignon que la moyenne, auquel il arrivait d’inviter une jolie fille à dîner et qui s’en tirait plutôt bien devant une caméra, mais qui passait surtout la majeure partie de son temps enfermé chez lui avec son cochon domestique.

À son approche, les photographes commencèrent à pointer leurs objectifs et à crier son nom. Comme ils s’agglutinaient autour de lui, il rentra la tête dans les épaules. Ils étaient moins nombreux que tout à l’heure : quatre ou cinq, pas plus. Les autres avaient sans doute été assez malins pour préférer aller dîner, se caler devant la télé de leur chambre d’hôtel, ou passer un coup de fil à leur petite amie. Mais ceux qui s’étaient entêtés à rester dehors le mitraillaient comme des dingues, l’éblouissant de flashes sous un feu roulant de questions, toujours plus indiscrètes, toujours plus insistantes.

— C’est qui, cette fille, Graham ? lui demanda l’un d’eux (une armoire à glace avec un diamant à l’oreille et un crâne si blanc et si bien rasé que la lumière du crépuscule parvenait encore à se refléter dedans). C’est la première fois que tu la vois ? Et Olivia, qu’est-ce qu’elle en pense ? C’est du sérieux, vous deux ?

Il les ignora toutes, se frayant un chemin parmi eux à coups d’épaule. Quand il parvint à la porte du restaurant, il fut accueilli par un homme corpulent, avec une barbe bien taillée et des bras comme des jambons.

— Joe Gabriele, se présenta le type, en lui tendant une grosse main charnue. Je suis le proprio. Écoutez, vous aimez le homard ?

Graham acquiesça, surpris par la question.

— Bon. Vous mangez autant de homards qu’il faut, pendant votre séjour dans cette ville, et je tiens ces bouffons à distance, ça vous va ?

— Ça me va, répondit-il, en jetant un œil par-dessus l’épaule de son hôte pour voir si Ellie était déjà là.

Les murs du restaurant étaient couverts de bouées et de pendules marines – du genre qui avaient vécu –, de filets de pêche suspendus en guirlandes et de tableaux représentant des goélettes, des homards et des baleines. Sur une chaise, dans un coin, sous une énorme ancre d’acier qui semblait tout droit récupérée d’un chalutier, Graham la reconnut. Ou, plutôt, ses cheveux noirs retenus par une queue-de-cheval dans la nuque. Tout autour d’elle, les autres tables étaient libres. Il fut secrètement reconnaissant à Joe d’avoir dégagé le périmètre. Il n’y avait rien de pire que d’essayer d’avoir une conversation intime dans le crépitement des portables qu’on brandissait dans tous les sens pour le photographier.

Joe agita la main vers la table, au cas où il ne l’aurait pas vue, et se dirigea vers les cuisines. Soudain pris de doute, Graham demeura dans l’entrée, cloué sur place. Ce n’était pas tant qu’il était déçu. Comment aurait-il pu l’être ? Elle était carrément jolie, personne n’aurait pu dire le contraire. Seulement, depuis qu’il était sorti de la boutique du glacier, cet après-midi, il n’avait cessé de s’interroger : après tout ce temps, tous ces mails, est-ce qu’il ne devrait pas être plus enthousiaste ? Est-ce qu’il ne devrait pas être excité comme une puce ? Est-ce qu’il ne devrait pas être… n’importe quoi, mais quelque chose !

Peut-être qu’on lui avait fait lire trop de scripts où tout est bien qui finit bien ? Peut-être que ça faisait déjà trop longtemps qu’il traînait à Hollywood ? Il n’avait jamais été amoureux avant, alors il ne savait pas vraiment à quoi s’attendre. Peut-être que c’était comme ça que ça se passait : on entamait une conversation longue distance avec une fille, on prenait plaisir à discuter avec elle plus qu’avec n’importe qui, et puis on se pointait, elle était canon et on pouvait s’estimer heureux. Point barre.

Mais quand même. Ça ne pouvait pas se limiter à ça, si ? Il aurait cru que, quand il la verrait, ça lui ferait plus d’effet. Tous ces clichés hollywoodiens n’étaient pas des clichés pour rien, si ? Il était censé ressentir un truc exceptionnel, non ? Comme un coup de poing à l’estomac.

Pourtant, il était là, dans ce restaurant, s’avançant vers sa table avec une curieuse sensation : une sensation de vide. Quand elle se retourna et que leurs regards se croisèrent, il n’y eut ni étoile, ni feu d’artifice, ni rien du tout.

Ils étaient juste en train de se dévisager, avec la même gêne parce qu’un peu nerveux tous les deux.

— Merci d’être venue, parvint-il cependant à articuler, en prenant place en face d’elle.

À peine s’était-il assis qu’il s’en rendit compte : il aurait dû au moins lui faire la bise. Mais il était déjà trop tard. Il déplia sa serviette et la regarda, essayant de faire correspondre la fille qui se trouvait devant lui avec celle qui lui avait dépeint dans ses mails son amour pour la poésie.

— Pas trop de problèmes avec les photographes ? lui demanda-t-elle, d’une voix légèrement tremblante.

Il voyait bien qu’elle était anxieuse, mais il ne savait pas quoi faire pour détendre l’atmosphère. Au début, quand son visage avait commencé à faire la couverture des magazines, lorsqu’il était sorti avec des filles à L.A., il avait bien tenté de les mettre à l’aise en leur disant de ne pas être aussi tendues. Mais ça avait toujours eu l’effet inverse : elles n’en avaient balbutié que davantage, leur voix déraillant plus que jamais, tandis qu’elles devenaient juste de plus en plus rouges et de plus en plus gênées. Il la vit jouer avec son bracelet, manifestement incapable de tenir en place.

— Ils n’ont pas été trop pénibles, lui répondit-il. Rien à voir avec ceux de L.A.

— J’imagine…

Il prit le menu pour se donner une contenance, pendant qu’il cherchait de quelle façon il pourrait bien changer de sujet. Il ne savait pas trop comment lui dire qu’il était celui avec qui elle correspondait depuis tous ces mois. Et s’il lui donnait un indice ? S’il lui parlait de sa mère ou de son chien ? S’il mentionnait une conversation qu’ils avaient eue à propos de… n’importe quoi… un truc plus évident qu’un parfum de glace, en tout cas, comme ses virées au Québec quand elle était petite, ou son exposé de fin d’année sur la poésie irlandaise ?

Il commençait à avoir les mains moites à force de se triturer les méninges pour passer en revue toutes les allusions possibles. Il s’était imaginé qu’une fois assis en face d’elle, les mots viendraient tout seuls et que la vérité se ferait jour naturellement. Mais, maintenant qu’il y était, c’était comme si quelque chose le retenait. Il laissa son regard errer dans le restaurant et s’essuya le front.

— Alors, qu’est-ce qu’ils ont de bon, ici ? Du homard ? plaisanta-t-il.

— Eh bien, oui, lui répondit-elle, en s’éclaircissant la gorge. C’est la spécialité de la maison.

Il leva les yeux vers elle et lui adressa un petit sourire contraint.

— C’était une blague, lui expliqua-t-il. (Il s’en voulut aussitôt en la voyant piquer un fard magistral.) Je crois que je vais prendre le plateau de fruits de mer.

— Alors, est-ce que tu es déjà venu dans le Maine ? le relança-t-elle. Ou est-ce que c’est une première ?

— C’est une première. Avant que je commence à faire du cinéma, je n’avais jamais quitté la Côte Ouest.

— Ouah ! Moi, je ne suis jamais allée en Californie.

— Tu as toujours vécu ici ?

C’était une perche qu’il lui tendait : il connaissait déjà la réponse. Elle était née à Washington et avait emménagé ici quand elle était petite.

— Oui.

Il releva brusquement la tête.

— Mes parents aussi, renchérit-elle. Et mes grands-parents. C’est un genre de tradition familiale, cette ville.

Il s’accouda sur la table.

— Vraiment ? Toute ta vie ?

— Han han.

Elle coula vers lui un coup d’œil incertain.

Avant qu’il n’ait le temps d’en dire plus, le serveur arriva avec un cocktail de crevettes.

— Avec les compliments du chef, déclara-t-il, en posant les coupelles sur la table.

— Merci, lui répondit Graham.

La réaction du serveur – un grand échalas aux cheveux blonds frisés et au nez busqué – le surprit : au lieu de s’en aller aussitôt, il s’attarda comme s’il attendait quelque chose et lui lança un regard menaçant.

— C’est ça, oui, marmonna-t-il, en faisant un effort manifeste pour jouer les gros durs, alors que sa voix chevrotait un peu. (Il se retourna vers le bar pour s’en aller, mais pas assez vite pour que les paroles qui tombèrent de sa bouche à ce moment-là ne soient parfaitement audibles.) En fait, c’est pour Quinn.

Même après son départ, Graham se prit à regarder toujours fixement son invitée. Interloqué, les sourcils froncés, il essayait de savoir quelle question il allait poser en premier.

— Ne fais pas attention, lui dit-elle cependant. C’est souvent comme ça, dans les petites villes. Tout le monde se connaît et, quand on grandit avec ces types, ils peuvent se montrer un peu trop protecteurs, par mom… ments… (Elle laissa sa phrase en suspens en remarquant son expression.) Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tu es… (Il s’interrompit, secoua la tête.) Je veux dire…

— Quoi ? lui demanda-t-elle, de plus en plus déroutée.

— Quinn ? parvint-il enfin à articuler.

— Oui ?

— Tu t’appelles Quinn ?

— Euh… oui. (Et puis elle sembla avoir comme un déclic et se frappa le front.) Oh non ! Ne me dis pas que je ne me suis jamais présentée ? Je n’arrive pas à le croire. Je suis trop trop désolée.

Le visage de Graham reflétait la même confusion. Il essayait toujours de comprendre ce qui se passait.

— Mais sur ton tee-shirt… le tee-shirt que tu portais cet après-midi…

Une fois de plus, il put voir la lumière se faire dans son esprit.

— Ah ! ça y est, j’y suis.

Il attendit la suite en silence.

— J’ai eu un petit accident avec un milk-shake au chocolat juste avant que tu arrives, lui expliqua-t-elle, en mimant une explosion. Alors, j’ai emprunté celui de ma copine Ellie.

Ce prénom, à lui seul, quand elle le prononça, lui fit l’effet d’une décharge électrique. Quelque chose de physique. Comme s’il le frappait en pleine poitrine.

— Tu n’es pas Ellie, alors ?

Elle rit.

— Non, je suis Quinn.

— Donc, on ne s’est pas envoyé des mails ?

À elle d’être perdue, maintenant.

— Euh… non…

Graham secouait la tête en un incessant va-et-vient, bien conscient du mouvement, mais incapable de s’arrêter.

— Tu n’es pas Ellie O’Neill, répéta-t-il.

Elle acquiesça une fois de plus.

— Et on n’a jamais eu de relation.

— Hein ? Non. Pourquoi on… ? Attends un peu. Est-ce que ça voudrait dire que tu as eu une relation avec… (Elle laissa échappé un petit rire sec.) Tu as eu une relation avec Ellie ? s’étrangla-t-elle.

— Oui, lui répondit Graham, un sourire jusqu’aux oreilles, à présent. Écoute, je suis désolé pour ce quiproquo. Non, vraiment. Je comprends que ça te semble très bizarre.

Quinn le dévisageait, bouche bée.

— Toi et Ellie !

Il opina du bonnet, avant de se ressaisir brusquement et de secouer la tête avec virulence.

— Non, non, pas exactement, se corrigea-t-il. On ne s’est jamais rencontrés, je veux dire. Forcément.

— Mais je croyais que tu venais de dire que…

— On s’est juste envoyé des mails. Alors, je ne la connais pas vraiment, lui expliqua-t-il, avant d’ajouter précipitamment : mais j’en meurs d’envie.

— C’est n’importe quoi, commenta Quinn, en se laissant retomber sur le dossier de sa chaise. Je ne comprends strictement rien à ce qui se passe, là.

Quand le serveur réapparut pour débarrasser leurs coupelles, aucun d’eux n’avait touché à la moindre crevette. Il balança à Graham un regard aussi menaçant que le premier et fit volte-face. Quand il se fut éloigné, Quinn se pencha en avant.

— Alors, comme ça, Ellie et toi, vous avez correspondu par mails ? reprit-elle d’un ton dégagé.

Graham hocha la tête.

— Je suis tombé sur elle par hasard, il y a quelques mois, et on a commencé à s’écrire. C’est un de ces trucs qui arrivent… comme ça.

Elle scrutait son visage, maintenant.

— Et, aujourd’hui, te voilà.

— C’est ça. Et me voilà.

— À Henley.

— Yep. (Il hasarda un sourire incertain.) En cette belle ville de Henley, dans le Maine.

Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour faire le rapprochement. Elle écarquilla les yeux.

— Non ! C’est pour ça ?

— Pour ça quoi ?

— C’est pour ça qu’on tourne un film ici cet été ?

Il s’efforça de ne pas avoir l’air trop bête et haussa les épaules en répondant :

— Si on veut.

— Tu es venu ici pour la rencontrer ? s’exclama Quinn, de plus en plus incrédule. (Elle avait l’air d’halluciner. Quand il opina encore une fois, elle secoua la tête. Elle semblait avoir du mal à intégrer tout ça.) Ouah ! souffla-t-elle, comme pour elle-même. Ouah ! (Elle prit son verre d’eau, mais ne le porta pas à ses lèvres.) J’arrive pas à croire qu’elle me l’ait pas dit. Tout ce temps, elle copinait par mail avec Graham Larkin – rien que ça – et elle m’en parle même pas. (Elle ferma les yeux, comme accablée, pour les rouvrir tout aussitôt.) Et la voilà qui fait celle qu’en a rien à cirer que tu sois en ville, en plus !

Le sourire de Graham s’évanouit. Il se racla la gorge.

— Eh bien, pour être honnête, elle ne sait pas que c’est à moi qu’elle écrit, avoua-t-il, percevant parfaitement la petite intonation défensive dans sa voix.

Il prit son propre verre d’eau et en vida la moitié d’un trait.

Quinn laissa échapper un petit soupir, puis leva les yeux pour croiser son regard par-dessus le rebord de son verre.

— Tu l’as sans doute déjà vue. Elle sortait de chez Sprinkles au moment où tu y entrais. C’est une grande fille élancée. Une rousse ?

Il en eut un coup au cœur. Il abaissa lentement son verre, en repensant à la fille aux yeux verts, celle qui l’avait toisé, d’abord avec un air réprobateur, et puis avec une sorte de demi-sourire franchement hésitant.

— Oui, je crois que je l’ai vue, c’est vrai. (Il sentit, malgré lui, son regard se diriger vers la porte et se força à reporter son attention sur son invitée.) C’est cool, lâcha-t-il négligemment, en étirant le cou pour chercher le serveur et en reprenant le menu. Je vais voir si je peux la trouver demain.

De l’autre côté de la table, Quinn l’observait. Il sentait son regard perçant braqué sur lui. Au bout d’un moment, il abaissa son menu et releva les yeux vers elle.

— Vas-y, lui dit-elle.

Il haussa les sourcils.

— « Vas-y » où ?

Il avait beau veiller à garder son calme et à prendre un ton neutre.

Mais, quand les caméras ne tournaient pas, il faisait un piètre menteur, et il savait qu’elle n’était pas dupe.

— Va la retrouver, insista Quinn, avec un petit sourire en coin. Tu as déjà fait tout ce chemin et je ne vais quand même pas t’obliger à endurer un dîner entier, assis bien gentiment en face de moi.

— Non, non, protesta – faiblement – Graham. Je passe un excellent moment en ta compagnie.

Elle roula des yeux comme des billes.

— Non, franchement, c’est bon, lui assura-t-elle, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule au serveur qui s’attardait toujours à l’entrée des cuisines. Je vais dire à Devon de dîner avec moi. Et je vais te laisser payer quand même, ajouta-t-elle, en lui faisant un clin d’œil.

Il éclata de rire.

— Tu es sûre ?

— Certaine.

Alors, avant qu’aucun d’eux n’ait le temps de changer d’avis, Graham tira une poignée de billets de son portefeuille, les posa sur la table et se leva.

— Elle est sans doute chez elle, à cette heure-là, lui précisa Quinn, en pointant du doigt la fenêtre qui se trouvait derrière lui et par laquelle on apercevait la rue principale du bourg – qui semblait s’être endormi avec la tombée de la nuit. C’est le petit cottage jaune pratiquement à l’angle de Prospect et de Sunset Drive.

— Merci.

Et, cette fois, il pensa à lui faire la bise.

Elle lui sourit.

— Dis-lui de bien s’amuser avec mon rencard !

Juste au moment où Graham s’apprêtait à filer par la porte d’entrée, Joe apparut devant lui.

— Je les ai virés, lui annonça-t-il, en désignant la rue de la pointe du menton. Mais je suis bien sûr qu’ils rôdent encore dans le coin. Alors, si vous voulez leur fausser compagnie, je serais vous, je passerais par les cuisines.

Graham le remercia et passa vivement devant les faitouts remplis de homards et les cuisiniers en blouse blanche. Juste avant de sortir, il s’arrêta devant Devon qui l’avait regardé foncer vers les cuisines avec une expression effarée.

— Comment je peux aller à l’angle de Prospect et de Sunset Drive ?

— Descendez la rue principale et tournez à gauche dans Prospect, lui indiqua-t-il, un peu déboussolé. Vous tomberez dessus.

— Merci, vieux, lui répondit Graham, en lui donnant une petite tape fraternelle sur l’épaule, avant de pousser la porte. (Il tourna une dernière fois la tête vers la salle de restaurant.) Elle est tout à toi.

Le ciel s’obscurcissait au-dessus de la mer, plongeant tout ce qui l’entourait dans un dégradé de bleu. Un petit vent d’est souleva les cheveux qui lui tombaient sur le front. À peine dehors, il inspira à pleins poumons une grande goulée d’air marin. Il se sentait le pied léger en se mettant en route, porté comme il l’était par la chose la plus rare qui soit : la perspective d’une seconde chance. Sur son passage, les lumières s’allumaient une à une derrière les fenêtres des vieilles maisons et des Bed and Breakfast. Pendant ce temps, il pensait à la fille aux cheveux roux qu’il avait juste croisée, quelques heures plus tôt, à cette façon qu’avaient eue ses yeux de s’attarder sur lui, avec cette étrange intensité dans le regard, et son cœur se mit à cogner au rythme de ses pas, le propulsant jusqu’en haut de la rue avec un regain d’énergie.

Quand il aperçut la plaque qui indiquait « Sunset Drive », il ralentit et se mit à examiner les maisons. Pas évident de discerner les blanches des jaunes dans la pénombre. Mais, quand il approcha d’un petit cottage typique de style colonial, il aperçut de la lumière sur la terrasse et, avant même de pouvoir identifier la couleur des murs de bardeaux, il remarqua la fille assise sur la balancelle et comprit qu’il était arrivé.

Comme il remontait l’allée, elle leva les yeux de son livre. Assaillie d’insectes vrombissants, la lampe au-dessus d’elle faisait ce qu’elle pouvait pour repousser l’obscurité, mais elle n’éclairait pas beaucoup. Quand il s’arrêta, la fille pointa le menton, étirant le cou, et, à l’expression incertaine de son regard, il comprit que, pour elle, il était juste une ombre, à peine une silhouette.

En revanche, de l’endroit où il se trouvait, il la voyait parfaitement : ses cheveux roux ondulés, son maxi tee-shirt avec un homard hilare sur le devant, la façon qu’elle avait de ramasser ses jambes sous elle pour se pelotonner dans la balancelle, et même les taches de rousseur sur son nez. Il la voyait parfaitement, oui. Et c’était exactement comme il l’avait imaginé : comme un coup de poing à l’estomac.