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Au matin, c’était comme s’il ne s’était rien passé : la fanfare, le feu d’artifice, la kermesse, le pique-nique géant… tout avait disparu. Graham se dirigeait vers le plateau de tournage sous un ciel orange et la place était exactement comme d’habitude : déserte, tranquille et mouillée de rosée. Un simple carré de pelouse posé au milieu du bourg. Pas de gobelets en carton que le vent s’amuserait à faire valdinguer, pas de pétards ou de cierges magiques calcinés sur les trottoirs, à peine quelques rectangles d’herbe aplatie, là où les couvertures avaient été étalées pour former cet énorme patchwork éphémère.

Graham but une gorgée du café qu’il avait pris dans le hall de l’hôtel, en faisant attention à ne pas en renverser, alors que la rue entamait sa plongée vers la mer. Un peu plus loin devant, il aperçut Mick qui traversait la chaussée. Mal rasé, la mine fatiguée, ce dernier tenait à la main un gobelet qui faisait au moins deux fois le sien.

— Tiens, tiens ! Ne serait-ce pas là notre champion poids plume ? lança Mick, s’arrêtant pour l’attendre.

Graham tendait déjà le dos, se préparant à ce qui allait suivre. Mais, bizarrement, Mick ne semblait pas en colère. Il avait même plutôt envie de rire, apparemment.

— C’est toujours ceux qui ne font pas de bruit, hein ? ironisa le cinéaste en secouant la tête. Mais, d’après ce que j’ai lu, tu as eu, et le méchant, et la fille du même coup. Jolie droite !

— Je suis carrément désolé, Mick. Je ne voulais pas bousiller le…

Mick balaya négligemment ses excuses de la main, tout en descendant la côte avec lui.

— Pas de souci. J’ai déjà parlé à Harry ce matin. Ce type est un vrai magicien : si problème il y avait, il s’est volatilisé.

Graham le dévisagea.

— Comment ça ?

— Je viens de te le dire. C’est magique. Il a complètement retourné la situation. Et je crois qu’il n’a même pas eu besoin des avocats.

Pour la première fois en deux jours, Graham sentit ses mâchoires se desserrer. Il poussa un profond soupir de soulagement.

— Mais tout ce battage ? Ça ne peut pas être très bon pour…

— Première règle dans ce business : la pub, c’est toujours bon à quelque chose. Sans compter que ça ne fait jamais de mal quand le jeune premier écorne un peu son image pour jouer les rebelles.

Graham regarda sa main. Elle l’élançait toujours.

— J’imagine… Mais je suis vraiment désolé. Vraiment.

Mick soupira.

— Deux minutes, Larkin.

— Quoi ?

— Deux minutes avec toi, il n’en faut pas plus pour casser ta nouvelle image. Vous parlez d’un rebelle !

— Désolé.

Mick leva les yeux au ciel.

— Écoute, tant que nous réussirons à obtenir de toi cette énergie-là sur le plateau, nous nous en sortirons, lui assura le jeune cinéaste, en lui donnant une petite tape dans le dos, avant de filer vers la cantine.

Le premier assistant faisait déjà signe à Graham pour le diriger vers le camion du maquillage. On sentait comme une sorte de pression, sur le tournage, aujourd’hui. Tout le monde s’activait pour que ces ultimes scènes soient bouclées dans les temps, et l’agitation qui régnait sur le plateau évoquait celle du dernier jour de colo. Lundi, ils se retrouveraient tous à L.A. – il restait encore quinze jours de tournage là-bas –, mais ça sentait quand même la fin. Et, comme toute fin, c’était un étrange mélange d’excitation et de nostalgie.

Graham était déjà assis dans un fauteuil de toile, une femme armée d’une houppette penchée au-dessus de lui – laquelle considérait son coup de soleil sur le nez avec une moue dégoûtée –, quand il aperçut son agent qui traversait le plateau. Harry était au téléphone et faisait de grands gestes. Le dos voûté, le pas traînant, il semblait porter toute la fatigue du monde sur ses épaules. Lorsqu’il l’aperçut cependant, son visage s’illumina. Il lui sourit, ne s’interrompant que le temps de lever le pouce pour le rassurer. Comme Graham quittait son fauteuil, Harry lui fit signe de se rasseoir avant de désigner son portable. Il s’attarda encore un instant, un même rayonnant sourire aux lèvres, leva une nouvelle fois le pouce, et poursuivit son chemin.

Entretemps, Olivia s’était installée à côté de Graham – qui éternua quand on lui repoudra le visage. La maquilleuse recula en fronçant les sourcils, puis se remit à l’ouvrage en secouant la tête d’un air réprobateur.

— J’ai entendu dire qu’il t’avait tiré d’affaire, lança Olivia, en agitant la main vers Harry, qui venait de disparaître derrière un des camions de la production. Même moi, je dois reconnaître que c’est un tour de force. Impressionnant. Il a réussi à te faire passer pour un genre de héros défendant l’amour de sa vie des gros vilains paparazzi. (Elle haussa les sourcils.) Pas mal.

— Je le paie assez cher pour ça, lui rétorqua Graham, avec un petit sourire goguenard.

— Tu crois qu’il a encore une petite place dans son écurie ?

— Personne n’a assez de place pour toi, railla-t-il.

— En tout cas, on peut dire que tu as fait les gros titres, lui répliqua-t-elle, en roulant des yeux comme des billes – mais il perçut une pointe d’admiration dans sa voix. Ta petite amie aussi. J’ai l’impression que cet endroit est un monde parallèle où c’est toi qui monopolises l’attention : la quatrième dimension !

— Ne t’inquiète pas, la rassura Graham en riant. Dans quelques jours, tu seras de retour dans ton habitat naturel : tes boîtes habituelles.

— Et toi, tu seras de retour auprès de ton petit copain… avec quatre pattes et un groin.

— Oui, bon, mais si tu as besoin de quelques tuyaux pour te faire mousser dans les médias en attendant…, je serais ravi de te donner un petit coup de main.

— Ta technique laisse un peu à désirer.

Mais il voyait bien que ça l’amusait. Et, quand la maquilleuse recula pour admirer son œuvre, il inspira avec bonheur. Autour d’eux, l’équipe du film s’agitait pour préparer la scène prévue au programme et cette activité bourdonnante semblait annoncer une journée prometteuse. C’était toujours dans ces moments-là, loin des fans, avant que les caméras ne se braquent sur lui, qu’il sentait cette étrange énergie lui courir dans les veines. Il savait alors, sans l’ombre d’un doute, que ce serait une bonne journée.

En quittant le maquillage pour rejoindre Mick qui l’attendait, Graham leva les yeux. Le ciel était pâle et moucheté d’oiseaux : une sorte de négatif de celui d’hier pendant le feu d’artifice. Il se prit alors à repenser à la soirée de la veille. Il s’était trouvé pile au même endroit, à regarder une flopée de mômes qui slalomaient à travers la foule, agitant leurs bâtons crépitant d’étincelles comme des baguettes magiques.

Ce 4 Juillet à Henley ressemblait très exactement à ce qu’il s’était imaginé : exactement comme celui de son enfance, là où il avait grandi. Il avait pourtant eu envie de s’éloigner, juste envie de se mettre à marcher et de voir où ça le mènerait. Après cette longue journée vagabonde, de balade en bateau en trajets de bus, il lui paraissait logique d’achever son séjour à Henley en laissant le hasard guider ses pas, vers le nord ou vers le sud, vers la terre ou vers la mer, jusqu’à ce qu’il se perde pour de bon.

Quand les musiciens avaient posé leurs instruments, il y avait eu un moment de flottement. Un silence plein d’expectative s’était abattu sur la foule. Planté sur le trottoir, Graham avait levé les yeux – bien qu’il n’y ait rien eu à voir encore que le faible scintillement des étoiles. La vibration dans sa main lui avait fait baisser la tête. Il avait attrapé son portable au moment de passer la porte de sa chambre, mais il n’avait pu se résoudre à rappeler tous ceux qui lui avaient laissé un message. Il n’était simplement pas d’humeur à parler à des avocats, des agents ou des attachés de presse. Pas maintenant. C’étaient des trucs de L.A., ça. Or, pour l’instant du moins, il était toujours à Henley.

Il s‘apprêtait à couper son téléphone, lorsqu’il s’était aperçu que c’était sa mère.

— Bonsoir, avait-il dit, en collant l’appareil à son oreille.

Il avait déjà répondu quand l’idée lui était venue : et si elle l’appelait parce qu’elle l’avait vu aux infos… Il n’y avait même pas songé deux secondes. Dans son esprit, il ne pouvait y avoir plus opposées que sa mère et sa carrière d’acteur. C’étaient deux aspects si compartimentés de sa vie que vouloir les associer dans la même pensée, c’était un peu comme tenter de regarder en même temps deux trucs très éloignés : on finit par loucher.

— Bonsoir, lui avait-elle répondu.

Il y avait eu des chuchotements, et puis elle avait ajouté :

— Ne quitte pas.

Il avait alors commencé à se diriger vers cet océan de couvertures qui transformaient la place en un gigantesque damier coloré. Il n’avait rien à craindre : il faisait trop sombre pour que les gens puissent le reconnaître, quoique certains l’aient suivi du regard en plissant les yeux d’un air soupçonneux. Au téléphone, il avait entendu des rires et une sorte de tapotement. Tous les bruits s’étaient soudain trouvés amplifiés : elle avait mis le haut-parleur.

— Ton père est là aussi, lui avait-elle annoncé.

En s’asseyant sur l’herbe humide, tout au bout de la pelouse, il avait plaqué la main sur son oreille gauche pour mieux entendre.

— Tout va bien ? avait-il demandé.

Il n’était pas très sûr de vouloir connaître la réponse. Mais, à sa grande surprise, sa mère avait ri de plus belle.

— Il y a un feu d’artifice ? avait-elle à moitié hurlé pour couvrir le bruit de fond : le barbecue des voisins, sans doute.

Il se représentait la scène : son père dans son éternel polo bleu et sa mère arborant un tee-shirt à rayures rouges et blanches, tous deux blottis autour du téléphone.

— Où ça ? avait demandé Graham, dérouté. De votre côté ?

— Non, avait répondu son père. Du tien. Nous avons regardé ce matin à quelle heure le soleil se couchait dans le Maine. Le feu d’artifice a-t-il déjà commencé ?

— Pas encore. (Au moment même où il prononçait ces mots, la première fusée jaillissait au-dessus de sa tête comme une comète.) Ah ! Si, en fait. Ça vient de commencer.

— Il ne débutera pas avant quelques heures, ici, l’avait informé sa mère. Mais nous voulions le regarder avec toi.

Ne sachant trop quoi dire, Graham avait souri. Imaginer qu’ils avaient cherché l’heure du coucher de soleil dans le Maine, qu’ils avaient attendu qu’il fasse nuit, puis qu’ils s’étaient discrètement éclipsés pour l’appeler… Il s’y attendait si peu qu’il n’avait pas su quoi répondre.

— Tu te souviens l’année où nous y avons assisté dans le parc ? lui avait rappelé son père. Tu t’étais brûlé le doigt avec une bougie antimoustiques.

Graham s’était marré.

— Tu te rappelles la fois où on l’a vu sur la plage ?

— Celle où ton père a laissé tomber la pastèque sur les rochers ? avait gloussé sa mère.

— Hé ! s’était insurgé son père. (Mais il se bidonnait.) Cette mouette avait fondu sur moi par surprise.

Dans le ciel, deux autres fusées avaient décollé avec un grésillement sonore, chacune d’une couleur différente.

— Je voudrais bien que vous soyez là, leur avait alors confié Graham à voix basse.

Mais rien que ça, rien que leur respiration étouffée à l’autre bout du fil lui avait fait du bien. Il avait regardé les explosions multicolores se succéder, toutes avec une sorte d’écho qui leur était associé dans sa mémoire : le souvenir de celles qu’ils avaient vues par le passé, toutes ces fois où ils avaient regardé le feu d’artifice ensemble, en famille.

Il s’était éclairci la voix.

— Ces derniers jours, ça a été…

— Nous sommes au courant, l’avait coupé sa mère. Nous avons essayé de t’appeler plus tôt, quand nous avons vu les journaux.

— Je suis désolé, avait-il murmuré. J’ai seulement…

— Ces types sont de véritables vautours, l’avait alors interrompu son père, de ce même ton qu’il prenait pour parler politique ou base-ball. Ils ne l’ont pas volé.

— Merci. Mais je ne suis pas très fier de moi.

— Tu travailles trop, était intervenue sa mère. Tous ces tournages. Et puis, à peine seras-tu rentré que tu auras encore toutes ces scènes d’intérieur, sans parler de la tournée de promotion qui s’annonce…

Il avait ri.

— Comment vous savez tout ça ?

— Nous nous sommes abonnés à Variety, lui avait répondu sa mère, une petite pointe de satisfaction dans la voix. Et au Hollywood Reporter.

— Non ?

Il avait du mal à imaginer sa mère épluchant les potins du show business.

— Mais naturellement, lui avait-elle rétorqué comme si ça coulait de source. Nous aimons savoir ce que tu fais.

— Et il est toujours instructif de suivre l’évolution du monde de la pellicule colorisée, avait plaisanté son père.

Graham s’était esclaffé.

— On appelle ça des films, tu sais ?

— Des films colorisés, alors, avait concédé son père. Ton nom a beaucoup circulé récemment. On parle de toi pour toutes sortes de rôles intéressants…

— Il ne faut pas croire ce qu’on raconte. Je n’ai toujours pas décidé ce que j’allais faire après.

— Eh bien, moi, je crois que tu serais bon dans n’importe quoi, lui avait assuré sa mère. Tu te souviens de lui dans Blanches colombes et vilains messieurs ? Il était excellent, avait-elle alors ajouté à l’intention de son mari, qui s’était empressé d’acquiescer d’un grognement approbateur. Nous sommes tellement fiers de toi.

Il avait eu du mal à avaler sa salive.

— Merci, maman.

— Quand rentres-tu exactement ?

— Après-demain, avait-il répondu, sans quitter le ciel des yeux. Ça a passé vite.

— Et, sinon, c’était bien ?

Il avait hoché la tête, même s’il savait qu’ils ne pouvaient pas le voir. Mais il avait été surpris de sentir sa gorge se serrer à la perspective de quitter Henley et il s’était empressé de refouler cette bouffée d’émotion d’un battement de paupières.

— Han han. Vraiment bien.

— J’ai fait une tarte au citron vert meringuée aujourd’hui, lui avait alors annoncé sa mère. Je t’en garde une part. Alors, il faudra que tu viennes nous voir à ton retour.

— OK, je passerai.

— Tu sembles avoir besoin d’un petit break, lui avait dit son père. Nous devrions aller faire quelque chose ensemble ce week-end. Tu travailles dimanche ? Nous pourrions peut-être aller au bowling ou assister à un match de base-ball…

En explosant, une fusée avait dessiné une étoile géante qui s’était attardée, comme gravée dans le ciel.

— Ou pêcher, avait-il suggéré.

Son père avait laissé échapper un petit ricanement indulgent.

— Il me semble que cela fait un moment que nous n’avons pas retenté notre chance, avait-il commenté. Nous n’en avions pas eu beaucoup, la dernière fois.

— Mais si, avait protesté Graham, soudain alerté par une sorte de picotement dans la nuque. (Il s’était à moitié retourné et, quand les formes noires, sur la couverture voisine, avaient commencé à se préciser, il avait été étonné de reconnaître Ellie. Il avait repositionné son portable, les mains soudain moites.) On en a pris une tonne, tu te rappelles ?

Assise à côté d’elle, Mme O’Neill lui parlait en faisant de grands gestes. Pendant ce temps, son père continuait à évoquer leur fameuse partie de pêche, tandis que le feu d’artifice explosait au-dessus de sa tête, rivalisant avec les flonflons de l’orchestre.

Mais Graham était resté hypnotisé, les yeux rivés sur elle. Et c’était comme si un grand silence était tombé entre eux, comme si plus rien ni personne n’existait autour d’eux.

— Nous étions sur le point de renoncer, poursuivait son père. Nous n’avions pas eu une seule touche. Il avait fallu attendre le tout dernier jour.

Graham avait souri et, sans quitter Ellie des yeux, il avait dit :

— C’est le seul qui compte.