Il faisait une chaleur à ne pas bouger un cil et, une fois la déco des vitrines terminée, Ellie tira un tabouret pour aller s’asseoir devant le ventilo – qui, hélas, ne servait qu’à brasser l’air moite du magasin comme une soupe dans son chaudron. Les rares clients qui avaient eu le courage de s’aventurer jusque-là étaient repartis avant d’avoir fait deux pas à l’intérieur, la touffeur de l’endroit se révélant encore plus insupportable que la fournaise des rues brûlées par le soleil.
Finalement, vers quatorze heures, sa mère capitula.
— J’ai l’impression d’être en train de cuire, soupira-t-elle, en se levant. Allez, on ferme et on débarrasse le plancher.
— Mais où veux-tu qu’on aille ? protesta mollement Ellie, s’adressant au ventilateur qui fit résonner sa voix.
Elle connaissait déjà la réponse, pourtant. Elles iraient là où elles allaient toujours.
Une demi-heure plus tard, elles étaient en route pour la plage. Pas celle du bourg, où tous les touristes allaient se dorer la pilule sur les rochers comme une colonie de phoques échoués. Ni celle du mini-club, avec ses maîtres nageurs et ses zones de baignade bien délimitées. Ni même la plage de sable abritée derrière la jetée des pêcheurs.
Non, elles se rendirent à la crique.
Après avoir accroché une pancarte à la porte du magasin (« Cuites à point. Revenez demain »), elles étaient passées à la maison enfiler leurs maillots de bain, prendre des serviettes, récupérer le chien, et se dirigeaient maintenant vers la petite anse qui se trouvait en bas de la côte, pas très loin, une crique si tranquille, si isolée, qu’elles avaient fini par la considérer comme leur plage privée. Depuis qu’Ellie était toute gamine, c’était toujours là qu’elles s’étaient réfugiées, armées de crème solaire et de serviettes, l’été, de cidre et de couvertures, l’hiver. Elles ne comptaient plus les après-midi passés à marcher dans les vagues, à ramasser des galets, à observer les oiseaux. C’était leur plage et, avant qu’elle n’y ait donné rendez-vous à Graham quelques semaines plus tôt, Ellie n’y avait jamais amené personne. Pas même Quinn.
Tandis qu’elles descendaient vers le rivage, elle se prit à scruter cailloux et coquillages. Mais pouvait-on vraiment dénicher plus d’un cœur sur une si petite plage ? Sa mère était en train d’étaler les serviettes à leur place habituelle et, jouant les bravaches, Bagel s’était déjà jeté à l’eau, pour en ressortir tout aussitôt, chassé par la plus pathétique des vaguelettes.
Ellie envoya valser ses tongs et alla patauger dans l’eau froide jusqu’aux genoux. Les pieds gelés et les épaules chauffées par le soleil, elle rejeta la tête en arrière et ferma les yeux avec un frisson de plaisir. Déjà, les événements de la matinée étaient emportés par le ressac.
— Trois longues semaines ! soupira sa mère, en venant la rejoindre. Ça va me manquer.
Ellie n’eut pas besoin de lui demander de quoi elle voulait parler. De toute sa vie, elle n’était jamais partie plus de quelques jours, et sa mère croyait toujours qu’elle allait bientôt la quitter pour suivre ce stage de poésie grâce à une bourse qui n’existait pas. Mais il n’y avait pas que ça. C’était sa façon à elle de se préparer à quelque chose de bien plus long encore. Lorsque sa mère la conduirait à Boston et la laisserait dans ce grand dortoir vide, ce ne serait que la répétition de ce qui l’attendait l’année prochaine, quand elle entrerait à l’université pour de vrai. Alors, ce petit séjour, en plein mois d’août, c’était comme le début de la fin : le point de départ de leur dernière année ensemble.
Elle comprenait donc parfaitement ce que sa mère entendait par ce « Trois longues semaines ! » et elle voyait bien qu’elle aurait dû lui étreindre la main en lui répondant : « Je sais » ou « Tu me manqueras aussi ». Pourtant, quelque chose, au fond de son cœur, quelque chose de dur et de racorni, la poussa à garder les yeux rivés sur cette invisible ligne, là où le ciel et la mer s’épousaient.
— C’est quand même pas le bout du monde, lui balança-t-elle finalement, d’un ton cassant, implacable.
Mme O’Neill hocha la tête, le regard absent. Comment sa mère aurait-elle pu savoir ce qu’elle pensait vraiment ? Que ces trois semaines représentaient tout pour elle et qu’elle n’aurait peut-être pas de seconde chance. Elle avait économisé 624,08 $ jusqu’à présent et, si elle continuait à ce rythme, elle arriverait à peine à réunir mille dollars avant début août. Elle serait encore loin du compte et, à la seule perspective de devoir dire non, de laisser passer cette occasion unique ou même, pis encore, de devoir lui demander de l’argent, quelque chose en elle se rebellait, révulsé, quelque chose qui la désespérait, qui la rendait malheureuse et mesquine.
Sur le rivage, Bagel courait en d’incessants va-et-vient, ne comprenant pas pourquoi on l’abandonnait. Quand Ellie le siffla, il se jeta à la mer avec un petit gémissement, s’efforçant de garder le museau hors de l’eau tout en barbotant vers elles.
— Écoute, lui dit sa mère, je sais…
Mais Ellie ne voulait pas entendre la suite : elle aspira à pleins poumons et plongea. La gifle glacée fit vibrer tout son corps. Elle en claquait des dents. Entre ses paupières mi-closes, elle pouvait voir les petites pattes de Bagel qui moulinaient désespérément, tandis qu’il tournait autour d’elle, affolé. Elle poussa sur ses bras, se propulsant en avant de quelques brasses avant de refaire surface.
À sa grande surprise, sa mère se trouvait à côté d’elle, secouant la tête pour se déboucher les oreilles.
— Tu ne crois quand même pas que tu peux te débarrasser de moi comme ça ! lui lança-t-elle.
Ellie s’essuya les yeux. Le fond en pente raide s’était brusquement dérobé sous leurs pieds et elles devaient pédaler ferme pour garder la tête hors de l’eau.
— Ce n’était pas mon intention, se défendit-elle, en s’allongeant sur le dos pour faire la planche, le bruit des vagues soudain plus fort, un goût de sel sur les lèvres.
— Je sais que tu m’en veux encore pour Graham…
Ellie se tourna vers sa mère pour l’examiner en silence. De petites gouttes étaient restées accrochées à ses cils et son visage se détachait, très pâle, sur le fond bleu.
— … Tu n’étais pas très loquace, toutes ces dernières semaines, et je sais que tu ne dois pas aller très bien. Alors, je voulais te dire que j’étais désolée.
Une vague les souleva doucement et des mouettes tournoyèrent au-dessus d’elles. Gênée par la réverbération du soleil, Ellie plissa les yeux. Elle ne savait pas trop quoi répondre. C’est vrai qu’elle ne le vivait pas très bien, pour Graham. Elle estimait, pourtant, s’en être pas trop mal sortie jusqu’ici. Tant qu’elle était à distance. Mais, en le voyant aujourd’hui, en le sentant si près… C’était comme un aimant : une puissante force d’attraction, irrésistible, inéluctable. Encore maintenant, alors même qu’elle flottait entre mer et ciel sous l’œil rond du soleil, elle avait l’impression d’avoir perdu son équilibre. Ça faisait des heures qu’elle avait quitté le snack, mais quelque chose en elle, une part essentielle – trop importante pour risquer de la perdre –, était resté là-bas.
— Ça ne fait rien, finit-elle par lui répondre d’une toute petite voix. Ce n’est pas ta faute.
Sa mère soupira. Ses bras s’agitaient sous l’eau, pâles, fantomatiques.
— Il part bientôt, de toute façon, lui asséna-t-elle. Ça facilitera les choses.
Ellie ouvrit la bouche, mais se rendit compte qu’elle ne pouvait pas émettre un seul son. Sa mère avait voulu la réconforter, bien sûr, mais tout ce qu’elle y avait gagné, c’était juste une affreuse envie de pleurer.
Les paroles maternelles résonnèrent dans sa tête : « Trois longues semaines ! » C’était justement le temps qu’ils avaient perdu, le temps qui s’était écoulé depuis qu’elle avait embrassé Graham.
« Trois longues semaines ! »
Un énorme yacht croisait au large, glissant lentement, éclatant de blancheur sur le bleu miroitant de l’horizon, et Ellie se souvint de ce que disait l’article sur son père : qu’il viendrait passer le week-end à Kennebunkport avec sa famille – sans doute sur un yacht pas très différent de celui-là. Il allait probablement s’installer dans une de ces belles propriétés du front de mer, papillonnant le soir de cocktails en soirées chic, passant ses journées à pêcher avec ses deux fils, de parfaits petits blonds aux yeux bleus, certes capables de jouer les mannequins pour catalogues de mode, mais pas vraiment de décrocher un stage de poésie à Harvard, d’après ce qu’elle avait lu, même s’ils l’avaient voulu.
Elle eut du mal à avaler sa salive. C’était trop injuste ! Non tant qu’elle doive se taper toutes ces heures de boulot pour essayer de payer un stage auquel elle ne pourrait pas aller, de toute façon. Mais surtout que ce ne soit qu’un début. Après ça, il y aurait la fac : toutes ces demandes de prêt, sa mère jonglant avec les chiffres, penchée sur sa calculatrice jusqu’au milieu de la nuit. Sans compter les incessants problèmes que leur posaient l’entretien de la maison et le magasin, les sempiternelles discussions d’argent et les tiroirs débordant de bons de réduction. Autant de trucs qui n’existeraient pas, si Paul Whitman faisait encore partie de leur vie.
Quand Graham lui avait demandé combien il lui manquait, ce soir-là, elle avait pris sa question comme une balle en pleine tête. Bah ! Qu’est-ce que c’était, mille dollars, pour lui ? Probablement le pourboire qu’on laissait au « petit personnel » après une semaine de séjour dans un hôtel de luxe. Le montant des intérêts que ses placements lui rapportaient en une seule journée. De la même monnaie. Une bouchée de pain. Trois fois rien.
Mais, pour elle, c’était une somme astronomique. Ç’aurait tout aussi bien pu être dix mille dollars. Ç’aurait pu être un million.
Quand elle détacha les yeux du beau yacht blanc, elle avait la gorge nouée. Bagel avait commencé à regagner la rive et elles le regardaient toutes les deux s’éloigner, le petit losange blanc qu’il avait derrière la tête montant et descendant en cadence.
— Je crois qu’il a raison, commenta alors sa mère, en prenant la même direction. Je commence à être fatiguée. Tu rentres ?
Ellie s’immergea jusqu’aux lèvres et secoua la tête, puis s’allongea dans l’eau pour refaire la planche, ses cheveux s’étalant en halo autour d’elle.
— Pas tout de suite. Je te rejoindrai plus tard.
— D’accord, acquiesça sa mère, en se remettant à nager. Ne te laisse pas dériver.
Ellie s’abandonnait, mollement ballottée par les flots. L’eau lui chatouillait les oreilles. Au-dessus d’elle, les mouettes s’interpellaient à travers l’azur et le soleil descendait vers la plage. Elle ne savait pas trop combien de temps elle était restée là, le corps léger, porté par les vagues, en dépit de tout ce qui lui pesait en secret.
Au bout d’un moment, elle finit par se retourner sur le ventre et commença à nager vers le bord. Enveloppée dans une serviette, elle alla s’asseoir sur son rocher préféré : une avancée toute plate qui surplombait la crique comme une corniche. Elle laissa le sel sécher sur son visage, sentant la chaleur du soleil à travers ses paupières closes. Elle recroquevilla ses orteils sur le bord du rocher et referma ses bras sur ses genoux repliés. En scrutant les cailloux, en dessous d’elle, elle s’étonna de voir un petit disque plat coincé entre deux galets. Quand elle se pencha pour l’attraper, elle fut prise d’un fou rire.
C’était un clypéastre : ce qu’on appelait, dans le coin, un « dollar des sables ». Pas vraiment le genre de dollar dont elle avait besoin !
Elle l’examina dans sa paume ouverte : ses bords arrondis, l’étoile esquissée en son centre. Là-bas, un autre bateau de luxe se profilait à l’horizon et elle plissa les yeux pour le regarder glisser majestueusement sur les flots. Peu à peu, une idée commençait à se dessiner dans son esprit. Elle se redressa, son cerveau encore tout ramolli se réveillant soudain pour se mettre à analyser les différentes possibilités.
« À partir de demain, mon père ne sera plus qu’à une heure de route », se disait-elle, tout en faisant distraitement pirouetter son faux dollar dans ses mains
Mais bien sûr ! C’était lumineux. Et si évident. La plus simple idée du monde ! Là, sur ce rocher, une certitude, une conviction inébranlable – inéluctable – prenait en elle comme du ciment. Elle était tellement occupée à dénouer le fil du stratagème qui commençait à se tramer dans sa tête qu’elle ne l’entendit pas franchir le rideau d’arbres. Un bruit de pas sur les galets la fit sursauter. Elle se retourna d’un bloc. Son cœur bondit à la vue de Graham.
Il lui sourit à travers la plage. Il portait un bermuda kaki et un polo bleu qui faisait ressortir ses yeux, si clairs au milieu de tout ce gris. Il avait quelque chose dans la main. Elle était sûre que c’était un caillou en forme de cœur.
— Tu as l’air perdue dans tes pensées, lui lança-t-il.
Elle ne put s’empêcher de lui rendre son sourire.
— Salut.
Il pencha la tête en la considérant d’un air amusé.
— Tu rêvasses ou tu complotes ?
— Je complote.
Il sembla méditer cette réponse un instant avant de faire quelques pas vers elle.
— Quel que soit le plan, j’en suis.