En fusant vers le rez-de-chaussée tel un bol alimentaire indigeste le long d’un œsophage irrité, Moreno fixait les chromes écaillés de la cabine magnétique en pensant à tout le travail qui l’attendait. Il effaça un message – probablement un spam – qui venait juste d’arriver dans sa PEM, sans même le vérifier. L’antivirus de l’immeuble était censé bloquer toute intrusion, mais sa prothèse électronique mentale subissait de plus en plus souvent ce genre de désagrément. Les ascenseurs constituaient, il est vrai, un point critique qui favorisait les piratages « piquer et mettre les voiles ».
Les vidéotags dansaient devant ses yeux, en suspension dans l’air. Il manquait un chiffre à l’heure indiquée : 14 :37 :*2. Quelque chose déraillait dans le système personnalisé. Quand les portes de la cabine s’ouvrirent sur le hall en grinçant, Moreno leva les yeux et le chiffre incomplet suivit la trajectoire, s’affichant en transparence sur un ciel couleur de matelas décomposé.
Il était en retard d’une douzaine de minutes sur l’heure de son rendez-vous. Pour en connaître les raisons, cherchez la femme(1). De’ lui faisait toujours perdre la notion du temps. Mais il ferait avec.
Il franchit l’esplanade résidentielle, espace vierge sur fond de murs effondrés. Au loin, un groupe de jeunes filles en minijupe, outrancièrement maquillées pour paraître plus jeunes et sexy, se disputaient et s’insultaient pour savoir qui devait « traire le vieux du sixième ». Elles lui rappelèrent Milla. Il n’avait plus de nouvelles depuis longtemps et il eut envie de lui envoyer un message érotique, mais il réfréna son intention juste avant que le contact PEM soit activé : le devoir avant tout.
Il franchit le portail au pas de course.
Le module de divertissement avait lancé dans sa PEM un clip de Joffy Greeg, le chanteur des Rats roulants qui déclamait Radiations létales de sa gorge modifiée en se contorsionnant comme un possédé sur une cacophonie instrumentale bleue radioactive de violons thermo-ioniques. Trop démentiel pour lui. Il mit les Rats en ambiance sonore, les réduisant à une icône mentale et, encore excité par sa séance de baise, appela Delia via PEM :
— Qu’est-ce que tu fabriques, De’ ? Toujours en train de te la rincer ?
Le vidéotag de Delia s’afficha sur les immeubles noircis de l’allée Carresi, tout au bout de la rue. Dommage que cette image ne fût pas réelle, géante, imprimée sur les murs et les fenêtres de la ville. Il la recevait à travers la PEM de Delia qui contemplait ses seins dans le miroir de la salle de bains.
— Bien sûr. Rincer et désinfecter après usage. Super baise, grande désinfestation, répondit Delia dans un éclat de rire.
Moreno coupa la communication en se disant qu’il l’avait cherché. Désinfestation… Quelle idée. Il utilisait des vaccins comme tout le monde. Patchs RFID à injection intermittente, garantis pour synthétiser l’anticorps de chaque nouveau poison, germe, antigène et ARN viral, cinq minutes après son apparition à la surface du globe. Et ça lui coûtait la peau des fesses.
Autour de lui tout n’était que chaos, circulation, bruit, fumée, miasmes, signes névrotiques d’énervement et une sécheresse qui déshydratait en quelques minutes.
Sur le toit d’un immeuble, une pancarte lumineuse indiquait en temps réel les chiffres fondamentaux : le taux d’intérêt (monté en flèche ces derniers jours), l’heure, la température, les polluants atmosphériques :
TOUS LES TAUX SONT AUJOURD’HUI TRÈS EN DESSOUS DU SEUIL DE TOLÉRANCE
C’est ce qui était écrit, mais l’empoisonnement, comme les chiffres, n’était qu’une question de point de vue. Les personnes chargées des évaluations avaient sûrement dû relever le seuil critique.
— Deliaaaa ! lança Moreno via PEM à voix haute, sans activer l’image. Je n’ai pas pris mes filtres UV !
Il accéléra encore l’allure.
— Pas de chance, répondit la jeune femme. Tu ne peux pas venir les récupérer, tu dois aller à ton rendez-vous. Un jour, tu finiras par oublier tes couilles.
La fontaine des jardins continuait à couler en libérant une sorte de brumaille. Poussière ? Pas de l’eau en tout cas… Difficile à deviner. Engrais, pesticides, déchets, nitrates, amiante.
En arrivant là où la rue s’élargissait, il aperçut le bord de mer et s’apprêtait à pousser un soupir de soulagement, lorsque quelque chose l’obligea à s’arrêter.
Près de lui se dressait le Mezzomatto(2), un bazar qui proposait de tout. Gadgets, musique, holofilms, jeux électroniques, boissons étrangères et pâtisseries régionales, spectacles naïfs et prostituées diplômées.
Il y entra malgré lui, comme s’il était possédé par une autre volonté que la sienne. Sur un écran géant mural, une Javanaise nue aux formes arrondies et affublée de quatre bras, évoquant les sculptures tantriques indiennes, s’exhibait en une danse stylisée érotico-religieuse. Modification génétique, chirurgie, hologramme ? Difficile de se prononcer. Quoi qu’il en soit, elle était sexuellement irrésistible. Il se força à détourner le regard. Pas de temps à perdre !
Une pile de pseudo-sodas à l’eau de mer dessalée brillait sur un présentoir, presque-liquides, tape-dents, trous-gourmands, et surtout un nouveau style de confiserie, l’H-O-H ; les emballages écrans aux couleurs acides se contractaient rythmiquement et hurlaient dans sa PEM embrasse-moi-dévore-moi-suce-moi-achète-moi ! Sur un présentoir se détachait le kit Re-Fais-Toi, qui permettait – c’est ce que prétendait la pub – de se remodeler à volonté les os du visage. Un procédé efficace en deux semaines, garanti sans risques, trente mille euros payables par émission d’obligations personnelles vicennales au taux d’intérêt du jour. Moreno détailla le kit avec désir. Il avait plutôt une bonne opinion de lui-même : il n’avait jamais eu de problèmes de séduction. Mais il aurait bien aimé ressembler à Leos Krnek, le polyartiste adulé par les foules. Il remarqua un peu plus loin un petit objet lumineux inconnu affichant l’inscription mobile :
HARDLIFE SE SOUVIENT : POUR TOI QUI AS LE VIE DIFFICILE !
Moreno ne comprit pas pourquoi, au lieu de glisser sa carte dans la fente (par exemple) du Re-Fais-Toi, il opta pour le Hardlife. Mais c’était une offre promo, il en avait absolument besoin et ça ne coûtait que six mille euros, obligations personnelles et tutti quanti. Il écouta avec délice le bruissement de l’emballage qui roulait vers la trappe de récupération, tendit automatiquement la main et récupéra une boîte munie d’un joli nœud qui lui disait d’une voix espiègle : utilise-moi ! prends-moi ! utilise-moi ! prends-moi !…
Il sortit.
Il resta un instant hébété, le paquet à la main : pourquoi avait-il dépensé tout ce fric ? Un virus ? Capable de rester silencieux dans sa PEM et de s’activer à proximité de certains produits ? Impossible : il venait juste de mettre à jour son antivirus. Dans la seule perspective d’un emploi, il avait pourtant déjà gaspillé – en considérant les intérêts, les frais d’émission, les assurances, etc. – au moins le double de ce qu’il pouvait encaisser.
Il s’élança dans la foule en vitupérant, espérant récupérer au moins le temps perdu.
Dans le virage du bord de mer, un souffle brûlant et des relents d’algues pourrissantes l’assaillirent.
La voie côté rivage étaient pourtant maculés d’énormes flaques abandonnées par la marée nocturne. Il alla jusqu’au lieu de son rendez-vous au pas de course.
Il s’immobilisa, haletant, et regarda autour de lui.
Une voix l’interpella.
— Ohé !
Moreno se retourna. Ce devait être le caporal, le maître d’œuvre de l’élimination des déchets illégaux. La trentaine, le visage vérolé couturé de cicatrices. Peau sombre, allure peu engageante voire à haut risque. Moreno bloqua instinctivement l’accès à ses souvenirs privés.
— Tu es Moreno. On t’appelle Codino(2), c’est bien ça ? lança le type en le dévisageant d’un air moqueur. Je te reconnais.
Moreno acquiesça en lui projetant les données de sa fiche d’identité.
— Tu es en retard. Fonce aux ruines avec cette carte.
Il lui tendit une vieille carte-flash.
— Là-bas, tu trouveras les autres avec des voitures et du matériel.
Avant de lui tourner le dos, il lui lança un regard du genre et on ne plaisante pas avec moi, OK ?
Moreno partit en courant. Pouvait-il télécharger sans risque les infos ? La veille, son hacker, Nicolange, avait mis à jour sa PEM avec un antivirus ultra-performant, pour deux mille euros, rien que ça, prix d’ami ! Tu dois être sûr de ta prothèse mentale, tu comprends. Ta PEM c’est toi, c’est comme un de tes doigts ou un de tes os, si tu n’as pas confiance en ton corps, en toi-même, autant tout arrêter.
Les données transmises par la carte avaient l’air propres. Il prit connaissance des habituelles conneries. Le mot de passe à donner à l’arrivée. Les instructions, lisibles une seule fois et non duplicables, sur les polluants industriels déterrés par la tempête, à mémoriser en un quart d’heure. Pour ne pas laisser de preuves. Il avait acquis ses compétences professionnelles sans rien débourser : uniquement grâce à son excellente mémoire. Insuffisante pour se spécialiser, mais pratique pour certains emplois.
Au virage suivant, le bord de mer était voilé par une étonnante brume. Après le vent brûlant, le phénomène paraissait encore plus insolite, surtout dans une ville côtière, mais il n’eut pas le temps de s’en inquiéter car les événements se télescopèrent. Les voitures à hydrogène et les vélos solaires produisaient une pollution acoustique nulle, mais la circulation se solidifia en un grincement informe.
Cinquante mètres plus loin, le vent se transforma en simoun incandescent, tétanisant littéralement Moreno. Il arrivait tout juste à respirer.
— Mais… qu’est-ce que… articula-t-il avec peine.
La brume blanche s’épaississait.
— Bor…
Il agita les mains en cherchant un appui, les murs des immeubles, un objet quelconque. Il activa la PEM, il se souvint avoir mis en attente un appel à Milla. Il le déclencha mais elle ne répondit pas. Qui sait dans quel lit cette garce devait se rouler ? Il jura.
La blancheur l’aveuglait. Se pouvait-il qu’un virus fût en train d’infecter sa PEM ? Il lança un scan complet de la prothèse : une minute qui dura des siècles. Réponse négative : aucun virus connu.
Mais qui pouvait se permettre d’avoir un antivirus en temps réel ? Même son hacker n’en savait rien. Pour se rassurer, il pouvait bien sûr scanner son cerveau. Une manipulation risquée qu’il n’avait encore jamais tentée.
Il voulut s’asseoir par terre.
Une sensation de vertige lui arracha un haut-le-cœur. Il avait l’impression de tanguer, d’être suspendu, de perdre l’équilibre. Il vomit. Il s’imaginait sur le pont d’un navire en pleine tornade. Il voulut s’allonger. Il tendit les mains, les pieds…
Rien.
Le sol avait disparu. C’était comme s’il flottait en plein ciel. Il écarquilla les yeux et tendit l’oreille, poussa à fond les systèmes sensitifs additionnels, mais n’obtint rien de plus.
— À l’aide… se lamenta-t-il.
Il avait maintenant l’impression de fuser vers le haut comme un missile. Une douleur atroce à la colonne vertébrale. Il ferma les yeux, impuissant.
Sous lui monta un grondement démentiel, de bombe atomique, d’éruption volcanique. Il eut la terrifiante impression de s’immobiliser en plein ciel puis de tomber en chute libre. Il écarta les bras et les jambes comme les acrobates avant qu’ils n’ouvrent leur parachute. Il constata que l’air opposait une certaine résistance. Impensable ! Il tombait vraiment. D’en haut, il vit une brèche bleutée au sein de la brume.
Il ne pouvait pas y croire.
Il était dans le ciel, au-dessus de la ville, à une hauteur de trois cents mètres. Et il tombait sur le bord de mer. Il vit en un éclair d’autres formes qui chutaient à toute vitesse : des gens, des moyens de transport disloqués. Il entendit des hurlements.
Il essaya de ne pas céder à la folie, l’instant d’après il désira être fou.
Des blocs de béton s’envolaient, les trottoirs se crevassaient, la mer tourbillonnait, crachait des geysers à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Les viscères du monde se déchiraient pour l’accueillir. Il estima sa durée de vie à dix secondes, mais il heurta violemment un mur invisible, ou en tout cas subit une force répulsive. Une douleur abominable fulgura dans son bassin, ses hanches, ses omoplates.
— De… lia, râla-t-il.
La PEM fonctionnait, au moins. Quelqu’un lui hurla d’une voix affolée dans les oreilles, ou dans la tête, il tomba encore, percuta de nouveau un mur invisible en éprouvant une douleur atroce, des mains immatérielles giflèrent son corps le repoussant de nouveau vers les hauteurs, puis il retomba en une ample parabole vers la périphérie est de la ville. Anéanti par la douleur de ses os brisés, il crut entrevoir au loin les auvents des serres biologiques, des terrains, des collines… Puis il ne vit plus rien du tout.
Et chuta toujours plus rapidement.