— Salut ! Manu en personne.
Mait le fixait.
— Heureux de faire ta connaissance, dit-il après une rapide accolade. Où as-tu laissé ton skycar ?
— Mon ami Witeslaw m’a accompagné. Il viendra me récupérer dans une petite heure. On va discuter quelque part ?
Ils étaient en rase campagne. La ferme que Mait avait proposée à Manu pour la rencontre pouvait être un bon endroit.
— Entrons là, dit-il. C’est un de nos refuges… de vieilles maisons paysannes abandonnées depuis plusieurs dizaines d’années. On les retape tant bien que mal, mais on change de coin régulièrement.
— Sage précaution.
— On en trouve cependant de plus en plus difficilement. Pendant des décennies personne ne les a plus entretenues, maintenant il y a pas mal de gens désespérés qui retournent à la campagne pour y chercher de quoi vivre. Ils ne comprennent pas que la terre a changé, empoisonnée par les agents chimiques et les OGM. Et puis personne ne sait plus la travailler. Nous sommes retournés plus en arrière qu’à l’âge de pierre.
Ils entrèrent. Les murs étaient bruts et humides, dehors il faisait froid. Discuter en chair et en os était finalement la configuration qui offrait encore le plus de sécurité. Dans les cas d’urgence, on utilisait via PEM un code linguistique plutôt simple, mais il y avait toujours un risque par rapport aux préparations en cours.
— Comme je te l’annonçais, dit Mait, il y a deux soirs nous avons organisé une grande assemblée de nos adhérents. Et pas en téléprésence, dans une ferme loin d’ici, très isolée… La sécurité avant tout. C’est la raison pour laquelle tu ne vois pas Juha : nous ne sommes jamais présents tous les deux en même temps. Tu veux boire quelque chose ? Le décor est minimaliste, mais on a toujours une bouteille.
— Merci. N’importe quoi, juste une gorgée.
Ils se servirent à boire.
— Un monde neuf est possible, dit Manu en levant son verre.
— Et nous le réaliserons, renchérit Mait.
Ils burent.
— La participation d’autres groupes nous a agréablement surpris, reprit Mait. Nous étions cinq cents là-dedans. Même si nous n’avons été qu’une trentaine à prendre la parole. Avant d’accueillir de nouveaux visages, nous avions pris de sérieuses précautions. Je peux te dire tout de suite que le Transmutateur a éveillé une grande curiosité.
— C’était prévisible.
— Il y a parmi nous des physiciens et un spécialiste en théorie de la révolution… Mais c’est un autre point qui a été soulevé. Le monde B a plutôt été perçu comme une fuite du réel. Voire une perte de bras et de cerveaux pour nos combats. Mais je suis certain, comme toi, que des millions d’entre eux voudront partir. Des gens qui ne pèseraient de toute façon pas lourd dans ce « remplissage » actif. Et puis s’ils y allaient en nombre, le Transmutateur deviendrait une arme contre l’excès de main-d’œuvre soi-disant « physiologique ». Ce sont surtout les plus désespérés qui franchiraient le pas, c’est-à-dire ceux sur lesquels le capital compte le plus… Mais il y a des obstacles pratiques, que tu connais, bien sûr. En supposant qu’il ne se détériore pas, il faudrait faire fonctionner un Transmutateur pendant des siècles pour transférer autant de personnes.
Manu dit :
— Deux autres centres de recherche, en Suisse et en Australie, se sont déclarés capables de construire l’appareillage et sont déjà au travail. L’inventeur est par ailleurs sur le point de réaliser un Transmutateur beaucoup plus simple, basé sur la PEM.
— Excellent ! Je termine. L’assemblée, avec toutes les réserves que j’ai mentionnées, a approuvé pratiquement à l’unanimité l’idée de diffuser l’information concernant le Transmutateur : nous nous en occupons déjà. Les gens qui s’y intéressent sont de plus en plus nombreux. Les rumeurs s’amplifient. Des groupes dont je n’avais plus entendu parler depuis des années, ou avec lesquels nous avions interrompu tout rapport pour divergence d’idées, se sont manifestés ou se sont reconstitués pour l’occasion. Je crois que nous ne pouvons plus tergiverser : l’important est de se retrouver sur le même front. Tout en conservant un esprit critique. Qu’en penses-tu ?
— Je pense que vous êtes sur le coup. Et cette autre affaire ? Les Gestalts… dit Manu. Je n’ai jamais eu l’occasion d’approfondir le sujet.
— Les Gestalts, et ne te moque pas, pourraient être l’arme idéale des pauvres. Dans des projets comme les nôtres, il y a toujours deux problèmes. Qui armera les masses et qui les instruira.
— Tu penses aux satellites ou aux boucliers spatiaux, j’imagine.
— Bien sûr. Difficile aujourd’hui de combattre la puissance de telles armes : nombreuses, puissantes et très chères. Les masses – et nous en faisons partie – pourraient récupérer quelques bombes tactiques, des armes sales, bactériologiques, chimiques… En grande partie bricolées, elles pourraient se retourner avant tout contre nous. Oui, nous avons aussi des lasers, de vieux fusils, des tenues de camouflage et quelques autres bricoles. Dans un conflit généralisé, l’équivalent de jouets de psychogames. Mais j’ai participé à une Gestalt à Flensbourg. J’ai été très impressionné.
— J’en ai entendu parler, acquiesça Manu.
— Mais personne n’a expliqué exactement comment et pourquoi est mort cet homme. Ils peuvent toujours remonter à ceux qui y ont participé, par l’intermédiaire d’enregistrements PEM de quelques passants ayant assisté à la scène. De notre côté, une discussion est en cours dans notre groupe pour savoir si une Gestalt inclut ou pas le concept de démocratie.
Manu ne put réfréner un sourire. Mait précisa :
— C’est un point très sérieux. Nous n’avons pas encore compris la manœuvrabilité de l’intérieur d’un ensemble qui, d’un côté, crée une communion solidaire intense et puissante, et de l’autre affiche un refus, qui peut être violent, du danger et de la différence. Cet homme a été identifié comme intrus : l’esprit collectif s’en est rendu compte et l’a « éliminé ».
— OK, dit Manu. Je ne connais pas le mécanisme que vous… pardon, la Gestalt… a utilisé contre cet homme.
— La Gestalt a tué, mais nous n’avons envoyé aucun virus. La Gestalt ne connaît ni virus ni antivirus, c’est une vague, un faisceau massif de pensées, ressemblant plutôt au Stimultran, en mesure donc de traverser un crâne et de contourner même une PEM. Je peux comprendre que rien que cela pourrait se révéler fatal. Mais les changements qui se sont produits en un temps très bref dans la biologie d’une personne qui prend feu spontanément… ont été de véritables transformations.
— Hum… Je peux avoir encore une goutte ? Ce que tu dis me rappelle un tas de concepts, répondit Manu pensif.
Mait remplit les verres. Après avoir avalé une rasade, Manu dit :
— Tout d’abord, si tu me dis que la Gestalt « ne connaît pas les virus », c’est-à-dire qu’elle passe au-dessus des PEM, nous sommes face à un phénomène typique non-linéaire. Un groupe qui utilise la PEM, s’il se rassemble psychiquement d’une certaine manière, devient quelque chose – ce que tu appellesGestalt – qui est plus que la somme de ses éléments individuels, acquérant des comportements et des capacités mentales imprévisibles. Ce qui me paraît très intéressant, et il faudrait pouvoir en étudier les détails, par exemple quelle taille doit avoir le groupe pour obtenir tel ou tel résultat… mais poursuivons.
» L’issue dramatique dont tu m’as parlé me fait venir cependant à l’esprit une vieille théorie… très vieille et hérétique. Elle remonte à la seconde moitié du siècle dernier : les organismes biologiques peuvent transformer des éléments chimiques en d’autres éléments, grâce à leur métabolisme. S’il en était ainsi, il s’agirait de transmutations biologiques à faible énergie. Au regard des théories classiques de la physique, ça a bien sûr toujours été une fable : des transformations de ce type nécessiteraient des énergies énormes. Mais en acceptant l’hypothèse de la “faible énergie”, il serait possible que des transmutations se produisent via une impulsion mentale de la Gestalt. S’il s’agissait de cela, ce que je suis disposé à croire vu les faits, je serais doublement surpris, conclut Manu.
— OK, répondit Mait, merci pour tes éclaircissements. J’imaginais vaguement quelque chose de ce genre, j’essaierai d’approfondir. Quoi qu’il en soit, pour en revenir à mon exposé, reste le second point : que faire ensuite.
— … Et les problèmes surviennent, anticipa Manu.
— Exact. Renverser le roi pour en élire un autre encore pire n’a pas de sens… Juha en a parlé longuement en assemblée, c’est lui le théoricien, on a l’impression que le schéma est clair désormais. En créant un capitalisme occulte, prédominant, avec des connexions mafieuses dans chaque structure, les Grands ont déjà contraint involontairement beaucoup d’entre nous, depuis des années, à s’organiser pour survivre, à travers une foule d’associations privées, disons, d’entraide. Dans la seconde phase, c’est ça qui doit devenir notre point fort : exploiter et développer les réseaux locaux autonomes qui existent déjà. Commerce, industrie, artisanat, information. Il y a un énorme travail à faire, mais les perspectives ne sont pas insurmontables.
— Je vois un autre facteur essentiel pour l’ensemble du projet, dit Manu : la communication.
— Exact. Nous voulons déclencher une révolution mondiale, mais la plus grande partie des habitants de la Terre ne le sait pas et ne sera vraisemblablement pas en mesure de l’appréhender. Nous devons agir sur un terrain livré à la censure et à la répression médiatique. Il existe certainement de puissantes IA biologiques qui scannent la Toile mondiale en permanence. Nous ne pouvons pas parler ouvertement, utiliser les PEM, les médias, ouvrir des sites. Chroniques, informations, commentaires, n’existent plus nulle part, sinon quelques pages qui ne dépassent pas les cinq minutes. Impossible de communiquer en sécurité sur un projet révolutionnaire fondé sur la communication.
— Vous avez besoin de temps physiologique pour vous organiser, dit Manu, mais si vous êtes découverts, vous n’aurez plus de temps du tout… Il vous faudra donc agir très rapidement.
Mait se taisait. Manu poursuivit :
— Le projet est extrêmement ambitieux. Il se fera sans effusion de sang. Il faudra ensuite diffuser au plus vite l’information de la dissolution du patron-vampire, se réapproprier les moyens de communication et de production en les rendant libres et disponibles pour tous, porter au crédit général des mécanismes précieux comme les IA du réseau.
Il regarda l’heure.
— OK. Il est temps que je parte.
Ils sortirent de la vieille maison en pierre.
— Maintenant, tu sais tout. Tu viendras à une prochaine assemblée ? Ta contribution peut s’avérer importante, lança Mait.
— Je te remercie. J’essaierai.
— Tiens-nous au courant pour le Transmutateur.
Ils s'étreignirent, puis Manu emprunta le sentier en terre battue qui s’enfonçait entre les arbres et les buissons. Le ciel était couvert. Mait le suivit du regard en restant sur le seuil ; le terrain descendait et, deux minutes plus tard, Manu avait disparu. On entendit simultanément un sifflement. Un skycar plana dans le lointain.
Révolution. Il se sentait très excité. Cela faisait des décennies qu’autant de groupes et d’individus ne s’étaient pas réveillés de la sorte. C’était au moins le signe que les gens n’étaient pas totalement morts à l’intérieur. Peut-être que « quelqu’un » pourrait donner des éléments de réflexion en plus ?
L’accord implicite était toujours de se parler par de vagues allusions et sans donner de noms…
« Salut ! » lança-t-il via PEM.
« Salut », répondit Inoue.
« Qu’as-tu à me dire ? Jusque-là tu écoutais, mais en silence. Tu as mis à jour tes courbes ? » demanda-t-il sur le ton de la plaisanterie.
« Oui, je suis en train de le faire. Mais j’ai une info à te donner, pour le moins controversée. Et justement, “mes courbes” me font réfléchir. »
« C’est-à-dire ? » dit Mait d’un ton inquiet.
« Je ne sais pas… Il faudrait peut-être que j’éclaircisse un peu le sujet. Mon ordinateur est relié à des banques de données spécialisées, et ce sont elles qui, sur la base des demandes du programme, fournissent des milliers d’informations que l’ordinateur traite selon les directives de la théorie. Maintenant, on peut conclure que je me contente d’implanter un problème, mais du processus d’élaboration, de ses mécanismes, je ne vois rien ou presque. Je ne pourrais pas vérifier même si je le voulais : impossible, pour qui que ce soit, de revérifier les milliards de calculs à la seconde, d’événements considérés et écartés ou acceptés, que la machine a traités. »
« Et cette machine, en ce moment, elle te raconte… quoi ? »
« Je veux d’abord en comprendre davantage. La première fois, avec vous, j’ai été… imprudent dans mes déclarations. Ce qui me déplaît énormément. Je ne sais pas si tu peux comprendre, mais nous autres, surtout les habitants de certaines îles, nous référons encore à de vieux codes de l’honneur en ce qui concerne la parole donnée et les résultats obtenus. »
« Tu parles ! Personne n’est infaillible. Et ton domaine en est encore aux balbutiements. Tu ne t’étais engagé en rien. Tu es un précurseur. Un génial précurseur. »
« J’avais affirmé certains points, maintenant j’ai des doutes. Ce n’est pas bon. J’ai parlé trop vite, avec prétention. »
« Un homme de science doit avoir des doutes, pas uniquement des certitudes. Fais comme tu le sens, mais en tant qu’ignorant je dirais quand même : attendons, élucidons ! »
« Bonne chance », répondit Inoue, et il coupa la communication.