Etendue d’herbe brûlée s’enflant au centre en petit mamelon. Pentes douces à gauche et à droite et côté avant-scène. Derrière, une chute plus abrupte au niveau de la scène. Maximum de simplicité et de symétrie.
Lumière aveuglante.
Une toile de fond en trompe-l’œil très pompier représente la fuite et la rencontre au loin d’un ciel sans nuages et d’une plaine dénudée.
Enterrée jusqu’au-dessus de la taille dans le mamelon, au centre précis de celui-ci, WINNIE. La cinquantaine, de beaux restes, blonde de préférence, grassouillette, bras et épaules nus, corsage très décolleté, poitrine plantureuse, collier de perles. Elle dort, les bras sur le mamelon, la tête sur les bras. A côté d’elle, à sa gauche, un grand sac noir, genre cabas, et à sa droite une ombrelle à manche rentrant (et rentré) dont on ne voit que la poignée en bec-de-cane.
A sa droite et derrière elle, allongé par terre, endormi, caché par le mamelon, WILLIE.
Un temps long. Une sonnerie perçante se déclenche, cinq secondes, s’arrête. Winnie ne bouge pas. Sonnerie plus perçante, trois secondes. Winnie se réveille. La sonnerie s’arrête. Elle lève la tête, regarde devant elle. Un temps long. Elle se redresse, pose les mains à plat sur le mamelon, rejette la tête en arrière et fixe le zénith. Un temps long.
WINNIE. — (Fixant le zénith.) Encore une journée divine. (Un temps. Elle ramène la tête à la verticale, regarde devant elle. Un temps. Elle joint les mains, les lève devant sa poitrine, ferme les yeux. Une prière inaudible remue ses lèvres, cinq secondes. Les lèvres s’immobilisent, les mains restent jointes. Bas.) Jésus-Christ Amen. (Les yeux s’ouvrent, les mains se disjoignent, reprennent leur place sur le mamelon. Un temps. Elle joint de nouveau les mains, les lève de nouveau devant sa poitrine. Une arrière-prière inaudible remue de nouveau ses lèvres, trois secondes. Bas.) Siècle des siècles Amen. (Les yeux s’ouvrent, les mains se disjoignent, reprennent leur place sur le mamelon. Un temps.) Commence, Winnie. (Un temps.) Commence ta journée, Winnie. (Un temps. Elle se tourne vers le sac, farfouille dedans sans le déplacer, en sort une brosse à dents, farfouille de nouveau, sort un tube de dentifrice aplati, revient de face, dévisse le capuchon du tube, dépose le capuchon sur le mamelon, exprime non sans mal un peu de pâte sur la brosse, garde le tube dans une main et se brosse les dents de l’autre. Elle se détourne pudiquement, en se renversant en arrière et à sa droite, pour cracher derrière le mamelon. Elle a ainsi Willie sous les yeux. Elle crache, puis se renverse un peu plus.) Hou-ou ! (Un temps. Plus fort.) Hou-ou ! (Un temps. Elle a un tendre sourire tout en revenant de face. Elle dépose la brosse.) Pauvre Willie — (elle examine le tube, fin du sourire) — plus pour longtemps — (elle cherche le capuchon) — enfin — (elle ramasse le capuchon) — rien à faire — (elle revisse le capuchon) — petit malheur — (elle dépose le tube) — encore un — (elle se tourne vers le sac) — sans remède — (elle farfouille dans le sac) — aucun remède — (elle sort une petite glace, revient de face) — hé oui — (elle s’inspecte les dents dans la glace) — pauvre cher Willie — (elle éprouve avec le pouce ses incisives supérieures, voix indistincte) — bon sang ! — (elle soulève la lèvre supérieure afin d’inspecter les gencives, de même) — bon Dieu ! — (elle tire sur un coin de la bouche, bouche ouverte, de même) — enfin — (l’autre coin, de même) — pas pis — (elle abandonne l’inspection, voix normale) — pas mieux, pas pis — (elle dépose la glace) — pas de changement — (elle s’essuie les doigts sur l’herbe) — pas de douleur — (elle cherche la brosse à dents) — presque pas — (elle ramasse la brosse) — ça qui est merveilleux — (elle examine le manche de la brosse) — rien de tel — (elle examine le manche, lit) — pure… quoi ? — (un temps) — quoi ? — (elle dépose la brosse) — hé oui — (elle se tourne vers le sac) — pauvre Willie — (elle farfouille dans le sac) — aucun goût — (elle farfouille) — pour rien — (elle sort un étui à lunettes) — aucun but — (elle revient de face) — dans la vie — (elle sort les lunettes de l’étui) — pauvre cher Willie — (elle dépose l’étui) — bon qu’à dormir — (elle déplie les lunettes) — don merveilleux — (elle chausse les lunettes) — rien de tel — (elle cherche la brosse à dents) — à mon avis — (elle ramasse la brosse) — je l’ai toujours dit — (elle examine le manche de la brosse) — que ne l’eussé-je ! — (elle examine le manche, lit) — véritable… pure… quoi ? — (elle dépose la brosse) — bientôt aveugle — (elle enlève ses lunettes) — enfin — (elle dépose les lunettes) — assez vu — (elle cherche son mouchoir dans son corsage) — sans doute — (elle sort le mouchoir plié) — depuis le temps — (elle déplie le mouchoir en le secouant) — quels sont ces vers merveilleux ? — (elle s’essuie un œil) — malheur à moi — (l’autre œil) — qui vois ce que je vois — (elle cherche les lunettes) — hé oui — (elle ramasse les lunettes) — m’en passerais bien — (elle essuie les lunettes avec le mouchoir en soufflant sur les verres) — pas si sûr — (elle essuie) — sainte lumière — (elle essuie) — noire plongée — (elle essuie) — faire surface — (elle essuie) — fournaise d’infernale lumière. (Elle s’arrête d’essuyer, renverse la tête, regarde le ciel, ramène la tête à la verticale, se remet à essuyer, s’arrête, se renverse en arrière et à sa droite.) Hou-ou ! (Un temps. Elle a un tendre sourire tout en revenant de face et en se remettant à essuyer. Fin du sourire.) Don merveilleux — (elle s’arrête d’essuyer, dépose les lunettes) — que ne l’eussé-je ! — (elle replie le mouchoir) — enfin — (elle rentre le mouchoir dans son corsage) — peux pas me plaindre — (elle cherche les lunettes) — non non — (elle ramasse les lunettes) — dois pas me plaindre — (elle lève les lunettes devant ses yeux) — tant de motifs — (elle regarde à travers un verre) — de reconnaissance — (l’autre verre) — pas de douleur — (elle chausse ses lunettes) — presque pas — (elle cherche la brosse à dents) — ça qui est merveilleux — (elle ramasse la brosse) — rien de tel — (elle examine le manche de la brosse) — légers maux de tête parfois — (elle examine le manche, lit) — garantie… véritable… pure… quoi ? — (elle regarde de plus près) — véritable pure… — (elle prend le mouchoir dans son corsage) — hé oui — (elle déplie le mouchoir en le secouant) — vague migraine temps en temps — (elle essuie le manche de la brosse) — ça vient — (elle essuie) — puis s’en va — (elle essuie machinalement) — hé oui — (elle essuie) — tant de bontés — (elle essuie) — de grandes bontés — (elle s’arrête d’essuyer, regard fixe et vide, voix qui se brise) — prières peut-être pas vaines — (un temps, de même) — matin — (un temps, de même) — soir — (elle baisse la tête, se remet à essuyer, s’arrête, relève la tête, plus calme, s’essuie les yeux, replie le mouchoir, le remet dans son corsage, examine le manche de la brosse, lit) — solennellement… garantie… véritable… pure… — (elle regarde de plus près) — véritable pure… (Elle enlève ses lunettes, les dépose ainsi que la brosse, regarde devant elle.) Vieilles choses. (Un temps.) Vieux yeux. (Un temps long.) Continue, Winnie. (Elle regarde autour d’elle, lorgne l’ombrelle, la fixe longuement, la ramasse et en dégage le manche d’une longueur inattendue. Empoignant de la main droite la pointe de l’ombrelle elle se renverse en arrière et à sa droite au-dessus de Willie.) Hou-ou ! (Un temps.) Willie ! (Un temps.) Don merveilleux. (Elle lui assène un coup avec le bec de l’ombrelle.) Que ne l’eussé-je ! (Nouveau coup. L’ombrelle lui échappe et tombe derrière le mamelon. Elle lui est aussitôt rendue par la main invisible de Willie.) Merci, mon chéri. (Elle transfère l’ombrelle à la main gauche, revient de face et examine sa paume droite.) Moite. (Elle transfère l’ombrelle à la main droite et examine sa paume gauche.) Enfin, pas pis. (Elle relève la tête, ton enjoué.) Pas mieux, pas pis, pas de changement. (Un temps. De même.) Pas de douleur. (Elle se renverse en arrière pour regarder Willie, en tenant comme avant l’ombrelle par la pointe.) Je t’en prie, mon chéri, sois gentil, ne te rendors pas, je pourrais avoir besoin de toi. (Un temps.) Oh ça ne presse pas, ça ne presse pas, seulement ne te repelotonne pas. (Elle revient de face, dépose l’ombrelle, examine les deux paumes ensemble, les essuie sur l’herbe.) Un peu patraque peut-être malgré tout. (Elle se tourne vers le sac, farfouille dedans, en sort un revolver, le tient en l’air, lui donne un baiser rapide, le rentre dans le sac, farfouille, sort un flacon contenant un fond de liquide rouge, revient de face, cherche ses lunettes, les chausse, lit l’étiquette.) Diminution d’entrain… manque d’allant… perte d’appétit… bébés… enfants… adultes… six cuillerées à bouche… rases… chaque jour — (elle lève la tête, sourit) — le vieux style ! — (fin du sourire, elle repenche la tête, lit) — chaque jour… avant et après… chaque repas… amélioration… (elle regarde de plus près) — instantanée. (Elle enlève ses lunettes, les dépose, regarde le niveau du liquide, dévisse le capuchon, vide le flacon d’un trait la tête bien rejetée en arrière, jette flacon et capuchon du côté de Willie, bruit de verre cassé.) Ah ! Ça va mieux ! (Elle se tourne vers le sac, farfouille dedans, en sort un bâton de rouge, revient de face, l’examine.) Plus pour longtemps. (Elle cherche ses lunettes.) Enfin… (Elle chausse ses lunettes, cherche la glace.) Dois pas me plaindre. (Elle ramasse la glace, commence à se faire les lèvres.) Quel est ce vers admirable ? (Lèvres.) Oh fugitives joies — (lèvres) — oh… ta-la lents malheurs. (Lèvres. Du remue-ménage du côté de Willie l’interrompt. Il a entrepris de se mettre sur son séant. Elle éloigne de son visage glace et rouge et se renverse en arrière pour voir. Un temps. Le crâne chauve de Willie, partie postérieure, où coule un filet de sang, apparaît au-dessus de la pente du mamelon, s’immobilise. Winnie remonte ses lunettes sur le front. Un temps. La main de Willie apparaît, tenant un mouchoir, l’étale sur le crâne, puis disparaît. Un temps. La main réapparaît, tenant un canotier garni d’un ruban bicolore, l’ajuste sur le crâne, coquettement de biais, puis disparaît. Un temps. Winnie se renverse un peu plus vers lui.) Enfile ton caleçon, chéri, tu vas roussir. (Un temps.) Non ? (Un temps.) Oh je vois, il te reste de ton produit. (Un temps.) Fais-le bien pénétrer, mon trésor. (Un temps.) L’autre, à présent. (Un temps. Elle revient de face, regarde devant elle. Expression heureuse.) Oh le beau jour encore que ça va être ! (Un temps. Fin de l’expression heureuse. Elle rabat ses lunettes sur le nez et se remet à se faire les lèvres. Willie déplie un journal, mains invisibles. Les pages jaunies, moitié supérieure, viennent encadrer sa tête. Winnie termine ses lèvres, éloigne un peu la glace et les inspecte.) Fraîche bouchette. (Willie tourne la page. Winnie dépose glace et rouge et se tourne vers le sac.) Bouchette blémie.
Willie tourne la page. Winnie farfouille dans le sac, en sort une toque très bibi, plume froissée, revient de face, rajuste la toque, lisse la plume, porte la toque vers sa tête. Geste arrêté par la voix de Willie.
WILLIE. — (Lisant.) Monseigneur le Révérendissime Père en Dieu Carolus Chassepot mort dans son tub.
Un temps.
WINNIE. — (Regardant devant elle, toque à la main, ton de fervente réminiscence.) Charlot Chassepot ! (Un temps.) Je ferme les yeux — (elle enlève ses lunettes et ferme les yeux, toque dans une main, lunettes dans l’autre) — et suis de nouveau assise sur ses genoux, dans le clos à Fougax-et-Barrineuf, derrière la maison, sous le robinier. (Un temps. Elle ouvre les yeux, chausse ses lunettes, taquine la toque.) Oh les beaux jours de bonheur !
Un temps. Elle porte la toque vers sa tête. Geste arrêté par la voix de Willie.
WILLIE. — (Lisant.) Recherche un jeune homme vif.
Un temps. Elle porte la toque vers sa tête, arrête le geste, enlève ses lunettes, regarde devant elle, lunettes dans une main, toque dans l’autre.
WINNIE. — Mon premier bal ! (Un temps.) Mon second bal ! (Un temps. Elle ferme les yeux.) Mon premier baiser ! (Un temps. Willie tourne la page. Winnie ouvre les yeux.) Un kinési ou mécanothérapeute Demoulin… ou Dumoulin… voire Desmoulins, c’est encore possible. Moustache fauve très drue. (Révérencieusement.) Reflets carotte ! (Un temps.) Dans un réduit de jardinier, mais chez qui, mystère. Point de réduit de jardinier chez nous et chez lui à coup sûr pas l’ombre d’un réduit de jardinier. (Elle ferme les yeux.) Je revois les piles de pots à fleurs. (Un temps.) Les bottes d’échalotes. (Un temps.) L’ombre s’épaississant parmi les poutres.
Un temps. Elle ouvre les yeux, chausse ses lunettes, porte la toque vers sa tête. Geste arrêté par la voix de Willie.
WILLIE. — (Lisant.) Coquet deux-pièces calme soleil.
Un temps. Winnie met vivement sa toque, cherche la glace. Willie tourne la page. Winnie ramasse la glace, inspecte sa toque, dépose la glace, se tourne vers le sac. Le journal disparaît. Winnie farfouille dans le sac, en sort une loupe, revient de face, cherche la brosse à dents. Le journal réapparaît, plié, et évente le visage de Willie, main invisible. Winnie ramasse la brosse à dents et en examine le manche avec la loupe.
WINNIE. — Solennellement garantie… (Willie s’arrête de s’éventer)… véritable pure… (Un temps. Willie se remet à s’éventer. Winnie regarde de plus près.) Solennellement garantie… (Willie s’arrête de s’éventer)… véritable pure… (Un temps, Willie se remet à s’éventer)… soie de… (Willie s’arrête de s’éventer)… soie de… porc. (Un temps. Winnie dépose loupe et brosse. Le journal disparaît. Winnie enlève ses lunettes, les dépose, regarde devant elle.) Soie de porc. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux, qu’il ne se passe pas de jour — (sourire) — le vieux style ! — (fin du sourire) — presque pas, sans quelque enrichissement du savoir si minime soit-il, l’enrichissement je veux dire, pour peu qu’on s’en donne la peine. (La main de Willie réapparaît tenant une carte postale qu’il examine de très près.) Et si pour des raisons obscures nulle peine n’est plus possible, alors plus qu’à fermer les yeux — (elle le fait) — et attendre que vienne le jour — (elle ouvre les yeux) — le beau jour où la chair fond à tant de degrés et la nuit de la lune dure tant de centaines d’heures. (Un temps.) Ça que je trouve si réconfortant quand je perds courage et jalouse les bêtes qu’on égorge. (Se tournant vers Willie.) J’espère que tu ne perds rien de — (Elle voit la carte postale, se renverse davantage.) Qu’est-ce que tu tiens là, Willie, tu permets ? (Elle tend le bras et Willie lui passe la carte. Le bras apparaît au-dessus de la pente du mamelon et restera ainsi, tendu, la main ouverte, jusqu’à ce que la carte soit rendue.) Ciel ! Mais à quoi est-ce qu’ils jouent ? (Elle cherche ses lunettes, les chausse et examine la carte.) Non mais c’est de la véritable pure ordure ! (Elle examine la carte.) De quoi faire vomir — (elle examine la carte) — tout être qui se respecte. (Impatience des doigts de Willie. Elle cherche la loupe, la ramasse et la braque sur la carte. Un temps long.) Et ce troisième là, au fond, qu’est-ce qu’il fricote ? (Elle regarde de plus près.) Oh non vraiment ! (Impatience des doigts de Willie. Dernier regard prolongé. Elle dépose la loupe, prend l’extrême bord de la carte entre pouce et index de la main droite, écarte le bras à droite, détourne la tête à gauche, se pince le nez entre pouce et index de la main gauche.) Pouah ! (Elle lâche la carte.) Enlève-moi ça ! (Le bras de Willie disparaît. La main réapparaît aussitôt, tenant de nouveau la carte. Winnie enlève ses lunettes, les dépose, regarde devant elle. Willie continue, pendant ce qui suit, à se délecter de la carte, sous tous les angles, l’éloignant et la rapprochant de ses yeux.) Soie de porc. (Expression perplexe.) Qu’est-ce que c’est au juste, un porc ? (Un temps. De même.) Une truie, ça oui, évidemment, je sais, mais un porc ? (Fin de l’expression perplexe.) Enfin, quelle importance, voilà ce que je dis toujours, ça reviendra, ça que je trouve si merveilleux, tout revient. (Un temps.) Tout ? (Un temps.) Non, pas tout. (Sourire.) Non non. (Fin du sourire.) Pas tout à fait. (Un temps.) Une partie. (Un temps.) Remonte, un beau jour, de nulle part. (Un temps.) Des nues. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux. (Elle se tourne vers le sac. La main de Willie disparaît avec la carte. Elle veut farfouiller dans le sac, arrête le geste.) Non. (Elle revient de face. Sourire.) Non non. (Fin du sourire.) Doucement Winnie. (Elle regarde devant elle. La main de Willie réapparaît, enlève le canotier, disparaît avec le canotier.) Quoi alors ? (La main de Willie réapparaît, enlève le mouchoir, disparaît avec le mouchoir. Avec agacement, comme à quelqu’un qui ne fait pas attention.) Winnie ! (Willie se penche en avant, sa tête disparaît.) Quelle est donc l’alternative ? (Un temps.) Quelle est donc l’al — (Willie se mouche longuement et bruyamment, tête et mains invisibles. Winnie se tourne vers lui. Un temps. La tête de Willie réapparaît. Un temps. La main réapparaît, tenant le mouchoir, l’étale sur le crâne, puis disparaît. Un temps. La main réapparaît, tenant le canotier, l’ajuste sur le crâne, coquettement de biais, puis disparaît. Un temps.) Que ne t’ai-je laissé dormir ! (Elle revient de face. En tirant distraitement sur l’herbe et en baissant et levant la tête, elle anime ce qui suit.) Ah oui, si seulement je pouvais supporter d’être seule, je veux dire d’y aller de mon babil sans âme qui vive qui entende. (Un temps.) Non pas que je me fasse des illusions, tu n’entends pas grand’chose, Willie, à Dieu ne plaise. (Un temps.) Des jours peut-être où tu n’entends rien. (Un temps.) Mais d’autres où tu réponds. (Un temps.) De sorte que je peux me dire à chaque moment, même lorsque tu ne réponds pas et n’entends peut-être rien, Winnie, il est des moments où tu te fais entendre, tu ne parles pas toute seule tout à fait, c’est-à-dire dans le désert, chose que je n’ai jamais pu supporter — à la longue. (Un temps.) C’est ce qui me permet de continuer, de continuer à parler s’entend. Tandis que si tu venais à mourir — (sourire) — le vieux style ! — (fin du sourire) — ou à t’en aller en m’abandonnant, qu’est-ce que je ferais alors, qu’est-ce que je pourrais bien faire, toute la journée, je veux dire depuis le moment où ça sonne, pour le réveil, jusqu’au moment où ça sonne, pour le sommeil ? (Un temps.) Simplement regarder droit devant moi, les lèvres rentrées ? (Temps long pendant qu’elle le fait. Elle s’arrête de tirer sur l’herbe.) Plus un mot jusqu’au dernier soupir, plus rien qui rompe le silence de ces lieux. (Un temps.) De loin en loin un soupir dans la glace. (Un temps.) Ou un bref… chapelet de rires, des fois que l’aventure je la trouverais encore bonne. (Un temps. Elle a un sourire qui semble devoir culminer en rire lorsque soudain il cède à une expression d’inquiétude.) Mes cheveux ! (Un temps.) Me suis-je coiffée ? (Un temps.) Je l’ai fait peut-être. (Un temps.) Normalement je le fais. (Un temps.) Il y a si peu qu’on puisse faire. (Un temps.) On fait tout. (Un temps.) Tout ce qu’on peut. (Un temps.) Ce n’est qu’humain. (Elle commence à inspecter le mamelon, lève la tête.) Que nature humaine. (Elle se remet à inspecter le mamelon, lève la tête.) Que faiblesse humaine. (Elle se remet à inspecter le mamelon, lève la tête.) Que faiblesse naturelle. (Elle se remet à inspecter le mamelon.) Pas trace de peigne. (Elle inspecte.) Pas trace de brosse. (Elle lève la tête. Expression perplexe. Elle se tourne vers le sac, farfouille dedans.) Le peigne est là. (Elle revient de face. Expression perplexe. Elle se tourne vers le sac, farfouille.) La brosse est là. (Elle revient de face. Expression perplexe.) J’ai pu les rentrer, après m’en être servie. (Un temps. De même.) Mais normalement je ne rentre pas mes choses, après m’en être servie, non, je les laisse traîner là, çà et là, et les rentre toutes ensemble, en fin de journée. (Sourire.) Le vieux style ! (Un temps.) Le doux vieux style ! (Fin du sourire.) Et pourtant… il me semble… me rappeler… (Soudain insouciante.) Oh tant pis, quelle importance, voilà ce que je dis toujours, c’est très simple, je me coifferai plus tard, très simple, le temps est à Dieu et à moi. (Un temps.) A Dieu et à moi… (Un temps.) Drôle de tournure. (Un temps.) Est-ce que ça se dit ? (Se tournant un peu vers Willie.) Est-ce que ça peut se dire, Willie, que son temps est à Dieu et à soi ? (Un temps. Se tournant un peu plus, plus fort.) Est-ce que tu dirais ça, Willie, que ton temps est à Dieu et à toi ?
Un temps long.
WILLIE. — Dors.
WINNIE. — (Revenant de face, joyeuse.) Oh il va me parler aujourd’hui, oh le beau jour encore que ça va être ! (Un temps. Fin de l’expression heureuse.) Encore un. (Un temps.) Bon, voyons, où en étais-je, ah oui, mes cheveux, plus tard, ils feront bien mon affaire plus tard. (Un temps.) J’ai mis — (elle porte les mains à sa toque) — oui, mis ma toque — (elle baisse les mains) — je ne peux pas l’enlever maintenant. (Un temps.) Dire qu’il est des moments où on ne peut pas enlever sa toque, dût sa vie en dépendre. Moments où on ne peut pas la mettre, moments où on ne peut pas l’enlever. (Un temps.) Que de fois j’ai dit, Mets ta toque maintenant, Winnie, il n’y a plus que ça à faire, enlève ta toque, Winnie, sois une grande fille, ça te fera du bien, et ne le faisais pas. (Un temps.) Ne le pouvais pas. (Elle lève la main, dégage de sous la toque une petite mèche de cheveux, l’approche de son œil, louche vers elle, la lâche, baisse la main.) D’or, tu as dit, ce jour-là, enfin seuls, cheveux d’or — (elle lève la main dans le geste de porter un toast) — à tes cheveux d’or… puissent-ils ne jamais… (la voix se brise)… ne jamais… (Elle baisse la main. Elle baisse la tête. Un temps. Bas.) Ce jour-là. (Un temps. De même.) Quel jour-là ? (Un temps. Elle lève la tête. Voix normale.) Et maintenant ? (Un temps.) Les mots vous lâchent, il est des moments où même eux vous lâchent. (Se tournant un peu vers Willie.) Pas vrai, Willie ? (Un temps. Se tournant un peu plus, plus fort.) Pas vrai, Willie, que même les mots vous lâchent, par moments ? (Un temps. Elle revient de face.) Qu’est-ce qu’on peut bien faire alors, jusqu’à ce qu’ils reviennent ? Se coiffer, si on ne l’a pas fait, ou s’il y a doute, se curer les ongles s’ils ont besoin d’être curés, avec ça on peut voir venir. (Un temps.) C’est ça que je veux dire. (Un temps.) C’est tout ce que je veux dire. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux, qu’il ne se passe pas de jour — (sourire) — le vieux style ! — (fin du sourire) — presque pas, sans quelque mal — (Willie s’effondre derrière le mamelon, Winnie se tourne vers l’événement) — pour un bien. (Elle se renverse au maximum.) Rentre dans ton trou à présent, Willie, tu t’es exposé suffisamment. (Un temps.) Fais comme je te dis, Willie, ne reste pas vautré là, sous ce soleil d’enfer, rentre dans ton trou. (Un temps.) Allons, Willie ! (Willie invisible se met à ramper vers son trou, côté jardin.) A la bonne heure ! (Elle suit des yeux sa progression.) Pas la tête la première, nigaud, comment ferais-tu pour tourner ? (Un temps.) Voilà… demi-tour… maintenant… marche arrière. (Un temps.) Oh je sais bien, mon chéri, ramper à reculons, ce n’est pas de tout repos, mais on est payé, de sa peine, en fin de compte. (Un temps.) Ton cold-cream ! (Il revient en rampant le chercher, elle le suit des yeux.) Le couvercle ! (Il retourne en rampant vers son trou, elle le suit des yeux. Agacée.) Pas la tête la première, je te dis. (Un temps.) Plus à droite. (Un temps.) A droite, je te dis ! (Un temps. Agacée.) Mais bas les fesses, bon Dieu ! (Un temps.) Maintenant ! (Un temps.) Voilà ! (Toutes ces injonctions d’une voix forte. Maintenant de sa voix normale, toujours tournée vers lui.) Est-ce que tu m’entends de là ? (Un temps.) Je t’en supplie, Willie, seulement oui ou non, est-ce que tu m’entends de là, seulement oui ou rien ?
Un temps.
WILLIE. — (Maussade.) Oui.
WINNIE. — (Revenant de face, même voix.) Et maintenant ?
WILLIE. — (Agacé.) Oui.
WINNIE. — (Moins fort.) Et maintenant ?
WILLIE. — (Encore plus agacé.) Oui !
WINNIE. — (Encore moins fort.) Et maintenant ? (Un temps. Un peu plus fort.) Et maintenant ?
WILLIE. — (Violemment.) Oui !
WINNIE. — (Même voix.) Qu’ils pleurent, oh mon Dieu, qu’ils frémissent de honte. (Un temps.) Tu as entendu ?
WILLIE. — (Agacé.) Oui.
WINNIE. — (Même voix.) Quoi ? (Un temps.) Quoi ?
WILLIE. — (Encore plus agacé.) Qu’ils frémissent !
WINNIE. — (Même voix.) De quoi ? (Un temps.) Qu’ils frémissent de quoi ?
WILLIE. — (Violemment.) Qu’ils frémissent !
WINNIE. — (Voix normale, d’une traite.) Dieu te bénisse Willie de ta bonté je sais l’effort que ça te coûte, repose-toi à présent détends-toi je ne t’embêterai plus à moins d’y être acculée, je veux dire à moins d’épuiser mes propres possibilités ce qui est peu probable, simplement te savoir là à même de m’entendre même si en fait tu ne le fais pas c’est tout ce qu’il me faut, simplement te sentir là à portée de voix et sait-on jamais sur le qui-vive c’est tout ce que je demande, ne rien dire pas fait pour tes oreilles ou susceptible de te causer de la peine, ne pas être là en train d’émettre à crédit pour ainsi dire sans savoir et un ver qui me ronge. (Un temps. Elle reprend son souffle.) Le doute. (Elle pose l’index et le majeur sur la région du cœur, cherche l’endroit, le trouve.) Là. (Elle déplace légèrement les doigts.) Environ. (Elle écarte la main.) Oh sans doute des temps viendront où je ne pourrai ajouter un mot sans l’assurance que tu as entendu le dernier et puis d’autres sans doute d’autres temps où je devrai apprendre à parler toute seule chose que je n’ai jamais pu supporter un tel désert. (Un temps.) Ou regarder droit devant moi, les lèvres rentrées. (Elle le fait.) A longueur de journée. (Regard fixe, lèvres rentrées.) Non. (Sourire.) Non non. (Fin du sourire.) Il y a le sac bien sûr. (Elle se tourne vers le sac.) Il y aura toujours le sac. (Elle revient de face.) Oui, je suppose. (Un temps.) Même quand tu seras parti, Willie. (Elle se tourne un peu vers lui.) Tu pars, Willie, n’est-ce pas ? (Un temps. Se tournant un peu plus vers lui, plus fort.) Tu vas bientôt partir, Willie, n’est-ce pas ? (Un temps. Plus fort.) Willie ! (Un temps. Elle se renverse en arrière et à sa droite pour le regarder.) Tiens, tu as enlevé ton paille, voilà qui est avisé. (Un temps.) Peux-tu me voir de là, je me le demande, je me le demande toujours. (Un temps.) Non ? (Elle revient de face.) Oh je sais bien, il ne s’ensuit pas forcément, lorsque deux êtres sont ensemble — (la voix se brise) — de cette façon — (voix normale) — parce que l’un voit l’autre que l’autre voit l’un, la vie m’a appris ça… aussi. (Un temps.) Oui, la vie, je suppose, il n’est pas d’autre vocable. (Elle se tourne un peu vers lui.) Tu pourrais me voir, Willie, tu crois, d’où tu es, si tu levais les yeux vers moi ? (Elle se tourne un peu plus.) Lève les yeux jusqu’à moi, Willie, et dis si tu peux me voir, fais ça pour moi, je me renverse tout ce que je peux. (Elle le fait. Un temps.) Non ? (Un temps.) Tu ne veux pas faire ça pour moi ? (Un temps.) Enfin ça ne fait rien. (Elle revient péniblement de face.) La terre est juste aujourd’hui, pourvu que je ne me sois pas empâtée. (Un temps. Distraitement, yeux baissés.) La grande chaleur sans doute. (Elle se met à tapoter et à caresser la terre.) Toutes choses en train de se dilater. (Un temps. Tout en tapotant et caressant.) Les unes davantage. (Un temps. De même.) Les autres moins. (Un temps. De même.) Oh je peux bien m’imaginer ce que tu rumines, celle-là alors, il ne suffisait pas d’avoir à l’entendre, maintenant il faut la regarder par-dessus le marché. (Un temps. De même.) Eh bien, c’est très compréhensible. (Un temps. De même.) Tout ce qu’il y a de plus compréhensible. (Un temps. De même.) On a l’air de demander pas grand’chose, même des moments où il semble guère possible — (la voix se brise) — de demander moins… à un semblable… c’est le moins qu’on puisse en dire… alors qu’en réalité… lorsqu’on y pense… voit dans son cœur… voit l’autre… ce dont il a besoin… la paix… qu’on le laisse en paix… alors peut-être la lune… tout ce temps… à quémander la lune. (Un temps. Soudain la main s’immobilise. Avec vivacité.) Tiens ! Qu’est-ce que je vois là ? (Penchant la tête vers la terre, incrédule.) On dirait de la vie ! (Elle cherche ses lunettes, les chausse, regarde de plus près. Un temps.) Une fourmi ! (Elle recule. Voix aiguë.) Willie, une fourmi, vivante ! (Elle cherche la loupe, la ramasse, la braque sur la fourmi.) Elle s’est sauvée ! (Un temps.) Ah la revoilà ! (Elle suit la marche de la fourmi dans l’herbe.) Elle a comme une petite balle blanche dans les bras. (Elle suit la marche. La main s’immobilise.) Elle s’est terrée. (Elle continue pendant un moment à regarder l’endroit avec la loupe, puis se redresse lentement, dépose la loupe, enlève ses lunettes et regarde devant elle, lunettes à la main. Bas.) Comme une petite balle blanche.
Un temps. Elle amorce le geste de déposer ses lunettes.
WILLIE. — Œufs.
WINNIE. — (Arrêtant son geste.) Quoi ?
Un temps.
WILLIE. — Œufs. (Un temps. Winnie même geste.) Formication.
WINNIE. — (Arrêtant son geste.) Quoi ?
Un temps.
WILLIE. — Formication.
Un temps. Winnie dépose ses lunettes, regarde devant elle.
WINNIE. — (Murmure.) Dieu ! (Un temps. Willie rit doucement. Un temps. Elle rit avec lui. Ils rient doucement ensemble. Willie s’arrête. Winnie rit seule. Un temps. Willie rit avec elle. Ils rient ensemble. Elle s’arrête. Willie rit seul. Un temps. Il s’arrête. Un temps. Voix normale.) Enfin quelle joie, t’entendre rire de nouveau, au moins ça, j’étais persuadée que ça ne m’arriverait, que ça ne t’arriverait, plus jamais. (Un temps.) Il y aurait des gens sans doute pour nous trouver un peu irrévérencieux, mais je ne crois pas. Peut-on mieux magnifier le Tout-Puissant qu’en riant avec lui de ses petites plaisanteries, surtout quand elles sont faibles ? (Un temps.) Tu serais d’accord, Willie, je pense, sur cette façon de voir. (Un temps.) Ou nous sommes-nous laissés divertir par deux choses tout à fait différentes ? (Un temps.) Enfin quelle importance, voilà ce que je dis toujours, du moment que… tu sais… quel est ce vers merveilleux… ta-la malheur, suffit, tu m’as assez fait rire. (Un temps.) Et maintenant ? (Un temps.) Fut-il un temps, Willie, où je pouvais séduire ? (Un temps.) Fut-il jamais un temps où je pouvais séduire ? (Un temps.) Ne te méprends pas sur ma question, Willie, je ne te demande pas si tu as été séduit, là-dessus nous sommes fixés, je te demande si à ton avis je pouvais séduire — à un moment donné. (Un temps.) Non ? (Un temps.) Tu ne peux pas ? (Un temps.) Oh j’en conviens, il y a de quoi sécher. Et tu t’es déjà bien assez dépensé, pour le moment, détends-toi à présent, repose-toi, je ne t’embêterai plus à moins d’y être acculée, simplement te savoir là à portée de voix et sait-on jamais sur le demi-qui-vive, c’est pour moi… c’est mon coin d’azur. (Un temps.) La journée est maintenant bien avancée. (Sourire.) Le vieux style ! (Fin du sourire.) Et cependant il est encore un peu tôt, sans doute, pour ma chanson. Chanter trop tôt est une grave erreur, je trouve. (Elle se tourne vers le sac.) Il y a le sac bien sûr. (Elle regarde le sac.) Le sac. (Elle revient de face.) Saurais-je en énumérer le contenu ? (Un temps.) Non. (Un temps.) Saurais-je répondre si quelque bonne âme, venant à passer, me demandait, Winnie, ce grand sac noir, de quoi est-il rempli, saurais-je répondre de façon exhaustive ? (Un temps.) Non. (Un temps.) Les profondeurs surtout, qui sait quels trésors. Quels réconforts. (Elle se tourne vers le sac.) Oui, il y a le sac. (Elle revient de face.) Mais je m’entends dire, N’exagère pas, Winnie, avec ton sac, profites-en bien sûr, aide-t-en pour aller… de l’avant, quand tu es coincée, bien sûr, mais sois prévoyante, je me l’entends dire, Winnie, sois prévoyante, pense au moment où les mots te lâcheront — (elle ferme les yeux, un temps, elle ouvre les yeux) — et n’exagère pas avec ton sac. (Elle se tourne vers le sac.) Un tout petit plongeon peut-être quand même, en vitesse. (Elle revient de face, ferme les yeux, allonge le bras gauche, plonge la main dans le sac et en sort le revolver. Dégoûtée.) Encore toi ! (Elle ouvre les yeux, revient de face avec le revolver et le contemple.) Vieux Brownie ! (Elle le soupèse dans le creux de sa main.) Pas encore assez lourd pour rester au fond avec les… dernières cartouches ? Pensez-vous ! Toujours en tête. (Un temps.) Brownie… (Se tournant un peu vers Willie.) Tu te rappelles Brownie, Willie ? (Un temps.) Tu te rappelles l’époque où tu étais toujours à me bassiner pour que je te l’enlève. Enlève-moi ça, Winnie, enlève-moi ça, avant que je mette fin à mes souffrances. (Elle revient de face. Méprisante.) Tes souffrances ! (Au revolver.) Oh c’est une consolation, sans doute, te savoir là, mais je t’ai assez vu. Je vais te mettre dehors, voilà ce que je vais faire. (Elle dépose le revolver sur le mamelon à sa droite.) Là, tu vas vivre là, à partir d’aujourd’hui. (Sourire.) Le vieux style ! (Fin du sourire. Un temps.) Et maintenant ? (Un temps long.) La gravité, Willie, j’ai l’impression qu’elle n’est plus ce qu’elle était, pas toi ? (Un temps.) Oui, l’impression de plus en plus que si je n’étais tenue — (geste) — de cette façon, je m’en irais tout simplement flotter dans l’azur. (Un temps.) Et qu’un jour peut-être la terre va céder, tellement ça tire, oui, craquer tout autour et me laisser sortir. (Un temps.) Tu n’as jamais cette sensation, Willie, d’être comme sucé ? (Un temps.) Tu n’es pas obligé de t’agripper, Willie, par moments. (Se tournant un peu vers lui.) Willie.
Un temps.
WILLIE. — Sucé ?
WINNIE. — Oui, mon chat, en haut, dans l’azur, comme un fil de la vierge. (Un temps.) Non ? (Un temps.) Jamais ? (Un temps.) Eh bien, les lois naturelles, les lois naturelles, c’est comme le reste sans doute, tout dépend du sujet. Tout ce que je peux dire c’est que pour ma part en ce qui me concerne elles ne sont plus ce qu’elles étaient quand j’étais jeunette et… follette… (la voix se brise, elle baisse la tête)… belle… peut-être… jolie… en un sens… à regarder. (Un temps. Elle lève la tête.) Pardonne-moi, Willie, on a de ces… bouillons de mélancolie. (Voix normale.) Enfin quelle joie, te savoir là, au moins ça, fidèle au poste, et peut-être réveillé, et peut-être à l’affût, par moments, quel beau jour encore… pour moi… ça aura été. (Un temps.) Jusqu’ici. (Un temps.) Quelle bénédiction que rien ne pousse, imagine-toi si toute cette saloperie se remettait à pousser. (Un temps.) Imagine-toi. (Un temps.) Ah oui, de grandes bontés. (Un temps long.) Je ne peux plus parler. (Un temps.) Pour le moment. (Elle se tourne vers le sac. Un temps. Elle revient de face. Sourire.) Non non. (Fin du sourire. Elle regarde l’ombrelle.) Je pourrais sans doute — (elle ramasse l’ombrelle) — oui, sans doute, hisser cet engin, c’est le moment. (Elle commence à l’ouvrir. Les difficultés qu’en ce faisant elle rencontre, et surmonte, ponctuent ce qui suit.) On s’abstient — on se retient — de hisser — crainte de hisser — trop tôt — et le jour passe — sans retour — sans qu’on ait hissé — le moins du monde. (L’ombrelle est maintenant ouverte. Tournée vers sa droite elle la fait pivoter distraitement, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre.) Hé oui, si peu à dire, si peu à faire, et la crainte si forte, certains jours, de se trouver… à bout, des heures devant soi, avant que ça sonne, pour le sommeil, et plus rien à dire, plus rien à faire, que les jours passent, certains jours passent, sans retour, ça sonne, pour le sommeil, et rien ou presque rien de dit, rien ou presque rien de fait. (Elle lève l’ombrelle.) Voilà le danger. (Elle revient de face.) Dont il faut se garer. (Elle regarde devant elle, tenant de la main droite l’ombrelle au-dessus de sa tête. Un temps.) Je transpirais abondamment. (Un temps.) Autrefois. (Un temps.) Plus maintenant. (Un temps.) Presque plus. (Un temps.) La chaleur a augmenté. (Un temps.) La transpiration diminué. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux. (Un temps.) La façon dont l’homme s’adapte. (Un temps.) Aux conditions changeantes. (Elle transfère l’ombrelle à la main gauche. Un temps.) Tenir en l’air fatigue le bras. (Un temps.) Pas en marchant. (Un temps.) Seulement au repos. (Un temps.) Voilà une observation curieuse. (Un temps.) J’espère que tu n’as pas raté celle-là, Willie, ça me ferait de la peine que tu rates celle-là. (Elle prend l’ombrelle des deux mains. Un temps.) Je suis lasse, de la tenir en l’air, et je ne peux pas la déposer. (Un temps.) La raison me dit, Dépose-la, Winnie, elle ne t’aide en rien, et attèle-toi à autre chose. (Un temps.) Je ne peux pas. (Un temps.) Non, il faut que quelque chose arrive, dans le monde, ait lieu, quelque changement, moi je ne peux pas. (Un temps.) Willie. (D’une petite voix.) A moi. (Un temps.) Ordonne-moi de la déposer, Willie, j’obéirais, sur-le-champ, comme je l’ai toujours fait. (Un temps.) Par pitié. (Un temps.) Non ? (Un temps.) Une chance, que le moulin tourne. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux, mes deux lampes, quand l’une baisse l’autre brûle plus clair. (Un temps.) Ah oui, de grandes bontés. (L’ombrelle prend feu. Elle renifle, lève les yeux, jette l’ombrelle derrière le mamelon, se renverse en arrière pour la voir se consumer, revient de face.) Ah terre, vieille extincteuse ! (Un temps.) On a déjà vu ça, faut croire, quoique je n’en aie pas souvenance. (Un temps.) Et toi, Willie ? (Elle se tourne un peu vers lui.) As-tu souvenance, Willie, d’avoir déjà vu ça ? (Elle se renverse en arrière pour le regarder.) Sais-tu ce qu’on vient de voir, Willie ? (Un temps.) Le coma t’a repris ? (Un temps.) Je ne te demande pas si tu es sensible à tout ce qui se passe, je te demande seulement si le coma t’a repris. (Un temps.) Tes yeux paraissent fermés, mais ça ne veut rien dire, nous le savons. (Un temps.) Lève un doigt, mon poulet, veux-tu, si tu n’es pas tout à fait sans connaissance. (Un temps.) Fais ça pour moi, Willie, rien que le petit doigt, si tu n’es pas privé de sentiment. (Un temps. Joyeuse.) Oh tous les cinq, tu es un ange aujourd’hui, maintenant je vais pouvoir continuer, d’un cœur léger. (Elle revient de face.) Oui, que vit-on jamais qu’on n’eût déjà vu et cependant… je me demande. (Un temps.) Dans ce brasier chaque jour plus féroce, n’est-il pas naturel que des choses prennent feu auxquelles cela n’était encore jamais arrivé, de cette façon je veux dire, sans qu’on l’y mette ? (Un temps.) Moi-même ne finirai-je pas par fondre, ou brûler, oh je ne veux pas dire forcément dans les flammes, non, simplement réduite petit à petit en cendres noires, toute cette — (ample geste des bras) — chair visible. (Un temps.) D’un autre côté, ai-je jamais connu des temps tempérés ? (Un temps.) Non. (Un temps.) Je parle de temps tempérés et de temps torrides, ce sont des mots vides. (Un temps.) Je parle de lorsque je n’étais pas encore prise — de cette façon — et avais mes jambes et l’usage de mes jambes, et pouvais me chercher un coin ombragé, comme toi, quand j’étais lasse du soleil, ou un coin ensoleillé quand j’étais lasse de l’ombre, comme toi, et ce sont tous des mots vides. (Un temps.) Il ne fait pas plus chaud aujourd’hui qu’hier, il ne fera pas plus chaud demain qu’aujourd’hui, impossible, et ainsi de suite à perte de vue, à perte de passé et d’avenir. (Un temps.) Et si un jour la terre devait recouvrir mes seins, alors je n’aurai jamais vu mes seins, personne jamais vu mes seins. (Un temps.) Ça, Willie, j’espère que tu n’as pas raté ça, je serais navrée que tu rates ça, ce n’est pas tous les jours que j’atteins de tels sommets. (Un temps.) Oui, il semble s’être produit quelque chose, quelque chose semble s’être produit, et il ne s’est rien produit du tout, c’est toi qui as raison, Willie. (Un temps.) L’ombrelle sera de nouveau là demain, à côté de moi sur ce mamelon, pour m’aider à tirer ma journée. (Elle ramasse la glace.) Je prends cette petite glace, je la brise sur une pierre — (elle le fait) — je la jette loin de moi — (elle la jette derrière elle) — elle sera de nouveau là demain, dans le sac, sans une égratignure, pour m’aider à tirer ma journée. (Un temps.) Non, on ne peut rien faire. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux, la façon dont les choses… (la voix se brise, elle baisse la tête)… les choses… si merveilleux. (Un temps long, tête baissée. Finalement elle se tourne, toujours penchée, vers le sac, en sort tout un bric-à-brac inidentifiable, le refourre dans le sac, farfouille plus profond, sort finalement une boîte à musique, remonte le mécanisme, le déclenche, écoute la musique pendant un moment penchée sur la boîte qu’elle tient des deux mains, revient de face, se redresse lentement et écoute la musique — la Valse « Heure exquise » de la « Veuve joyeuse » — en serrant la boîte des deux mains contre sa poitrine. Peu à peu une expression heureuse. Elle se balance au rythme. La musique s’arrête. Un temps. La voix rauque de Willie entonne l’air — sans paroles. L’expression heureuse augmente. Willie s’arrête. Elle dépose la boîte.) Oh le beau jour encore que ça aura été ! (Elle bat des mains.) Encore, Willie, encore ! (Elle bat des mains.) Bis, Willie, je t’en supplie ! (Un temps. Fin de l’expression heureuse.) Non ? Tu ne veux pas faire ça pour moi ? (Un temps.) Eh bien, c’est très compréhensible, très compréhensible. On ne peut pas chanter comme ça, uniquement pour faire plaisir à l’autre, aussi cher soit-il, non, le chant doit venir du cœur, voilà ce que je dis toujours, couler de source, comme le merle. (Un temps.) Que de fois j’ai dit, dans les heures noires, Chante maintenant, Winnie, chante ta chanson, il n’y a plus que ça à faire, et ne le faisais pas. (Un temps.) Ne le pouvais pas. (Un temps.) Non, comme le merle, ou l’oiseau de l’aurore, sans souci de profit, ni pour soi, ni pour autrui. (Un temps.) Et maintenant ? (Un temps long. Bas.) Etrange sensation. (Un temps. De même.) Etrange sensation, que quelqu’un me regarde. Je suis nette, puis floue, puis plus, puis de nouveau floue, puis de nouveau nette, ainsi de suite, allant et venant, passant et repassant, dans l’œil de quelqu’un. (Un temps. De même.) Etrange ? (Un temps. De même.) Non, ici tout est étrange. (Un temps. Voix normale.) Je m’entends dire, Tais-toi maintenant, Winnie, un peu, veux-tu, ne gaspille pas tous les mots de la journée, tais-toi et fais quelque chose, veux-tu, pour changer. (Elle lève les mains et les tient ouvertes devant ses yeux. A ses mains.) Faites quelque chose ! (Elle se tourne vers le sac, farfouille dedans, en sort une lime à ongles, revient de face et commence à se limer les ongles. Elle lime pendant un moment en silence. Puis ce qui suit ponctué par la lime.) L’image me remonte — des abîmes — d’un Monsieur Piper — d’un Monsieur et peut-être — d’une Madame Piper — mais non — ils se tiennent la main — sa fiancée donc plutôt — ou une simple amie — très chère. (Elle regarde ses ongles de plus près.) Très cassants aujourd’hui. (Elle se remet à limer.) Piper — Piper — le nom te dit — quelque chose — à toi, Willie — évoque je veux dire — une réalité quelconque — pour toi, Willie — ne réponds pas — si ça t’embête — tu t’es déjà — bien assez — dépensé — Piper — Piper. (Elle examine les ongles limés.) Un peu plus sortables. (Elle lève la tête, regarde devant elle.) Tiens-toi, Winnie, voilà ce que je dis toujours, advienne que pourra, tiens-toi. (Un temps. Elle se remet à limer.) Oui — Piper — (elle s’arrête de limer, lève la tête, regarde devant elle) — ou Cooker, ce ne serait pas plutôt Cooker ? (Elle se tourne un peu vers Willie.) Cooker, Willie, est-ce que Cooker soulève un voile ? (Un temps. Se tournant un peu plus, plus fort.) Cooker, Willie, est-ce que Cooker réveille un écho, le nom Cooker ? (Un temps. Elle se renverse en arrière pour le regarder. Un temps.) Oh quand même ! (Un temps.) Qu’est-ce que tu as fait de ton mouchoir ? (Un temps.) Oh Willie, tu ne vas pas l’avaler ! Ejecte, de grâce, éjecte ! (Un temps. Elle revient de face.) Enfin ce n’est que naturel, faut croire. (La voix se brise.) Qu’humain. (Un temps. De même.) Que peut-on faire ? (Un temps. De même.) Du matin au soir. (Un temps. De même.) Jour après jour. (Un temps. Elle lève la tête. Sourire.) Le vieux style ! (Fin du sourire. Elle reprend ses ongles.) Non, déjà fait celui-là. (Elle passe au suivant.) Fallait mettre mes lunettes. (Un temps.) Trop tard. (Elle termine la main gauche, l’inspecte.) Un peu plus présentables. (Elle commence la main droite. Ce qui suit ponctué comme avant.) Enfin — peu importe — ce Cooker — Piper — peu importe — et la femme — main dans la main — chacun une sacoche — genre fourre-tout — marron — plantés là à me fixer — bouche bée — puis lui — Piper — Cooker — peu importe — A quoi qu’elle joue ? dit-il — à quoi que ça rime ? dit-il — fourrée jusqu’aux nénés — dans le pissenlit — grossier personnage — ça signifie quoi ? dit-il — c’est censé signifier quoi ? — et patati — et patata — toutes les bêtises — habituelles — tu m’entends ? dit-il — hélas, dit-elle — comment hélas ? dit-il — qu’est-ce que ça signifie hélas ? (Elle s’arrête de limer, lève la tête, regarde devant elle.) Et toi ? dit-elle. Toi tu rimes à quoi, tu es censé signifier quoi ? Est-ce parce que tu tiens encore debout sur tes deux panards plats, ton vieux baise-en-ville bourré de caca en conserve et de caleçons de rechange, me traînant d’un bout à l’autre de ce fumier de désert — vraie harengère, digne compagne — (soudain violente) — lâche-moi, dit-elle, nom de Dieu, et croule, croule ! (Elle se remet à limer.) Pourquoi qu’il ne la déterre pas ? dit-il — allusion à toi, mon ange — à quoi qu’elle lui sert comme ça ? — à quoi qu’il lui sert comme ça ? — ainsi de suite — toutes les sottises — habituelles — faut la déterrer, dit-il — comme ça elle n’a pas de sens — la déterrer avec quoi ? dit-elle — les mains nues, dit-il, je le ferais les mains nues — devaient être mari et — femme. (Elle lime en silence.) Puis les voilà partis — main dans la main — les sacoches — ils s’éloignent — flous — puis plus — derniers humains — à s’être fourvoyés par ici. (Elle termine la main droite, l’inspecte, dépose la lime, regarde devant elle.) Etrange, de tels revenants, à un tel moment. (Un temps.) Etrange ? (Un temps.) Non, ici tout est étrange. (Un temps.) J’en suis reconnaissante en tout cas. (La voix se brise.) Très reconnaissante. (Elle baisse la tête. Un temps. Elle lève la tête. Calme.) Baisser et lever la tête, baisser et lever, toujours ça. (Un temps.) Et maintenant ? (Un temps long. Elle commence à faire de l’ordre en rentrant les objets dans le sac, la brosse à dents en dernier. Cette opération ponctue ce qui suit.) Il est sans doute — un peu tôt — pour s’apprêter — pour la nuit — (elle s’arrête de ranger, lève la tête, sourit) — le vieux style ! — (fin du sourire, elle se remet à ranger) — et cependant je le fais — je m’apprête — pour la nuit — sentant qu’elle est proche — que ça va sonner — pour le sommeil — me disant, Winnie — plus pour longtemps, Winnie — ça va sonner — pour le sommeil. (Elle s’arrête de ranger, lève la tête, regarde devant elle.) Il arrive que je me trompe. (Sourire.) Mais pas souvent. (Fin du sourire.) Il arrive que tout est fini, pour la journée, tout fait, tout dit, tout prêt, pour la nuit, et la journée pas finie, loin d’être finie, la nuit pas prête, loin loin d’être prête. (Sourire.) Mais pas souvent. (Fin du sourire.) Oui, quand je sens que ça vient, que ça va sonner, pour le sommeil, et m’apprête par conséquent, pour la nuit — (geste) — de cette façon, il arrive que je me trompe — (sourire) — mais pas souvent. (Fin du sourire. Elle se remet à ranger.) Je pensais autrefois — je dis, je pensais autrefois — que toutes ces choses — remises dans le sac — si trop tôt — remises trop tôt — qu’on pouvait les reprendre — le cas échéant — au besoin — et ainsi de suite — indéfiniment — remises — reprises — jusqu’à ce que ça sonne — pour le sommeil. (Elle s’arrête de ranger, lève la tête, sourit.) Mais non. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Elle se remet à ranger.) Ça pourrait sembler étrange — oui, sans doute — ce… comment dire ? — ce que je viens de dire — oui, sans doute — (elle ramasse le revolver) — étrange — (elle se tourne pour rentrer le revolver dans le sac) — si ce n’était — (sur le point de rentrer le revolver elle arrête son geste et revient de face) — si ce n’était — (elle dépose le revolver à sa droite, s’arrête de ranger, lève la tête) — que tout semble étrange. (Un temps.) Très étrange. (Un temps.) Jamais rien qui change. (Un temps.) Et de plus en plus étrange. (Un temps. Elle se penche de nouveau, ramasse le dernier objet, à savoir la brosse à dents, et se tourne pour la rentrer dans le sac lorsque du remue-ménage du côté de Willie attire son attention. Elle se renverse pour voir. Un temps.) Las de ton trou, mon lapin ? (Un temps.) Eh bien, je comprends ça. (Un temps.) Ton paille ! (Un temps.) Ah tu n’es plus le rampeur d’autrefois, pauvre chéri. (Un temps.) Non, plus le rampeur qui conquit mon cœur. (Un temps.) Sur les genoux, mon chéri, essaie sur les genoux, les pattes par terre. (Un temps.) Genoux ! Genoux ! (Un temps.) Quelle malédiction, la mobilité ! (Elle suit des yeux la progression de Willie vers elle derrière le mamelon, c’est-à-dire vers la place qu’il occupait au début de l’acte.) Encore un pied six pouces, Willie, et tu es rendu. (Un temps pendant qu’elle observe les derniers pouces.) Ah ! (Elle revient péniblement de face, se frotte le cou.) Torticolis à force de t’admirer. (Elle se frotte le cou.) Mais ça vaut le coup, ça vaut mille fois le coup. (Elle se tourne un peu vers lui.) Tu sais le rêve que je fais quelquefois ? (Un temps.) Le rêve que je fais quelquefois, Willie ? (Un temps.) Que tu viendras vivre de ce côté que je puisse te voir. (Un temps. Elle revient de face.) J’en serais transformée. (Un temps.) Méconnaissable. (Elle se tourne un peu vers lui.) Ou seulement de temps en temps, de ce côté seulement de temps en temps, que je me repaisse de toi. (Un temps. Elle revient de face.) Mais tu ne peux pas, je sais. (Elle baisse la tête.) Je sais. (Un temps. Elle lève la tête.) Enfin — (elle regarde la brosse) — plus pour longtemps, Winnie — (elle regarde la brosse) — ça va sonner. (Le crâne chauve de Willie, partie postérieure, apparaît au-dessus de la pente du mamelon. Winnie regarde la brosse de plus près.) Solennellement garantie… (elle lève la tête)… comment c’était encore ? (La main de Willie apparaît tenant le mouchoir qu’elle étale sur le crâne, puis disparaît.) Véritable pure… solennellement garantie… (La main de Willie réapparaît tenant le canotier qu’elle ajuste sur le crâne, coquettement de biais, puis disparaît)… ah ! soie de porc ! (Un temps.) Qu’est-ce que c’est, un porc, au juste ? (Un temps. Se tournant un peu vers Willie.) Qu’est-ce que c’est au juste, Willie, un porc ? (Un temps. Se tournant un peu plus, suppliante.) Willie, je t’en supplie, qu’est-ce que c’est, un porc ?
Un temps.
WILLIE. — Cochon mâle châtré. (Winnie a une expression heureuse.) Elevé aux fins d’abattage.
Winnie revient de face. L’expression heureuse augmente. Willie ouvre son journal, mains invisibles. Les pages jaunies viennent encadrer sa tête. Winnie regarde devant elle, expression toujours heureuse.
WINNIE. — Oh le beau jour encore que ça aura été, encore un ! (Un temps.) Malgré tout. (Fin de l’expression heureuse.) Jusqu’ici.
Un temps. Willie tourne la page. Un temps. Il tourne la page. Un temps.
WILLIE. — Prime rendement.
Un temps. Winnie enlève sa toque, se tourne pour la rentrer dans le sac, arrête le geste, revient de face. Sourire.
WINNIE. — Non. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Elle remet sa toque, regarde devant elle. Willie tourne la page.) Et maintenant ? (Un temps long.) Chante. (Un temps.) Chante ta chanson, Winnie. (Un temps.) Non ? (Un temps.) Alors prie. (Un temps.) Prie ta prière, Winnie.
Un temps. Willie tourne la page. Un temps.
WILLIE. — Avantages sociaux.
Un temps. Winnie regarde devant elle. Willie tourne la page. Un temps. Le journal disparaît.
WINNIE. — Prie ta vieille prière, Winnie.
Un temps long.
RIDEAU