ACTE II

 

Scène comme au premier acte.

Willie invisible.

Winnie enterrée jusqu’au cou, sa toque sur la tête, les yeux fermés. La tête, qu’elle ne peut plus tourner, ni lever, ni baisser, reste rigoureusement immobile et de face pendant toute la durée de l’acte. Seuls les yeux sont mobiles. Voir indications.

Sac et ombrelle à la même place qu’au début du premier acte. Revolver bien en évidence à droite de la tête.

Un temps long.

Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. La sonnerie s’arrête. Elle regarde devant elle. Un temps long.

WINNIE. — Salut, sainte lumière. (Un temps. Elle ferme les yeux. Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. La sonnerie s’arrête. Elle regarde devant elle. Sourire. Un temps. Fin du sourire. Un temps.) Quelqu’un me regarde encore. (Un temps.) Se soucie de moi encore. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux. (Un temps.) Des yeux sur mes yeux. (Un temps.) Quel est ce vers inoubliable ? (Un temps. Yeux à droite.) Willie. (Un temps. Plus fort.) Willie. (Un temps. Yeux de face.) Peut-on parler encore de temps ? (Un temps.) Dire que ça fait un bout de temps, Willie, que je ne te vois plus. (Un temps.) Ne t’entends plus. (Un temps.) Peut-on ? (Un temps.) On le fait. (Sourire.) Le vieux style ! (Fin du sourire.) Il y a si peu dont on puisse parler. (Un temps.) On parle de tout. (Un temps.) De tout ce dont on peut. (Un temps.) Je pensais autrefois… (un temps)… je dis, je pensais autrefois que j’apprendrais à parler toute seule. (Un temps.) Je veux dire à moi-même le désert. (Sourire.) Mais non. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire.) Donc tu es là. (Un temps.) Oh tu dois être mort, oui, sans doute, comme les autres, tu as dû mourir, ou partir, en m’abandonnant, comme les autres, ça ne fait rien, tu es là. (Un temps. Yeux à gauche.) Le sac aussi est là, le même que toujours, je le vois. (Yeux à droite. Plus fort.) Le sac est là, Willie, pas une ride, celui que tu me donnas ce jour-là… pour faire mon marché. (Un temps. Yeux de face.) Ce jour-là. (Un temps.) Quel jour-là ? (Un temps.) Je priais autrefois. (Un temps.) Je dis, je priais autrefois. (Un temps.) Oui, j’avoue. (Sourire.) Plus maintenant. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Un temps.) Autrefois… maintenant… comme c’est dur, pour l’esprit. (Un temps.) Avoir été toujours celle que je suis — et être si différente de celle que j’étais. (Un temps.) Je suis l’une, je dis l’une, puis l’autre. (Un temps.) Tantôt l’une, tantôt l’autre. (Un temps.) Il y a si peu qu’on puisse dire. (Un temps.) On dit tout. (Un temps.) Tout ce qu’on peut. (Un temps.) Et pas un mot de vrai nulle part. (Un temps.) Mes bras. (Un temps.) Mes seins. (Un temps.) Quels bras ? (Un temps.) Quels seins ? (Un temps.) Willie (Un temps.) Quel Willie ? (Affirmative avec véhémence.) Mon Willie ! (Yeux à droite. Appelant.) Willie ! (Un temps. Plus fort.) Willie ! (Un temps. Yeux de face.) Enfin, ne pas savoir, ne pas savoir de façon certaine, grande bonté, tout ce que je demande. (Un temps.) Hé oui… autrefois… maintenant… ombre verte… ceci… Charlot… baisers… ceci… tout ça… très troublant pour l’esprit. (Un temps.) Mais le mien n’en est pas troublé. (Sourire.) Plus maintenant. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Un temps. Elle ferme les yeux. Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. Un temps.) Je revois des yeux… et je les vois se fermer… tranquilles… pour voir tranquilles. (Un temps.) Pas les miens. (Sourire.) Plus maintenant. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Un temps.) Willie. (Un temps.) La terre, Willie, tu crois qu’elle a perdu son atmosphère ? (Un temps.) Tu crois, Willie ? (Un temps.) Tu n’as pas d’opinion ? (Un temps.) Eh bien, c’est bien toi, tu n’as jamais eu d’opinion, sur quoi que ce soit. (Un temps.) C’est compréhensible. (Un temps.) Très. (Un temps.) Le globe. (Un temps.) Je me demande quelquefois. (Un temps.) Peut-être pas toute. (Un temps.) Il reste toujours quelque chose. (Un temps.) De toute chose. (Un temps.) Quelques restes. (Un temps.) Si la raison sombrait. (Un temps.) Elle ne le fera pas bien sûr. (Un temps.) Pas tout à fait. (Un temps.) Pas la mienne. (Sourire.) Plus maintenant. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Un temps.) Ça pourrait être le froid éternel. (Un temps.) La glace éternelle. (Un temps.) Simple hasard, je présume, heureux hasard. (Un temps.) Ah oui, de grandes bontés, de grandes bontés. (Un temps.) Et maintenant ? (Un temps.) Le visage. (Un temps.) Le nez. (Elle louche vers le nez.) Je le vois… (louchant)… le bout… les narines… souffle de vie… cette courbe que tu prisais tant… (elle allonge les lèvres)… une ombre de lèvre… (elle les allonge)… si je fais la moue… (elle tire la langue)… la langue bien sûr… (elle la tire)… que tu goûtais tant… (elle la tire)… si je la tire… (elle la tire)… le bout… (elle lève les yeux)… un rien de front… de sourcil… imagination peut-être… (yeux à gauche)… la joue… non… (yeux à droite)… non… (elle gonfle les joues)… même si je les gonfle… (yeux à gauche, elle gonfle les joues)… non… non… vermeil bernique. (Yeux de face.) C’est tout. (Un temps.) Le sac bien sûr. (Yeux à gauche.) Un peu flou… mais le sac. (Yeux de face. Nonchalante.) La terre bien sûr et le ciel. (Yeux à droite.) L’ombrelle que tu me donnas… ce jour-là… (un temps)… ce jour-là… le lac… les roseaux. (Yeux de face. Un temps.) Quel jour-là ? (Un temps.) Quels roseaux ? (Un temps long. Elle ferme les yeux. Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. Un temps. Yeux à droite.) Brownie bien sûr. (Un temps.) Tu te rappelles Brownie, Willie, je le vois. (Un temps. Plus fort.) Brownie est là, Willie, à côté de moi. (Un temps. Encore plus fort.) Brownie est là, Willie. (Un temps. Yeux de face.) C’est tout. (Un temps.) Que ferais-je sans eux ? (Un temps.) Que ferais-je sans eux, quand les mots me lâchent ? (Un temps.) Regarder devant moi, les lèvres rentrées ? (Un temps long pendant qu’elle le fait.) Je ne peux pas. (Un temps.) Ah oui, de grandes bontés, de grandes bontés. (Un temps long. Bas.) Quelquefois j’entends des bruits. (Expression d’écoute. Voix normale.) Mais pas souvent. (Un temps.) Je les bénis, je bénis les bruits, ils m’aident à… tirer ma journée. (Sourire.) Le vieux style ! (Fin du sourire.) Oui, ce sont de beaux jours, les jours où il y a des bruits. (Un temps.) Où j’entends des bruits. (Un temps.) Je pensais autrefois… (un temps)… je dis, je pensais autrefois qu’ils étaient dans ma tête. (Sourire.) Mais non. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire.) Ça c’était la logique. (Un temps.) La raison. (Un temps.) Je n’ai pas perdu la raison. (Un temps.) Pas encore. (Un temps.) Pas toute. (Un temps.) Il m’en reste. (Un temps.) Des bruits. (Un temps.) Comme des petits… effritements, des petits… éboulements. (Un temps. Bas.) Ce sont les choses, Willie. (Un temps. Voix normale.) Dans le sac, hors le sac. (Un temps.) Ah oui, les choses ont leur vie, voilà ce que je dis toujours, les choses ont une vie. (Un temps.) Ma glace, par exemple, elle n’a pas besoin de moi. (Un temps.) Et quand ça sonne. (Un temps.) Ça fait mal, comme une lame. (Un temps.) Une gouge. (Un temps.) On ne peut pas rester sourd. (Un temps.) Que de fois j’ai dit… (un temps)… je dis, que de fois j’ai dit, Reste sourde, Winnie, t’occupe pas, dors et veille, dors et veille, comme ça te chante, ouvre et ferme les yeux, comme ça te chante, ou comme ça t’arrange le mieux. (Un temps.) Ouvre et ferme les yeux, Winnie, ouvre et ferme, toujours ça. (Un temps.) Mais non. (Sourire.) Plus maintenant. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Un temps.) Et maintenant ? (Un temps.) Et maintenant, Willie ? (Un temps long.) Il y a mon histoire bien sûr, quand tout fait défaut. (Un temps.) Une vie. (Sourire.) Une longue vie. (Fin du sourire.) Commençant dans la matrice, comme au temps jadis, Mildred se souvient, elle se souviendra, de la matrice, avant de mourir, la matrice maternelle. (Un temps.) Elle a déjà quatre ou cinq ans et vient de se voir offrir une grande poupée de cire. Tout habillée, ensemble complet. (Un temps.) Souliers, socquettes, dessous à trous-trous, jeu complet, jupette bergère, gants. (Un temps.) Ajourés blancs. (Un temps.) Petit chapeau de paille blanc, avec élastique. (Un temps.) Collier de perles. (Un temps.) Petit livre d’images avec légendes en vrais caractères à mettre sous le bras quand elle fait sa promenade. (Un temps.) Yeux bleu pervenche qui s’ouvrent et se ferment. (Ton narrateur.) Le soleil dépassait à peine l’horizon que Millie se leva, descendit… (un temps)… mit son petit peignoir, descendit toute seule l’escalier abrupt, à quatre pattes à reculons, quoique cela lui fût défendu, entra dans… (un temps)… franchit sur la pointe des pieds le corridor silencieux, entra dans la nursery et se mit à déshabiller Fifille. (Un temps.) S’enfila sous la table et se mit à déshabiller Fifille. (Un temps.) La grondant cependant. (Un temps.) Soudain une souris — (Un temps long.) Doucement, Winnie. (Un temps long. Appelant.) Willie ! (Un temps. Plus fort.) Willie ! (Ton de reproche amène.) Par moments je trouve ton attitude un peu étrange, Willie, ça ne te ressemble pas d’être cruel sans nécessité. (Un temps.) Etrange ? (Un temps.) Non. (Sourire.) Pas ici. (Sourire plus large.) Plus maintenant. (Fin du sourire.) Et pourtant — (Soudain inquiète.) Pourvu qu’il ne se passe rien ! (Yeux à droite. Fort.) Est-ce que tout va bien, mon chéri ? (Un temps. Yeux de face.) Plaise à Dieu qu’il ne se soit pas enfilé la tête la première ! (Yeux à droite. Fort.) Tu n’es pas bloqué, Willie ? (Un temps. De même.) Tu n’es pas coincé, Willie ? (Un temps. Yeux de face. Expression de détresse.) Peut-être qu’il appelle à lui, pendant tout ce temps, sans que je l’entende. (Un temps.) Bien sûr, j’entends des cris. (Un temps.) Mais ils sont dans ma tête, non ? (Un temps.) Est-ce possible que — (Un temps. Avec assurance.) Non non, ma tête est pleine de cris, depuis toujours. (Un temps.) De faibles cris confus. (Un temps.) Ils viennent. (Un temps.) Puis s’en vont. (Un temps.) Comme au gré du vent. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux. (Un temps.) Ils cessent. (Un temps.) Ah oui, de grandes bontés, de grandes bontés. (Un temps.) La journée est maintenant bien avancée. (Sourire. Fin du sourire.) Et cependant il est encore un peu tôt, sans doute, pour ma chanson. (Un temps.) Chanter trop tôt est funeste, je trouve toujours. (Un temps.) D’un autre côté, il vous arrive de trop attendre. (Un temps.) Ça sonne, pour le sommeil, et on n’a pas chanté. (Un temps.) La journée tout entière a fui — (sourire, fin du sourire) — sans retour, et pas la moindre chanson de quelque sorte que ce soit. (Un temps.) Il y a un problème ici. (Un temps.) On ne peut pas chanter… comme ça, non. (Un temps.) Ça monte aux lèvres, on ne sait pourquoi, le moment est mal choisi, on ravale. (Un temps.) On dit, C’est le moment, c’est maintenant ou jamais, et on ne peut pas. (Un temps.) Peut pas chanter, tout bonnement. (Un temps.) Pas une note. (Un temps.) Autre chose, Willie, avant de passer à autre chose. (Un temps.) La tristesse après chanter. (Un temps.) As-tu connu ça, Willie ? (Un temps.) Au cours de ton expérience ? (Un temps.) Non ? (Un temps.) La tristesse au sortir des rapports sexuels intimes, celle-là nous est familière, certes. (Un temps.) Là-dessus tu serais d’accord avec Aristote, Willie, je pense. (Un temps.) Oui, celle-là nous la connaissons et savons y faire front. (Un temps.) Mais après chanter… (Un temps.) Elle ne dure pas bien sûr. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux. (Un temps.) Elle se dissipe. (Un temps.) Quels sont ces vers exquis ? (Un temps.) Tout… ta-la-la… tout s’oublie… la vague… non… délie… tout ta-la-la tout se délie… la vague… non… flot… oui… le flot sur le flot s’oublie… replie… oui… le flot sur le flot se replie… et le flot… non… vague… oui… et la vague qui passe oublie… oublie… (Un temps. Avec un soupir.) On perd ses classiques. (Un temps.) Oh pas tous. (Un temps.) Une partie. (Un temps.) Il en reste une partie. (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux, qu’il vous en reste une partie, de vos classiques, pour vous aider à tirer votre journée. (Un temps.) Ah oui, abondance de bontés. (Un temps.) Et maintenant. (Un temps.) Et maintenant, Willie ? (Un temps long.) J’appelle devant l’œil de l’esprit… Monsieur Piper… ou Cooker. (Elle ferme les yeux. Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. Un temps.) Main dans la main, sacoches. (Un temps.) Entre deux âges. (Un temps.) Plus jeunes, pas vieux. (Un temps.) Plantés là à me fixer, bouche bée. (Un temps.) Pas mal la poitrine, dit-il, j’ai vu pis. (Un temps.) Pas mal les épaules, dit-il, j’ai vu pires. (Un temps.) Est-ce qu’elle sent ses jambes ? dit-il. (Un temps.) Est-ce que ça vit encore, ses jambes ? dit-il. (Un temps.) Est-ce qu’elle est à poil là-dedans ? dit-il. (Un temps.) Demande-lui, dit-il, moi je n’ose pas. (Un temps.) Lui demander quoi ? dit-elle. (Un temps.) Si ça vit encore, ses jambes. (Un temps.) Si elle est à poil là-dedans. (Un temps.) Demande-lui toi-même, dit-elle. (Soudain violente). Lâche-moi sacré nom de Dieu et croule ! (Un temps. De même.) Crève ! (Sourire.) Mais non. (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire.) Je les regarde s’éloigner. (Un temps.) Main dans la main, sacoches. (Un temps.) Flous. Puis plus. (Un temps.) Derniers humains — à s’être fourvoyés par ici. (Un temps.) Jusqu’ici. (Un temps.) Et maintenant ? (Un temps. Bas.) A moi. (Un temps. De même.) A moi, Willie. (Un temps. De même.) Non ? (Un temps long.) Soudain une souris… (Un temps. Ton narrateur.) Soudain une souris… sur sa petite cuisse… plus haut… plus haut… et Mildred, lâchant Fifille dans son épouvante, se mit à crier — (Winnie pousse un cri perçant) — et cria et cria — (Winnie crie deux fois) — cria et cria jusqu’à ce qu’ils accourent tous, dans leurs vêtements de nuit, Papa, Maman, Bibbie et la vieille… Annie, pour voir ce qui n’allait pas, ce que ça pouvait bien être mon Dieu mon Dieu qui n’allait pas. (Un temps.) Trop tard. (Un temps. Bas.) Trop tard. (Un temps long. A peine audible.) Willie. (Un temps. Voix normale.) Enfin plus pour longtemps, Winnie, ça va sonner, pour le sommeil. (Un temps.) Alors tu pourras fermer les yeux, alors tu devras fermer les yeux, et ne plus les ouvrir. (Un temps.) Pourquoi redire ça ? (Un temps.) Je pensais autrefois… (un temps)… je dis, je pensais autrefois qu’il n’y avait jamais aucune différence entre une fraction de seconde et la suivante. (Un temps.) Je me disais autrefois… (un temps)… je dis, je me disais autrefois, Winnie, tu ne changeras jamais, il n’y a jamais aucune différence entre une fraction de seconde et la suivante. (Un temps.) Pourquoi reparler de ça ? (Un temps.) Il y a si peu dont on puisse reparler. (Un temps.) On reparle de tout. (Un temps.) De tout ce dont on peut. (Un temps.) Mon cou me fait mal. (Un temps. Soudain violente.) Mon cou me fait mal ! (Un temps.) Ah ça va mieux ! (Ton légèrement irrité.) De la mesure en toute chose. (Un temps.) Je ne peux plus rien faire. (Un temps.) Plus rien dire. (Un temps.) Mais je dois dire plus. (Un temps.) Problème ici. (Un temps.) Non, il faut que ça bouge, quelque chose, dans le monde, moi c’est fini. (Un temps.) Un zéphyr. (Un temps.) Un souffle. (Un temps.) Quels sont ces vers immortels ? (Un temps.) Ça pourrait être le noir éternel. (Un temps.) Nuit noire sans issue. (Un temps.) Simple hasard, je présume, heureux hasard. (Un temps.) Ah oui, abondance de bontés. (Un temps long.) Et maintenant ? (Un temps.) Et maintenant, Willie ? (Un temps long.) Ce jour-là. (Un temps.) Le champagne rose. (Un temps.) Les verres flûtes. (Un temps.) Enfin seuls. (Un temps.) La dernière rasade, les corps se touchant presque. (Un temps.) Le regard. (Un temps long.) Quel jour-là ? (Un temps.) Quel regard ? (Un temps long.) J’entends des cris. (Un temps.) Chante. (Un temps.) Chante ta vieille chanson, Winnie.

Un temps long. Soudain expression d’écoute. Yeux à droite. La tête de Willie apparaît à sa droite, au pied du mamelon, au-dessus de la pente. Il est à quatre pattes, en tenue de cérémonie — haut de forme, habit, pantalon rayé, etc., gants blancs à la main. Longue moustache blanche et droite très fournie. Il regarde devant lui, se flatte la moustache. Il sort complètement de derrière le mamelon, tourne à sa gauche, s’arrête, lève les yeux vers Winnie. Il avance à quatre pattes vers le centre, s’arrête, tourne la tête de face, regarde devant lui, se flatte la moustache, rajuste sa cravate, affermit son chapeau, etc., avance un peu plus, s’arrête, ôte son chapeau et lève les yeux vers Winnie. Il est maintenant près du centre et dans son champ de vision. Ne pouvant plus soutenir l’effort de regarder en l’air il baisse la tête jusqu’à terre.

WINNIE. — (Mondaine.) Ça par exemple ! Voilà un plaisir auquel je ne m’attendais guère. (Un temps.) Ça me rappelle le printemps où tu venais me geindre ton amour. (Un temps.) Winnie, sois à moi, je t’adore ! (Il lève les yeux vers elle.) La vie une dérision sans Win ! (Elle éclate de rire.) Quel épouvantail, parler de chie-en-lit ! (Elle rit.) Où sont les fleurs ? (Un temps.) D’un jour. (Willie baisse la tête.) Qu’est-ce que tu as au cou ? Un anthrax ? (Un temps.) Faut surveiller ça, Willie, avant d’être envahi. (Un temps.) Où est-ce que tu étais tout ce temps ? (Un temps.) Qu’est-ce que tu faisais tout ce temps ? (Un temps.) Ta toilette ? (Un temps.) Tu ne m’as pas entendu crier ? (Un temps.) Tu t’étais coincé dans ton trou ? (Il lève les yeux vers elle.) C’est ça, Willie, regarde-moi. (Un temps.) Repais tes vieux yeux, Willie. (Un temps.) Il en reste quelque chose ? (Un temps.) Quelques restes ? (Un temps.) Je n’ai pas pu refaire ma beauté, tu sais. (Il baisse la tête.) Toi tu es encore reconnaissable, en un sens. (Un temps.) Tu penses venir vivre de ce côté maintenant… une petite saison peut-être ? (Un temps.) Non ? (Un temps.) Tu ne faisais que passer ? (Un temps.) Tu es devenu sourd, Willie ? (Un temps.) Muet ? (Un temps.) Oh je sais, tu n’as jamais été causant, Winnie sois à moi je t’adore et finie fleurette, la parole est aux offres et demandes. (Yeux de face.) Enfin quelle importance, ça aura été quand même un beau jour, après tout, encore un. (Un temps.) Plus pour longtemps, Winnie. (Un temps.) J’entends des cris. (Un temps.) Ça t’arrive, Willie, d’entendre des cris ? (Un temps.) Non ? (Yeux à droite sur Willie.) Regarde-moi encore, Willie. (Un temps.) Encore une fois, Willie. (Il lève les yeux vers elle. Heureuse.) Ah ! (Un temps. Choquée.) Qu’est-ce que tu as, jamais vu une tête pareille ! (Un temps.) Couvre-toi, chéri, c’est le soleil, pas de chichis, je permets. (Il lâche chapeau et gants et commence à grimper vers elle. Joyeuse.) Oh mais dis donc, c’est fantastique ! (Il s’immobilise, une main s’agrippant au mamelon, l’autre jetée en avant.) Allons, mon cœur, du nerf, vas-y, je t’applaudirai. (Un temps.) C’est moi que tu vises, Willie, ou c’est autre chose ? (Un temps.) Tu voulais me toucher… le visage… encore une fois ? (Un temps.) C’est un baiser que tu vises, Willie, ou c’est autre chose ? (Un temps.) Il fut une époque où j’aurais pu te donner un coup de main. (Un temps.) Et une autre, avant, où je te donnais un coup de main. (Un temps.) Tu avais toujours bougrement besoin d’un coup de main. (Il lâche prise, dégringole en bas du mamelon.) Brrroum ! (Il se remet à quatre pattes, lève les yeux vers elle.) Essaie encore une fois, Willie, je t’acclamerai. (Un temps.) Ne me regarde pas comme ça. (Un temps. Véhémente.) Ne me regarde pas comme ça ! (Un temps. Bas.) As-tu perdu la raison, Willie ? (Un temps. De même.) Tes pauvres vieux restes de raison ?

Un temps.

WILLIE. — (Bas.) Win.

Un temps. Les yeux de Winnie reviennent de face. Expression heureuse.

WINNIE. — Win ! (Un temps.) Oh le beau jour encore que ça aura été. (Un temps.) Encore un. (Un temps.) Après tout. (Fin de l’expression heureuse.) Jusqu’ici.

Un temps. Elle s’essaie à chantonner le début de l’air, celui de la boîte à musique, puis chante doucement.

Heure exquise

Qui nous grise

Lentement,

La caresse,

La promesse

Du moment,

L’ineffable étreinte

De nos désirs fous,

Tout dit, Gardez-moi

Puisque je suis à vous.

Un temps. Elle ferme les yeux. Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt. Elle sourit, yeux de face. Yeux à droite sur Willie, toujours à quatre pattes, le visage levé vers elle. Fin du sourire. Ils se regardent. Temps long.

 

RIDEAU