Vocabulaire esthétique a été publié en 1946. Les textes qui le composent sont une préfiguration polémique de Babel, paru deux ans plus tard. Ils morigènent et interpellent plus souvent qu'ils définissent et analysent. Leur ton est vif, parfois proche de l'invective. Celui de Babel n'est plus mesuré qu'en apparence.
Comme de la plupart de mes ouvrages de la même époque, je m'en suis dépris assez vite et me suis opposé à leur réédition jusqu'à ces dernières années. C'étaient des ouvrages dictés par les chocs en retour de mon appartenance au groupe surréaliste, dont je ne pouvais encore mesurer l'influence décisive qu'elle devait avoir sur ma sensibilité. Je suis resté en revanche parfaitement conscient des périls que présentent pour la cohérence et pour la lucidité, la candeur éblouie de plusieurs des thèses fondamentales du mouvement.
Œuvres en partie d'exaspération, que j'abandonnais à leur sommeil et dont je me sentais chaque jour plus éloigné. Trente ans ont passé : recul plus que suffisant pour qu'il ne soit plus possible d'en confondre l'inspiration avec celle de mes ouvrages plus récents. Peu à peu, je fus amené à estimer qu'il était plus franc et aussi plus exact de restituer ces volumes quasi reniés à la place ingrate qu'ils occupaient au début d'une évolution, dont le moins que je puisse dire est qu'elle n'avait cessé de s'écarter de leur maussade et injuste rigueur.
En 1970, je réunis mes premiers essais dans Approches de l'imaginaire. Ils dataient encore, à une exception près, du temps de l'aventure (1935-1945). Approches de la poésie couvre un laps de temps plus ample qui s'étend à peu près de 1945 à 1977 : ce nouveau recueil annonce déjà une « poétique », au sens élargi du mot qui, pour la première fois peut-être, ne désigne pas seulement une activité de l'esprit, mais que je souhaite faire apparaître comme une propriété générale de la nature entière.
Je me trouve, d'évidence, à l'opposé de mon point de départ. L'édition présente de Babel, surtout augmentée du Vocabulaire esthétique, n'a pour objet que de marquer l'intransigeance de ma première attitude. Celle-ci témoigne d'une adhésion exclusive, jalouse, à l'aventure humaine. C'est cette foi que j'ai perdue. D'où le culte ému que je porte aux pierres, qui justement ne sont pas susceptibles d'émotion.
Cependant, il ne conviendrait pas de prendre, par rapport à Babel, mes livres récents pour le signe d'une déception. A l'époque, et même auparavant, l'originalité de l'espèce humaine me paraissait sensiblement plus limitée que la tribu ne se plaît à l'imaginer. Dans « La mante religieuse », par exemple, ou dans « Mimétisme et psychasthénie légendaire », je m'étais appliqué à rechercher ce qui émerge ou subsiste en elle d'une plus vaste, secrète et indestructible solidarité. Tout de même, quel extravagant itinéraire : dans Babel, je suis alarmé par une trilogie funeste, que je m'évertue à conjurer et que, pour plus de clarté, j'inscris en sous-titre du volume : « orgueil, confusion et ruine de la littérature », et voici que je me retrouve adonné à une entreprise dix fois plus folle : la quête d'une ou de plusieurs des lois de l'économie générale du monde, du moins de la part de celle-ci qui ne s'exprime pas en nombres, ni nécessairement en émotions.
Aujourd'hui, les deux ouvrages témoignent essentiellement que je me suis d'abord dévoué sans réserve, pour ne pas dire aveuglément, à la cause de l'homme, avant que je la dilue, sinon la dissolve dans celle des trois règnes où l'animal accidentel s'entête à diviser le monde dont il fait partie. L'opposition de la nature et de l'art, qui détermine les pôles antagonistes du Vocabulaire esthétique, l'ouvre, puis le ferme sur deux démarches incompatibles. Je ne leur ai guère entrevu de résolution éventuelle que dans mes derniers ouvrages, lorsque la pierre et le discours ont fini par me suggérer, pour rejoindre ces inconciliables, l'axe de référence qui me manquait. J'ai cessé peu à peu de considérer l'homme comme extérieur à la nature ou comme sa finalité. Il va sans dire que, de la nature, je n'exclus pas, au contraire, le minéral dont l'homme me semble le prolongement extrême et dont il continue aux antipodes de l'univers par d'autres moyens les démarches obscures. Ma prédilection pour la stabilité et la sérénité des pierres, qui contredit assurément mes premiers choix, exalte en même temps à une « poétique » à l'état naissant qui se passe de tout remue-ménage d'idées ou de mots.
Mai 1978