J'admire autant qu'il faut les miracles de la nature. Je me souviens d'en avoir vu qui sont propres à confondre l'esprit. Je les évoque aisément. Ils viennent d'eux-mêmes me tenter, m'emplissant d'une secrète et coupable nostalgie. Et devant eux, voici que j'éprouve à nouveau l'émerveillement et le recul de la première rencontre. Tout m'est restitué présent et neuf.

Je revois sous un ciel pesant l'humidité et le soleil, composant leurs effets, instaurer la végétation dans ses pleins pouvoirs. Ils savent tirer d'une terre féconde une forêt fastueuse. Un frisson m'arrête à l'orée de sa magnificence. Jamais pourtant la nature ne fut si puissante ni si belle. Un calme tumulte de prodiges tous délicats ravit les regards et les retient prisonniers. Ce sont gerbes de fougères, dentelles infinies, colonnes flexibles et minces comme de longs corps de jeunes femmes, larges feuilles de moire, écharpes d'argent et d'émeraude. Tant d'ombre frémissante pour couvrir d'innombrables lumières. Des fleurs, joyaux frêles et sensibles, y répondent avec éclat aux rayons dont un astre éveille leurs couleurs au fond d'un vaste écrin. Tout vit. Une énergie inépuisable et lente se dépense en miracles.

Je crois me tenir sur le seuil d'un temple où je pressens qu'on célèbre des mystères étrangers. Quelque fidélité à ma race pensive me hérisse contre une fête où cependant mes plus chères attentes sont comblées : les vertus contraires, l'ordre et l'aisance, la force et la finesse, l'invention et le style, s'y trouvent soudain réconciliées et portées d'un coup à leur point d'incandescence. Elles scintillent et ruissellent dans leur dureté ; on les dirait fleuves de métal, exaltées à quelle ardeur inconcevable et adoucies à une souplesse comme de miel liquide. Leur rigueur est ferveur.

Est-il au monde spectacle qui promette davantage ? Qu'imaginer de plus capable de satisfaire toutes ambitions opposées que cette alliance de splendeur et d'abandon ? Ce sortilège que l'art cherche en vain à imiter, le voici offert par mille modèles inimitables. Ici la perfection est naturelle. Quel songe-creux n'a réclamé qu'au moins elle le parût dans les ouvrages de l'homme ? Mais ils n'y atteignent pas. Chez cet être embarrassé, la justice est boiteuse et la grâce incertaine. L'homme absent, le miracle renaît. Cette perfection partout répandue, faite de la tendresse de la vie, spontanément éclose, n'a pas besoin d'une dernière ruse pour donner le change et pour sembler facile. Elle le fut dès l'origine et le demeure dans ses raffinements suprêmes. Une réserve de vertus infaillibles fournit la matière, le dessin, la nuance. Et il n'est rien à reprendre dans l'accord qu'elle en propose. Tout jaillit et se voit aussitôt conjugué à un divin concert. La nature à la pointe de sa vigueur découvre une adresse souveraine qu'on croirait surnaturelle, pour produire d'emblée des merveilles comme ne parviennent à en concevoir ni l'industrie ni le calcul ni le génie même. Elles n'ont coûté pourtant ni veilles ni sueurs. La mollesse préside à cette prodigalité.

 

C'est trop de bonheur. De quel triste prix le fallut-il payer ? Je m'inquiète. Quelque piège sans doute est ouvert sous une adorable apparence. Chaque palme conseille une trahison. Elle dissimule de son élégance l'abîme trouble d'où elle sort : la fermentation et la vase des marais qui poussent, au-dessus d'un monde nauséeux, des calices rutilants. Ils éblouissent les yeux. Mais il faut assurément garder l'âme de se croire faite pour leur ressembler et capable comme eux de fleurir sans fatigue et sans artifice. Gagnant leurs privilèges, elle perdrait les siens, qui sont plus précieux et plus sûrs. Car la nature véritable des brillants pétales qui, dans l'ombre, rehaussent des plantes velues et des feuilles à toison, est plus trahie par l'odeur cadavérique qu'ils exhalent que cachée par les couleurs étincelantes qui les illuminent. Ces fleurs sont éphémères, voilà leur secret. Le même lourd soleil qui leur donna la force de déployer tant de splendeurs rapides, dans le même court instant fait lever d'une boue ignoble et tiède les vapeurs empoisonnées qui les tuent. En un moment, il les rend déjà décomposées à la pourriture dont il les tira. Les émaux qui prêtent leurs teintes violentes à la substance livide et peu formée de cette flore, ressemblent aux fards excessifs dont une poitrinaire couvre la pâleur de ses joues quand la maladie et l'approche de la mort n'ont pas pris soin de les empourprer elles-mêmes plus vivement que ne sut jamais faire la santé.

Puisse l'esprit demeurer insensible à un tel mirage. Il peut fonder sa loi sur de plus stables assises. Ces lumières, ces velours, qui flattent si bien les sens, lui présentent en réalité l'épouvantable image de la fécondité triomphante, embellie, enivrée par le surcroît vainqueur de ses forces fertiles. C'est l'horreur de la vie faisant et défaisant à l'aise ses monstres et ses miracles. Elle extrait souvent de réserves croupissantes la pompe et la délicatesse, la grâce et l'opulence, mais pour les rebrasser sur-le-champ dans la fange qui les enfanta et dont elles furent la plus passagère des métamorphoses. Certes nul travail ne réussit de telles merveilles. Il faut pour les produire un tout-puissant décret. Une magie immédiate les sort d'un coup du limon, et, elles aussi, comme les chefs-d'œuvre subits, sont achevées sans avoir coûté peine ni souci, impeccables sans qu'aucune ébauche décevante ait permis et précédé leur perfection.

Aussitôt complètes, aussitôt éclatantes, issues d'un luxe de pouvoirs et plus vite disparues qu'elles sont nées, ces fleurs sont mal détachées, dans leur brève saison, de leurs racines immondes. Elles appartiennent, comme elles, au bourbier où toutes les énergies se pressent sans jamais se définir, meurent et prolifèrent en un grouillement affreux qui ne connaît jamais discipline ni dessein. On imagine que là rampent, si d'aventure il réussit à s'en former, des êtres élémentaires qui sont tout sexe et tout cloaque. On ne discerne pas le mâle de la femelle, la panse de l'aliment ; et l'on sépare avec difficulté les accouplements où se confondent ces hermaphrodites, de leurs digestions où l'estomac et la nourriture paraissent se dissoudre mutuellement. Tout prospère et se multiplie dans une débauche de vie précipitée qui n'atteint pas à produire une existence distincte et durable. Ce monde ne connaît ni l'ordre ni l'indépendance. Les larves qui s'y meuvent, astreintes à la même impitoyable et tumultueuse anarchie, n'apparaissent que pour se répandre hors de leur sac. Elles restent éternellement en deçà de la forme et du nom, et jamais une âme ne confirme ou ne fixe leur enveloppe fugitive. Quel crédit accorder aux prodiges qu'une aveugle sorcellerie suscite de cet enfer ?

 

Je me félicite que l'homme n'en détienne pas la formule. Quel privilège à la fin que sa justice boiteuse et sa grâce incertaine ! Comme il est rassurant qu'il doive beaucoup peiner pour une réussite dérisoire au prix de celles-ci, qui n'ont exigé ni fidélité ni patience. Je vois dans son infirmité le gage d'un plus haut pouvoir : celui d'imposer par son zèle une autre beauté à une nature sans ambition qui se contentait de la sienne et ne souhaitait rien. Ce don, qu'elle reçoit malgré elle, lui arrête une forme où s'accroissent, tel un rare élixir, une vertu de durer, quelque approche d'immortalité et comme de l'âme. Ce sont là, je le sais, des biens pour elle superflus, pour l'homme aussi peut-être, et d'ailleurs presque chimériques. Toutefois, en même temps qu'il en pourvoit ses chefs-d'œuvre, il les acquiert pour lui-même, s'éloignant du règne sommaire autant qu'il en écarte de pitoyables trésors ; et le voici, comme eux, affirmé dans une dignité nouvelle.