I  LIBERTÉ

Dans la cité, il est peu de choses auxquelles il faille tenir autant qu'à la liberté. Mais dans les Lettres, où tout est libre dès l'abord, je veux dire où la cité n'intervient pas, où nulle contrainte n'est obligatoire, faire ce qui plaît est seulement paresse, manque d'audace et d'ambition. C'est s'en tenir à la nature. L'art exige davantage.

Dans les œuvres de l'esprit, les valeurs sont inverses : se créer un esclavage demande des efforts ingénieux et persévérants, non s'en libérer. C'est au point qu'ici la liberté réside d'abord dans l'invention des règles auxquelles l'écrivain choisit d'obéir. Il compte sur ces rigueurs pour dominer une matière qui lui échappe naturellement et qui le berne dès qu'il s'abandonne : sa propre pensée.

Il y a plus de liberté dans un texte où l'auteur a tout surveillé et dont il a soumis chaque mot à plusieurs servitudes que dans la page qui pour ainsi dire lui échappa, tant il laissa courir la plume, et qui fut écrite en dehors de tout soin et de sa conscience même, comme en transes. Elle ne contient à la fin que scories, manies, modes, préjugés et mécanismes, tous déchets qu'un peu d'attention eût filtrés.

Pour une part, les grands artistes sont ceux qui surent imaginer à leur usage de nouvelles entraves. Du reste, ne les conçoit pas qui veut : rien ne demande plus de science. Car il faut qu'elles soient bien adaptées au but qu'on s'efforce d'atteindre et qu'on sache vaincre les difficultés qu'elles entraînent. C'est pour tel effet qu'on eut besoin de chacune. Elles sont des outils, non des fins. Leur rôle est de rendre service. A elles seules, elles ne sont d'aucun bénéfice, elles ne donnent de talent à personne. Celui qui les suit doit savoir d'abord ce qu'il attend de son obéissance. S'il est docile ou aveugle, elles ne font que l'embarrasser. Car ce sont des outils, encore une fois : il faut connaître leur usage et imaginer d'avance le profit qu'on entend retirer de leur emploi.

Mais je reste chargé de chaînes, dira-t-on. Soit. Au moins me les suis-je fabriquées de bon gré et sur mesure. J'ai tout calculé, forme, matière et poids. C'est volontairement, enfin, que je les porte. Ne soupçonnez-vous pas que j'en espère de bons résultats ? En réalité, j'ai dessein de ne pas faire de mouvements désordonnés. Je crains de pécher par trop de légèreté. Je m'alourdis donc et me protège ainsi de gesticuler.

Mais si je désire danser ? D'abord, je ne le veux pas. Le voudrais-je, je rejetterais sans tarder ces chaînes devenues nuisibles, mais pour en chercher d'autres, qui conviennent à mon nouveau projet : cadence, rythme, que sais-je ? les diverses lois des mouvements et des attitudes.

Il me faut maintenant apprivoiser la pesanteur, comme je devais tout à l'heure craindre d'être trop léger. Mais je ne puis davantage me permettre la gesticulation. Direz-vous que je suis esclave ? Vous n'entendez rien à la liberté dont vous parlez tant. Car si l'on m'opprime, je me cabre. Il va de soi. Ici rien ne m'est interdit, si je n'y consens, mieux, si je ne le décide. Je suis seigneur et maître. C'est trop. Je me défie de cette toute-puissance. Je sais la rançon de tout abus facile. Aussi, pour bien étreindre, je borne de moi-même mes embrassements.

Et puis, je n'estime guère la gesticulation.