IV  ORDRE

Quelque élément sensuel est indispensable à l'art, qui apparaît même dans le plus intellectuel de tous, dans celui de la prose, où cadence et harmonie tiennent leur place. Et que dire de la poésie, où plusieurs ne voudraient voir que mélodie ? Mais il est des arts où les sens se trouvent beaucoup plus intéressés : par exemple, la peinture, qui réjouit les yeux, et la musique, qui enchante l'ouïe.

Il ne faut pas d'ailleurs aller trop vite : car les tableaux et les symphonies s'adressent aux yeux et aux oreilles de façon très particulière. On l'aperçoit bien en remarquant que tel qui a la vue perçante, apprécie fort mal la peinture et que celui-ci qui a de bonnes oreilles, n'en a pas pour la musique. Ce n'est donc pas l'acuité du sens qui est en jeu, ni ce par quoi on le reconnaît le plus utile à l'existence. Une étrange dissociation s'est effectuée, et tandis que le sens, pour une part, conserve sa fonction immédiate, pour une autre il se laisse séduire à une plus subtile faculté d'estimation.

Il me semble distinguer en ce départ la raison pour laquelle il n'est pas d'an de l'odorat, ni du tact, ni du goût. Les sensations (ou peu s'en faut) qui en viennent ne se dégagent pas assez du corps. Diffuses et envahissantes, elles ne sont pas susceptibles d'abstraction. Elles intéressent la muqueuse de trop près et trop exclusivement. Aucune dissociation ne se produit en elles entre la perception, le plaisir et la représentation. Au contraire, l'esprit sait jouir en contemplateur des sons et des couleurs ; il y distingue des gammes, des échelles et toutes sortes de rapports délicats et rigoureux, qui souffrent, s'il en est besoin, d'être exprimés par le nombre. Aussi l'artiste a-t-il loisir de les ordonner en constructions savantes, claires et sereines, où elles reçoivent un office inédit et pur. Voici qui les rend propres à servir l'objet à la jouissance esthétique.

Le plaisir que dispensent les autres ne flatte jamais que l'avidité de la vie. Il ne s'en sépare pas : il reste gourmandise et sensualité. Il s'étale, se dissipe et pour ainsi dire, s'évapore. Il est insaisissable. La jouissance qu'on en ressent demeure attachée à l'instant où on l'éprouve. On ne saurait la faire servir à rien qui tolère quelque ordonnance et mesure. Nul ne sait articuler ces sensations dans l'espace comme fait le peintre pour les visuelles, ou dans le temps comme fait le musicien pour les auditives. Leurs rapports mutuels, leur proximité, leur symétrie ou opposition, leur concert, n'apportent aucune jouissance plus déliée qu'elles-mêmes, qui sont, de toutes les sensations, les plus prises dans la physiologie. Aussi n'y a-t-il pas d'art qui puisse l'employer.

 

Que tirer de ces constatations ? C'est qu'il existe, dans l'art le plus sensuel qu'on imagine, une part qui dépasse la sensation et qui accède nécessairement au monde des accords et des géométries. Aussi, je ne crois pas que l'an consiste autant qu'on dit dans le naturel, le spontané et la soumission à toute force anarchique et jaillissante qui s'apparente à l'instinct ou au sang. La convulsion, le sursaut ni le spasme ne lui conviennent. On affirme, il est vrai, ouvrir par ces moyens les écluses du génie et libérer les énergies les plus puissantes. Certes : celles dont la puissance asservit bientôt la liberté et la conscience.

J'entends bien que l'art doit les utiliser, car à la fin, il n'en existe pas d'autres et elles sont à l'origine de tout. Il n'empêche que ce sont elles qui ruinent le plus sûrement les entreprises où l'art cherche fortune. Il commence où il peut instaurer un ordre qui lui soit particulier et qu'il ne sert de rien de dénoncer comme empreint d'artifice et de convention : c'est là sa raison d'être. Il est jeu. Que serait un jeu sans règles ?

 

Encore ne se faut-il pas abuser : artifice et convention, soit ; et si l'on y tient, rhétorique et casuistique, j'y consens. Mais encore n'est-ce qu'au regard des puissances obscures et indisciplinées qui sont seulement l'occasion ou la source de vertiges et d'ivresses : fugaces, impossibles à fixer ou à retenir, ne se composant pas, mais d'autant plus fulgurantes, impérieuses, exclusives. Je comprends qu'on les préfère et qu'on s'y abandonne. Elles procurent les voluptés les plus proches de la nature, partant les plus facilement accessibles et les plus aisément convaincantes. Mais l'art est ailleurs. Il procède selon d'autres lois, qui régissent toute jurisprudence et architecture et qu'il paraît toujours naturel de violer. Pourtant, qu'une faute soit commise contre elles, chacun l'aperçoit et en souffre, ce qui fait voir qu'elles ne sont pas si arbitraires qu'il apparaît d'abord. La convention et l'artifice trouvent ici leur nécessité. C'est qu'il s'agit de concevoir un ordre. Des conditions inédites définissent soudain le règne qu'il s'agit de fonder.