« Le premier qui compara la femme à une rose était un poète, le second était un imbécile. » Cette proposition, qu'on attribue à Nerval, formule exactement le mérite suprême qu'il est commun de consentir à l'originalité. Elle affirme sans nuance que l'invention fait le talent. Il suit que pour apprécier bien la valeur d'une œuvre d'art, il est nécessaire de la situer exactement dans la chronologie : précède-t-elle, on doit l'admirer ; et la mépriser, si elle suit. C'est peut-être trop accorder à l'histoire. Je reconnais volontiers la gloire des novateurs, mais elle n'est pas la plus durable. Une invention vient. On l'améliore bientôt et on oublie le premier et balbutiant essai, qui demanda pourtant le plus d'ingéniosité. Rien n'échappe à cette loi plus rigoureuse qu'équitable : l'important n'est pas d'inaugurer, c'est d'exceller. De fait, il n'y a pas de certitude dans la nouveauté, sinon justement qu'elle est passagère. Aussi je ne vois que les talents médiocres pour fuir tout modèle et mettre leur effort à chercher l'inédit. Un génie a plus d'audace : il peint une millième Descente de croix, sculpte une autre Vénus et choisit pour la tragédie qu'il rêve d'écrire le sujet le plus souvent traité. L'écrivain sûr de lui ne redoute pas la banalité. Il provoque à la comparaison, précisément parce qu'il se sent ou se sait incomparable. Il excède peut-être ses forces, mais au moins il joue le grand jeu. Quant à vous, que vous sert de n'avoir imité personne, si l'on peut aisément vous imiter, et vous dépasser même dans la voie que vous avez ouverte ? Ne désirez-vous que prendre date ?
Ou bien avez-vous vraiment foi dans le bien que vous convoitez, cette originalité à quoi vous sacrifiez tant ? Mais, ce faisant, vous la dégradez au lieu de lui donner du prix. Si vous ne poursuivez qu'elle, je devine les moyens que vous emploierez pour l'obtenir. Je ne suis pas si naïf que je prenne pour or tout ce qui brille. Je suis du métier, j'en connais les ressources. Il est de secrets plagiats que le plus averti ne décèle jamais. Ce sont ceux que vous ferez passer pour trouvailles inouïes. Seuls les plus indiscrets décalquent servilement. D'autres sont dociles, mais en prenant avec soin le contrepied du modèle. L'imitation est déjà moins visible. Considérez maintenant les plus industrieux : ils savent transposer une image, adapter un rythme, en un mot déguiser leurs emprunts et fondre habilement des larcins divers. Si l'originalité ne consiste qu'à composer une œuvre qui ne ressemble à aucune autre, nul doute qu'on puisse l'obtenir à bon marché et sans création aucune, rien que par l'effet de quelques artifices vulgaires et tout mécaniques, qu'il ne faut qu'employer en aveugle. Mais quelle conquête décevante et fragile !
Cet ouvrage hier surprenant et neuf, on ne le distingue plus le lendemain de ceux qu'on fit aussitôt suivant les mêmes recettes ; et la nouveauté s'est déplacée. Certes il était moderne, d'avant-garde, comme vous dites. Mais cela ne dure pas, c'est l'évidence même. Ne spéculez pas sur le temps. Vous perdriez à coup sûr. Vous vous voulez en avance sur votre époque. C'est vous vouloir en retard sur celle qui vient. Y avez-vous pensé ? Gardez-vous de prétendre rien dépasser. Vous vous mettez en passe de l'être à votre tour et fournissez des verges pour vous battre. Songez plutôt qu'une œuvre si simplement obtenue et par une si grossière visée, n'a pas de défense contre les contrefaçons. Abandonnez un projet misérable et vous efforcez de découvrir une originalité inaccessible, que l'éloignement élève et isole, comme il fait les plus hauts sommets, au lieu qu'il abaisse et confond les moindres, qui d'abord paraissaient grands. Mais une telle ambition, ce n'est plus déjà en cherchant l'originalité qu'on la contente, c'est en lui préférant la perfection, en voulant non pas faire différent, mais faire mieux.
Le génie ne répugne pas alors à prendre son bien où il le trouve. Il est plagiaire chaque fois qu'il en a besoin et n'a pas scrupule à l'être. Allez-vous le blâmer de tirer l'excellent du médiocre ? S'il n'y réussit pas, il est malhonnête. Il usurpe la gloire d'autrui. Mais s'il produit un chef-d'œuvre, qui osera s'en indigner ?