Il peut paraître bizarre qu'on ait fait de l'étonnement une valeur esthétique. (Que dis-je, de l'étonnement ? Du scandale.) On n'en prétendit pas moins que la première fonction de l'œuvre d'art consistait à dérouter le public, auquel on ouvrait ainsi, paraît-il, des horizons. On s'évertua donc à le stupéfier. Toutefois, rien ne s'use si vite que la capacité de s'étonner. La première fois, on reste bouche bée ; la seconde, on s'habitue ; à la troisième, on s'ennuie. Une surenchère continue est ici nécessaire. Elle a conduit à la fabrication d'objets extravagants par principe et par volonté délibérée.
Ce n'était pas là une nouveauté absolue, sinon par la destination expresse qui vouait ces objets à déconcerter l'amateur. Car, d'objets étranges par accident, il n'en manque pas.
La nature elle-même en fournit de loin en loin : un insecte, une racine, un morceau de lave, l'empreinte fossile dans la houille d'une fougère géante, la pierre du désert en forme de rose, toute épave, enfin, qui a subi durant des siècles la violence des vents, la pression des grands fonds ou l'action des hautes températures et qui, échappée de ces terribles laboratoires, vient échouer comme par miracle sur nos rives paisibles, formée ou déformée (on ne sait comment dire) par les forces élémentaires.
L'homme construit, de son côté, des objets non moins capables de le troubler. L'ingéniosité ou quelque inexplicable caprice suppléent ici à la patience et à la puissance disproportionnées des abîmes. Ce sont des surprises plus modestes, mais qui stupéfient davantage, venant de sources moins lointaines. Toutes proches et déjà étrangères, ces œuvres n'étonnent l'homme que parce que l'homme en est l'auteur. Il s'arrête devant des instruments conçus pour un usage qu'il ignore et dont la précision désaffectée, ouvrant le champ à maintes hypothèses, ne laisse pas de repos à l'imagination.
Bien souvent, il admire des ustensiles connus, tirelires, presse-papiers ou cuillers, dont la fonction très simple ne détermine pas nécessairement l'apparence. La fantaisie d'un artisan naïf peut en effet se permettre toutes sortes de variations qui les rendent quelquefois méconnaissables. On oublie le rôle vulgaire que doivent remplir ces accessoires familiers et surprenants à la fois. L'homme trouve alors plaisir à se voir dérouté par sa propre capacité d'invention, quand, par hasard livrée à elle-même, rien ne la guide ni ne la discipline.
Aucun de ces objets n'est apprécié pour son utilité ou pour sa grâce. A l'inverse, c'est précisément parce qu'on ne sait ni à quoi ils servent, ni en quoi ils peuvent plaire, qu'ils retiennent l'attention. Ils semblent des intrus dans le décor ordinaire de la vie et invitent la rêverie à les restituer à un autre monde où ils ne paraîtraient pas déplacés. Ils remplissent de cette manière une mission de dépaysement et réjouissent certains cœurs lassés d'une existence qui leur semble, comme par obligation, faussée dans son principe par les rigueurs de la logique ou de la morale. De tels êtres font alors volontiers, par contraste, leurs délices de l'absurde, du mystérieux, de l'atroce. En imagination, il va de soi.
Ces rebelles s'engouent pour tout ce qui confond ou scandalise le bon sens et se vengent ainsi des contraintes diverses qu'ils sentent peser sur leurs goûts, leurs pensées et leurs actes. C'est peu, bientôt, pour de pareils insatisfaits, de se contenter des objets libérateurs que leur offre la nature ou l'industrie. Ils dédaignent les miracles de rencontre et en fabriquent d'autres, qui répondent encore davantage à leurs désirs et qu'ils emplissent délibérément des charmes qui les ravissent.
Ils mobilisent à cet effet chaque théorie bien abstruse dont ils se sont entichés et qui fournit à leur imagination déficiente un lot de symboles utilisables. Car il lui faut pour s'émouvoir les piments les plus corrosifs et des épices venues de toutes Indes de l'esprit.
On aboutit à des objets monstrueux, d'une complication infinie, appliquée, méticuleuse et naïve à la fois. Or on les présente comme les témoignages d'une ferme volonté d'affranchir l'esprit de tout contrôle.
Je ne sais, du reste, si ces objets que l'on fabrique pour s'étourdir sont suceptibles de s'acquitter bien de leur rôle. Je peux, pour ma part, me trouver surpris par ce que présente d'exceptionnel le travail des éléments ou l'inspiration de l'homme. Mais comment m'étonner de bonne foi de ce que j'aurais créé à dessein pour provoquer mon étonnement ? Je n'en vois pas le moyen. Il n'y a pas d'escamoteur qui parvienne à s'émerveiller lui-même.
Quelle leçon, pourtant, que cet échec misérable ! On ne contemplera pas en vain ces efforts vers la fantaisie qui conseillent, à la fin, la sévérité. Celle-ci, à l'usage, se révèle d'un meilleur rendement. Car ce n'est rien d'étonner. Il faut que l'étonnement dure. C'est alors qu'il est fécond et se change en admiration.