On a coutume, dans une œuvre, de distinguer la forme et le fond. Beaucoup s'en indignent. Ils écoutent avec impatience le critique qui, examinant tel ouvrage, en loue la forme, mais en trouve le contenu discutable, ou inversement. Ils se récrient aussitôt : « Voici bien un pédant, qui ne sait pas encore que sa recherche criminelle s'attaque à un tout indivisible. A chaque pensée, sa forme. Leur union est si étroite qu'on ne saurait la rompre. Fond et forme sont deux aspects complémentaires d'une seule et même réalité, comme l'envers et l'endroit ou plutôt l'extérieur et l'intérieur d'une chose. Quelle folie que vouloir les séparer ! »
Ce n'est point folie et il s'en trouverait peu pour en douter, si la plupart n'étaient intéressés à la confusion. Trop souvent en effet, ceux qui s'acharnent à empêcher qu'on distingue la forme et le fond semblent prêcher pour leur saint. Car dès qu'une œuvre possède forme et fond, la séparation se fait d'elle-même, pour peu qu'on y tienne.
On connaît, on perçoit à part et sans difficulté les qualités du style et l'idée communiquée dans le discours. L'esprit jouit simultanément de cette double présence, et, s'il veut, alternativement, suivant qu'il porte ici ou là son attention. La difficulté commence, c'est trop clair, quand l'ouvrage manque ou de style ou d'idée. C'est alors qu'on s'écrie que la distinction du fond et de la forme est impossible, qu'elle est artificielle et qu'elle est sacrilège. Je le voudrais bien. Mais d'où vient en ce cas qu'on n'ait jamais invoqué ces puissantes raisons quand mille et mille ont parlé du style et de la pensée de Descartes et de Pascal, de l'harmonie des vers de Racine et de la profondeur de sa psychologie, de Valéry artiste et de Valéry métaphysicien ? Cessez donc de plaisanter, s'il vous plaît ! Vous défendez qu'on distingue forme et fond, seulement quand l'un ou l'autre fait défaut dans tel poème, qui n'a pas de sens intelligible, ou dans telle page informe, où un auteur pressé a jeté pêle-mêle les réflexions naissantes qui lui passaient par la tête. La vérité est simple : ce poème n'a pas de contenu et on cherche en vain le style de cette confidence.
Je ne reproche à personne d'apprécier ces textes tels qu'ils se présentent et d'apercevoir qui, dans une suite d'images, l'essence de la poésie, qui, dans l'absence d'art ou d'artifice, le jaillissement authentique de la pensée. Mais qu'ils ne prétendent pas que cette poésie enveloppe en outre un mystérieux et intraduisible message, et cette pensée brute une forme qui ferait corps avec elle, vêtement mince, collant et comme pelliculaire, qui en épouserait les moindres contours et lui conviendrait entre tous. C'est se moquer.
Certes, rien n'est plus souhaitable que la fusion intime de la forme et du fond. On peut même avancer, je crois, qu'il n'est guère de grandes œuvres où ils ne se joignent en effet si étroitement qu'ils paraissent s'appeler l'un l'autre et proprement indissolubles. Plus on examine le miracle et plus on se convainc qu'on n'y saurait rien modifier sans le détruire sur-le-champ. Tout s'y complète et tout s'y unit dans une perfection inaltérable, il est vrai, mais dont les éléments demeurent distincts : voilà le secret.
Je ne me lasse pas de contempler la merveille. J'admire qu'elle soit si merveilleuse. Bientôt, plus que par la réussite, si je m'attarde, me voici déconcerté par l'apparence si naturelle d'un prodige où tout semble aller de soi et accordé de toute éternité. On imagine que l'artiste n'a fait qu'acquiescer. Il n'a pas résisté, et aussitôt, de soi-même, son œuvre s'est composée, surgissant de ténèbres fécondes, limpide, resplendissante et toute gréée. Il n'en est rien, il va sans dire. Il a fallu beaucoup d'adresse et d'application pour préparer une vive beauté qui ne passerait pas pour si belle ni pour si vive, si l'adresse ou l'application y avaient laissé leurs traces.
C'est du concours d'éléments divers et même opposés que naît ainsi le chef-d'œuvre. Contenu et forme doivent s'y fondre, faits si manifestement l'un pour l'autre qu'ils ne semblent pas pouvoir être séparés sans dommage fatal. Mais il ne reste pas moins nécessaire qu'ils s'affirment chacun pour ce qu'ils sont et portant au plus haut point leurs qualités singulières, qui demeurent ennemies. Cette économie tendue et périlleuse fait le prix de leur connivence. Il est rare et difficile de réconcilier des vertus qu'on exalte précisément dans ceux de leurs caractères qui sont les moins propices à se laisser assembler.
L'art consiste souvent à suivre dans le même temps des commandements qui se contrarient. L'artiste ressemble toujours un peu, sans qu'il en paraisse, à ces gymnastes qui exécutent avec aisance et comme par jeu des mouvements dissociés par la nature ou par nos habitudes. Ils déplacent un bras, une jambe dans un sens, et l'autre dans le sens inverse. Ils meuvent cette main lentement et l'autre rapidement, et le tout à l'avenant. Qui s'essaie pour la première fois à ces gestes bizarrement combinés, se montre emprunté et ridicule. On dirait qu'il a perdu l'usage de ses membres. Il n'a la maîtrise d'aucun de ces mêmes mouvements qui lui seraient pourtant si faciles, s'il devait les accomplir séparément. Mieux, il se sait accoutumé d'en faire d'identiques constamment et sans y penser. Mais leur coordination nouvelle le prend au dépourvu, et qu'il doive songer à la fois à chacun en particulier. Il en reste paralysé.
Chacun est habitué à s'exprimer à son gré. Il le fait sans y penser davantage et n'y éprouve pas de peine. Mais on lui demande soudain de l'entreprendre en pensant à part à chaque qualité du discours et en y apportant son zèle : surveillant l'exactitude de la pensée, la solidité du raisonnement, la vigueur et la simplicité de l'expression, la justesse du vocabulaire, l'élégance du tour, l'harmonie des sons, et coulant encore tout cela dans une cadence à la fois discrète et personnelle. Le malheureux est épouvanté. Il se trouble, gémit et se décourage d'écrire jamais une bonne prose. Ses tentatives le désespèrent : il ne satisfait une exigence qu'aux dépens d'une seconde et ne réussit à contenter une troisième qu'en négligeant les deux premières. Il s'empêtre à mesure qu'il s'efforce. Un long apprentissage lui enseignera peu à peu la ruse et l'habileté dont il a besoin. Un jour, il saura se tirer à son honneur de tant d'embûches diverses.
Cependant tel autre, sûr de soi, reste sans les apercevoir ou, renonçant à affronter l'épreuve, proclame que tout s'accorde nécessairement et que fond et forme ne font qu'un. Et il bombe le torse.