XIII  ART POUR L'ART

L'art pour l'art : cela n'existe que pour les tapis, à condition de les pendre aux murs. Pour le reste, l'idée n'en est ni claire ni pensable. Car vous ne pouvez empêcher que les mots aient un sens, qui entraîne quelque adhésion du cœur ou de l'esprit. Comment n'allez-vous pas, en les employant, faire œuvre qui engage à quelque degré la morale ou la pensée ? Vous voulez faire en sorte qu'il n'en soit rien ? A votre aise, mais d'abord vous n'y parviendrez pas ; et votre effort même dénonce une attitude éthique et intellectuelle. Toute négative, j'en conviens, mais c'est encore une attitude ; et délibérée.

Enfin, pourquoi vous acharner tant à limiter la portée de votre œuvre ? On peut tout dire avec art. Mais vous voulez que le vôtre ne dise rien que lui-même, comme le dessin d'un tapis. Vous êtes timides et sans beaucoup de confiance dans votre dieu.

Platon, Lucrèce et Dante en montraient davantage : philosophie, physique, théologie, rien ne les effrayait. Et tant d'autres, avides d'exprimer l'univers entier, la somme de leurs méditations et de leurs expériences, et qui n'imaginaient pas avilir leur art en l'employant à un pareil propos, où ils le risquaient de gaieté de cœur. Un vaste dessein les tenait, et non celui de ciseler quelque bibelot exquis, d'un travail irréprochable, mais dont l'utilité demeure mince, même si on ne le réduit pas à n'être qu'ornement.

 

Voici maintenant le péril principal qu'on encourt, à mon sens, en obligeant l'art à chercher sa fin en lui-même. On diminue comme à l'infini non seulement la portée à laquelle il peut prétendre légitimement, mais encore le champ de ses entreprises les plus banales. Aucune matière ne paraît soudain à l'artiste assez rare ou assez subtile pour qu'il consente à la traiter. Un soin sourcilleux le pousse désormais à récuser tout projet dont la poursuite l'exposerait à la moindre vulgarité. Il s'interdit bientôt de paraître partager une préoccupation un peu répandue.

Il se commettrait, assurément, touchant à des sujets sur lesquels plusieurs ont des lumières et dont la foule peut-être soupçonne l'existence. C'est la louange d'une petite troupe d'initiés, qu'entendent recueillir des spécialistes aussi fiers de réserver leur zèle à l'exploitation d'un domaine exigu, lointain, encore vierge. Or ils ne peuvent songer à retenir l'attention d'amateurs si avertis qu'en leur offrant une pâture exceptionnelle, quelque chef-d'œuvre menu, édifié sur une observation inouïe, qu'on n'eût encore jamais faite et qui, pour cette raison, ne saurait guère renseigner sur un aspect très fréquent ou très important de la vie des hommes.

Mais justement, ils estiment trop communes les émotions humaines, et trop commun surtout de les exprimer comme on les sent. Aussi en voit-on plus d'un inventer à grand-peine, pour communiquer (ou déguiser) de franches sottises, des procédés énigmatiques et ténébreux qui étonnent par la complication presque inconcevable de leurs raffinements ; et cette fois c'est à raffiner encore ceux-ci qu'ils emploient leur art. Puisqu'il ne s'agit plus que de démontrer une virtuosité.

 

Voici une pente des plus glissantes. Les artistes déjà, se plaisent trop volontiers à ne contenter ainsi que quelques connaisseurs exigeants. Bientôt ils se glorifient de cultiver une habileté si particulière qu'elle semble parfois n'intéresser qu'eux-mêmes. Ils se veulent orfèvres, funambules, joueurs d'échecs. Ne concevant chaque fois d'autre perfection que celle qui les retient, ils méprisent allègrement les autres dont il est souvent moins facile de se passer.

Je respecte un art de cette sorte comme tout souci extrême et délicat. Mais il faut s'accorder sur trop de prémisses et se trouver dégagé de trop de besoins pour pouvoir l'apprécier pleinement. Il ne saura jamais satisfaire que la petite troupe pour laquelle il constitue le fin du fin : les autres se moqueront ou ne seront pas touchés. Je l'avoue, j'estime davantage un art qui émeut le commun des mortels. J'approuve qu'il s'adresse à la multitude, plus exactement aux meilleurs d'entre les plus nombreux. Je lui accorde d'autant plus de crédit qu'il atteint l'homme dans ses sentiments les plus simples et les plus ordinaires.

Je ne l'en crois pas non plus d'un moindre prix ni d'une moindre difficulté. La réussite y est même plus rare, car le talent trouve moins d'appui dans un fonds si trivial que dans une donnée par elle-même déjà remarquable et curieuse. Mais la merveille qu'il en tire dépend moins des variations du goût, d'une humeur singulière ou de la proportion de telle espèce d'amateurs. Son ampleur est gage de sa pérennité.