XIV  LITTÉRATURE ÉDIFIANTE

I

 

« Les livres ne sont pas moraux ou immoraux : ils sont bien ou mal écrits. »

Je l'avouerai sans ambages : en général, je n'ai de goût que pour la littérature édifiante ou plutôt édificatrice, pour maintenir à l'épithète sa signification architecturale. C'est la seule qui me semble atteindre une stable grandeur. Le reste demeure divertissement ; on ne fait que s'en distraire. Mais il s'agit de littérature et l'édification propre aux Lettres réside dans le style, de sorte qu'il faut qu'un livre soit premièrement bien écrit, dans la mesure du moins où le genre auquel il appartient relève plus directement ou plus exclusivement des Lettres. Aussi la bonne écriture est-elle moins importante dans le roman, par exemple, que dans le sonnet ou la tragédie, – mais la morale en revanche y tient aussitôt plus de place ; tout se passe comme si on accordait malgré soi aux mœurs ce qu'on refuse au soin du style, en vertu d'une loi mystérieuse de compensation qui fait qu'il faut satisfaire à l'un des deux : à l'art ou à la vie. Mais, de même qu'on peut ne s'intéresser guère qu'à la morale, est-il loisible de porter au style une attention exclusive ? Peut-être. Il me paraît cependant qu'on ne saurait le faire consister en une pure recherche d'effets plastiques.

La raison en est simple : c'est que les mots ont un sens, et leur assemblage encore plus. Et, il importe d'y insister, ce sens engage nécessairement l'intelligence, car l'homme pense ; ou la morale, parce qu'il est forcé d'agir ; ou quelque autre faculté qui a pour langage le même que l'écrivain veut détourner à des fins moins urgentes, qui n'intéressent que son art.

Comment éviter dans ces conditions que l'œuvre ne pose fatalement toutes sortes de problèmes qui ne ressortissent pas au métier des Lettres ? Comment s'y prendre pour qu'elle ne tire pas quelque valeur de la solution qu'elle invite, implicitement au moins, à leur donner ? Que dirait-on d'un menuisier qui, construisant une table, ne rechercherait que l'approbation des amateurs et des curieux, non celle des usagers ?

Je ne puis consentir à réduire les aspirations d'un homme aux soucis qui sont seulement de sa profession. J'approuve que les ambitions d'une œuvre soient étendues et superbes. Il est heureux qu'elle plaise aux délicats, mais je m'inquiète un peu qu'elle n'emporte que leurs suffrages. Si l'auteur prétend à davantage qu'aux seules réussites du métier, ajoutant aux mérites du style d'autres qui sont moins luxueux et moins particuliers à son office, assurant aussi sa valeur autre part que dans la science de disposer les mots sans toutefois la négliger, j'applaudis et me persuade que son œuvre remplira plus complètement son rôle.

Je défie d'ailleurs qu'on réduise le bien écrire à la simple adresse de composer : la pensée y est prise, il faut aussi raisonner juste, voici la lucidité de la partie et bientôt l'âme tout entière. Le glissement est inévitable ; l'écrivain ne combine pas des sons, des couleurs, des mouvements qui ne signifient rien qu'eux-mêmes, mais des signes, – qui signifient. Il n'est ni musicien ni peintre ni danseur. Il serait imprudent de l'oublier.

 

II

 

« Mon affaire est de peindre des voleurs de chevaux, non de rappeler qu'il est mal de voler les chevaux. C'est l'affaire des magistrats. »

 

Je ne me souviens plus du nom de l'auteur, je me rappelle seulement qu'il s'agit d'un grand écrivain russe, Tchekhov ou Tourgueniev, peut-être, qui affirme ainsi qu'il doit décrire des voleurs de chevaux sans ajouter qu'il est mal de voler les chevaux. Ce n'est pas toujours clair et voici en tout cas beaucoup de confusion en une seule phrase. D'abord, il vous faut prendre garde à votre projet. Que désirez-vous, décrire ou moraliser ? L'intention, remarquez-le, importe peu à l'art. Il s'accommode de toutes. Celui de Pindare, celui de La Fontaine ne souffrent nullement de la moralité qui donne leur sens aux Fables ou aux Odes.

Déplaît-elle ? Il reste la ressource de n'estimer précisément que la manière dont elle est dite. Je ne sache pas qu'un amateur mécréant se soit jamais trouvé gêné d'admirer le Couronnement de la Vierge ou le Sermon sur la mort. Encore le dogme y est-il évident : il est l'objet même du chef-d'œuvre. Mais il arrive que l'enseignement reste caché et que l'auteur le glisse sous un vêtement qui n'y fasse pas penser sur-le-champ. Comment en jugera-t-on ?

Une substance rutilante et sucrée dore la pilule, on n'en absorbe pas moins la médecine, qui agit ensuite sans qu'on s'en doute. Allez-vous écraser chaque dragée avant de la goûter ou la goûter du bout des lèvres, de peur d'avaler un remède ? Tout beau : vous dépassez le but ; et vous ne cherchez plus à savourer une parfaite gourmandise, mais à éviter qu'on vous purge. Ne me dites plus que seule l'enveloppe vous intéresse, et la jouissance du palais. Vous vous préparez mal à jouir. Votre appréhension dessèche vos papilles et, de méfiance, voici vos muqueuses comme papier de verre. C'est que vous savez vous souvenir que vous avez aussi un estomac, que vous voulez garder des remèdes, même salutaires. Si vous vous prétendez gourmands, soyez-le tout à fait. Ne vous souciez pas des vertus des drogues, contentez-vous d'en apprécier la saveur.

 

Je connais ainsi des amateurs d'art qui se raidissent, dès qu'ils soupçonnent dans une œuvre le moindre dessein de moraliser. Ils la trouvent aussitôt détestable. Le contraire étonnerait, car ils se sont d'abord défendus de l'apprécier. Comme le hérisson, ils sont en boule, toutes pointes dehors. Est-ce l'amour de l'art qui les rend ainsi ? Nullement ; il ne les inclinerait pas à une attitude de défense, mais d'accueil. Il leur mettrait la salive à la bouche devant le régal qu'ils vont faire, peut-être. Mais ils ont peur qu'on les sermonne. C'est ce qui les bute. S'ils étaient véritablement ce qu'ils disent, du sermon ils ne retiendraient que le style et ils ne seraient pas incommodés par l'admonestation.

 

III

 

« C'est avec les bons sentiments qu'on fait la mauvaise littérature. »

Certains choisissent. On les a vus ne prévenir les Lettres que contre les bons sentiments. C'est avec ces derniers qu'on fait, à les entendre, la mauvaise littérature. Mais ils semblent d'abord confondre moralité et conformisme. La morale n'est pas la docilité. Elle ne commence même qu'au-delà, dans le débat délibéré du bien et du mal, où il faut de la fermeté et de l'invention. Pourquoi avantager ainsi les sentiments que les opinions reçues font tenir pour détestables ?

On laisse presque penser qu'on fait immanquablement avec eux de la bonne littérature comme de la mauvaise avec les bons. Il n'en est rien, cela va de soi. C'est le talent qui importe. Mais on devine aisément d'où vient le paradoxe.

Il est exact que les mauvais sentiments demandent souvent plus d'énergie, d'audace et d'esprit, bref des qualités plus rares et plus précieuses que les bons, où il est facile de n'apercevoir qu'hypocrisie, bêtise ou lâcheté. Ce faisant, vous opinez en moralistes et n'échappez pas à l'attitude que vous condamnez. Vous n'êtes pas indifférents, mais rebelles. De fait, vous vous indignez de voir autour de vous la rectitude bafouée et l'indélicatesse honorée. Voici une préoccupation d'homme, et même de citoyen, non d'artiste. Sans doute, en ces temps, c'est de la droiture qu'on a honte communément et de l'astuce qu'on se vante. Il n'est donc rien de plus vulgaire que les mauvais sentiments. Ils bénéficient même de la mode. C'est au point qu'on aperçoit mal quelle originalité on obtiendra à les peindre ou à les recommander, si du moins on poursuit ce mérite, aussi secondaire pourtant dans les Lettres qu'ailleurs.

Considérez l'époque. Dites où se trouve la valeur de la révolte quand tout est à terre ? Vous désirez provoquer de salutaires scandales. Mais il est devenu fort difficile d'être scandaleux sans être applaudi. Les bâtisses vermoulues sont écroulées. Moralement, nous vivons au milieu de décombres. Va-t-on faire croire qu'il y a encore du mérite, de la vaillance dans l'immoralité ? Vous êtes en règle avec le monde : détrousseurs de cadavres avec l'assentiment public, vous voulez encore passer pour héros et faire de votre cynisme une vertu supplémentaire de votre art. On vous estimera plus naïfs ou plus rusés que pervers.

 

Peut-être n'y a-t-il pas le choix. Ici la préférence du créateur compte à peine, c'est le siècle qui décide. Il ne faut pas faire, dans ce cas, d'une disgrâce un surcroît de fortune. Car c'est bien une disgrâce pour l'artiste de vivre au temps où les murs se lézardent et chancellent.

Je n'imagine pas, en effet, qu'il soit un style de la destruction. Si quelque fureur iconoclaste vous pousse à démasquer les faux-semblants, vous faites œuvre pie, mais non œuvre d'art, j'entends œuvre de grand art.

Pour y parvenir, il est indispensable d'édifier, dans les Lettres, dans la vie, comme dans l'architecture. On n'atteint le style qu'en construisant. Il faut trouver l'aplomb, séduire la pesanteur, biaiser avec toutes sortes de lois impérieuses, auxquelles on n'a pas besoin de penser pour démolir, car toutes semblent servir cet acte simple et aller dans son sens. Il suffit de donner en aveugle des coups de pioche bien vigoureux : tout tombera, c'est inévitable, tour, doctrine, muraille ou civilisation. Le problème, le miracle fut de réussir à les faire tenir debout, de tromper la nature pour un temps, à force de calcul, de patience et d'adresse. De cette lutte inégale, de ces contraintes, surgit le style ; il n'est pas fantaisie, mais une discipline et une tension de la volonté d'édifier contre l'inertie des choses et des êtres. Il ne peut naître, si on n'est pas résolu à vaincre des obstacles tenaces.

Mais il est nécessaire que les circonstances y invitent chacun : si la conjoncture invite une génération à construire temples et morale, voici dans le même temps l'heureuse époque de l'art. Car toutes les facultés y concourent et il travaille du même élan à les satisfaire toutes, au lieu de contenter les unes aux dépens des autres.

(Mais pourquoi tant accorder à la conjoncture ? Qui d'ailleurs connaît d'avance son verdict ? Il faut agir comme si elle était favorable. Le proverbe est incomplet : il n'est jamais trop tard, mais jamais trop tôt non plus, pour bien faire.)