D'une graine s'élèvent une plante et ses fleurs : on n'a pas coutume de reconnaître en ce miracle la présence de plus d'art qu'on en observe à l'autre extrémité des modes de création : dans l'objet fabriqué par quelque machine. Cependant, le résultat de l'une et de l'autre démarche est également susceptible de provoquer l'admiration. Or, on les récuse tous deux et l'on se défend de leur appliquer, sinon par image et par louange qu'on sait excessive, le nom d'œuvres d'art, qu'on réserve jalousement à d'autres exemples de beauté. D'où vient que ceux-ci n'en soient pas jugés dignes ? Le travail d'une machine est communément irréprochable. Et qui concevrait d'apporter la moindre retouche aux pétales de l'orchidée, à l'aile de l'uranie ou de la vanesse, aux veines de l'onyx, aux formes de la panthère et de la femme ? Leur perfection sur un point ne semble pas persuasive : personne n'y voit l'effet de l'art.

 

Cette évidence, si triviale qu'on ose à peine la formuler, conduit aussitôt à une vérité inattendue : ce ne sont pas, ou ce ne sont pas seules, la beauté et la perfection qui constituent l'œuvre d'art. Beaucoup de merveilles, et très diverses, qui sont belles et parfaites, n'en évoquent même pas l'idée. Il suffit que la nature les ait produites, ou bien quelque horlogerie. Car l'art n'est pas tout dans la fin atteinte ou poursuivie, il est premièrement dans les chemins qu'il emprunte pour parvenir à son but éclatant.

Quel paradoxe défend également l'accès de ce domaine à la science et à la nature ? Quel caractère disqualifie en même temps, ici, tant de souplesse, et là, tant de rigueur ? Je crois facile la réponse : l'une comme l'autre, la vie et la machine manquent de liberté et d'invention. Aussi faut-il placer là l'essence de l'art. Il court une aventure où, jusqu'au dernier instant, demeure une incertitude périlleuse et salutaire. De cet étrange impôt sont exempts la sève et le rouage, qui se ressemblent dans une même sûreté par le même aveuglement. Ceux-ci sont privés à la fois du pouvoir d'errer et de celui d'innover. De la machine, l'objet sort impeccable, mais toujours identique ; et de la semence, au temps voulu, la même tige, la même fleur, avec la même splendeur pour laquelle il ne fut pas permis de trembler ou de former des vœux. Car elle ne saurait manquer ou décevoir.

 

Voici justement ce qui déçoit et qui manque dans l'ordre mécanique comme dans le naturel. L'homme en est absent, et cette inquiétude qui le fait hésiter et craindre pour son œuvre. Certes, il ne se retient pas d'envier l'aisance de la nature ou l'inévitable précision qu'il donne lui-même à la matière asservie par ses justes calculs. L'artiste le plus ambitieux ne souhaite pas davantage. Mais il sait ce rêve illusoire et qu'il doit s'interdire de regretter qu'il le soit. Il quitte le songe et retourne aux efforts où il titube et qu'il redoute continûment de ruiner par la plus légère et imperceptible bévue. Mais, quand le succès les récompense, il s'attache plus qu'à tout autre à l'objet misérable qu'il put extraire de l'informe au prix d'un patient travail.

Ce n'est pas son insuffisance qu'il chérit en cette preuve ambiguë de sa présomption et de sa gaucherie. Il se réjouit seulement d'être l'auteur de prodiges imparfaits qui dureront plus que lui-même. Il les a imaginés, conduits et achevés. En route, chaque idée, chaque geste, chaque émotion l'invitaient à en changer l'apparence et les vertus. Une mère n'a pas tant de puissance sur l'enfant qu'elle porte et qui grandit en elle sans qu'elle ait licence d'intervenir pour le façonner à sa guise. La nature est ici souveraine et accomplit tout à sa place : il ne faut que la laisser faire. Cette femme n'est que le lieu d'un mystère. Son fils lui appartient moins qu'à l'artiste son œuvre, s'il lui ressemble davantage. De cette mère, qui l'a mis au monde, qui elle-même est née selon la même loi et qui s'est reproduite en lui, il partage la destinée mortelle et la répète.

 

L'œuvre, en revanche, s'écarte aussitôt de la condition de son créateur. Loin de la reproduire, elle aspire à en différer. Et celui-ci, complice, l'aide de toutes ses forces à conquérir loin de lui comme un commencement d'éternité. Le dévouement d'un être fragile cherche à parer la matière ou la pensée de la grâce de la vie, mais sans rien demander ni consentir à ce règne où tout ne luit que l'espace d'un matin. Souvent chose vivante est parfaite et infaillible. Mais la poussière l'attend. Qui la sauvera de périr ?

Aussi je comprends le dessein de l'homme, qui n'a pas de cesse d'approcher davantage ses œuvres d'une perfection donnée d'abord, où il refuse pourtant de reconnaître son lot. Il n'ignore pas qu'elles ne pourront jamais rivaliser avec elle, et justement pour tenir de lui leur origine. Elles demeurent personnelles et incertaines, comme fut l'obstiné qui les engendra.

 

Je n'hésite plus à définir le domaine de l'art comme celui de l'ambition et de l'adresse humaines. J'en distingue mieux alors les titres, la charge et le propos. Il cherche à fonder sur de stables assises des monuments sur qui la mort aura peu de pouvoir. Nourri de la tiédeur de la vie, dans un corps il prend naissance d'une pensée. Au fond du monde ignoble des viscères, des muqueuses et des humeurs, parmi une foisonnante et trouble fermentation, un sang chaleureux entretient aussi la divine ardeur qui, anxieuse de s'exhausser à l'impérissable, se hâte de renier son origine immonde.

 

Quels étroits sentiers la conduiront au bonheur ? Il s'agit pour l'art, dans un même mouvement, de fuir la vie et d'entrer avec elle en concurrence. Il en discipline la vigueur à des projets qui la contredisent et par où il tente de la rejoindre. L'artiste, en outre, ne doit rien attendre que de ses propres forces. A peine a-t-il le droit de recourir à quelques outils simples qui prolongent ses mains sans les substituer. Il faut que, n'engourdissant pas leur délicatesse, ces instruments fraternels les maintiennent au contraire agiles et sensibles comme palpes d'insectes. Ils desservent celui qui les emploie, s'ils ne lui laissent le soin de la besogne entière.

Tel est l'unique appui qu'il convient à l'artiste de s'assurer. Ose-t-il domestiquer à son usage d'autres forces que la sienne, lointaines, puissantes, exécutant d'un coup et sans erreur, par déclic ou par commande, un labeur qui, sans elles, exigerait de lui une dépense presque infinie de manœuvres difficiles ? Sans doute, ces complaisantes énergies le dispensent, s'il requiert leurs services, de diriger point à point le progrès de son entreprise. Mais il est trahi sur l'heure par ces alliées trop étrangères. Ce qu'il a produit, privé d'âme, n'est plus à son image et lui apporte un moindre plaisir. Pourtant s'il cède à l'inverse aux séductions de la nature et pense qu'il lui suffit de s'abandonner comme elle pour réussir un chef-d'œuvre, il se trompe plus dangereusement encore et renonce sans retour aux privilèges qu'il se flattait d'obtenir.

A quoi rime d'ailleurs son dessein, s'il n'ajoute rien à la nature ? Mieux vaut dans ce cas qu'il se borne à développer son corps et à soigner cette beauté que guettent la vieillesse et la corruption. Elle vient toute de la chair et ne lui survit pas. Mais s'il en convoite une autre, il doit s'engager hardiment en des voies opposées. En ces démarches nouvelles, chaque rigueur qu'il invente établit son droit, comme chaque chaîne dont il se charge et chaque servitude où il choisit de se plier. Il n'est contrainte qui ne le secoue et ne le sauve. Un seul péril le menace : que se sentant lui-même nature et vie, il aille s'accommoder de leurs lois et négliger de les subordonner à la sienne. Le malheureux se confie à l'instinct, à la fièvre, au sang et à toute ressource en lui pressante et fugitive, qu'il lui appartiendrait plutôt de gouverner. Conçoit-on plus décisive abdication ?

 

Quel art ne repose sur la conscience et sur la liberté de celui qui y cherche sa gloire ? Un être lucide et attentif, amoureux de mesure, de raison et d'indépendance, obéit à la législation qu'il s'est lui-même tracée, quand rien ne l'y forçait. Il impose à son entreprise des résistances et des obstacles qui en garantissent la valeur par la peine qu'on prend à les vaincre. Il fixe comme à tâtons les règles d'une étiquette précise qu'il se hâte de respecter religieusement : la conscience et la liberté, s'appliquent à inventer, à découvrir peut-être, des esclavages calculés où elles humilient l'excès de leur turbulence. Elles domptent l'ardeur qui les anime. Et ce qui fut caprice devient ordre et savoir.

 

Ainsi se constitue un style, je veux dire une manière tout humaine d'atteindre à une excellence où les formes se composent comme en vertu d'une nécessité aussi impérieuse que celle qui meut les révolutions des étoiles et la croissance des arbres. Mais elle n'en demeure pas moins libre et personnelle. L'industrie de l'homme ménage des perspectives ou échafaude des structures qui ne paraissaient pas manquer à l'univers : voici qu'elles contentent l'esprit et, dirait-on, l'univers même, où elles ne sont pas déplacées. Elles y semblent bientôt familières à l'égal de celles qu'on y rencontrait avant elles. La contribution qu'imagina d'ajouter au monde un insolent ingénieur, pour n'y pas faire tache, doit être elle aussi toute rigueur et perfection.

Il n'est rien qui ne serve à l'homme pour porter cet inutile témoignage qui le grandit – aux yeux de quel tribunal inconcevable ? – et par lequel il transmet à sa postérité un message aventureux. L'art en fournit l'enveloppe obligatoire. Certes, il ne lui appartient pas de décider du contenu. C'est affaire à plus haute instance encore. Quel que soit cependant celui-ci, c'est souvent par l'art qu'il est entendu et qu'il convainc ; et c'est l'art de nouveau qui souvent le recueille ou qui l'illustre.

 

N'est-ce point pour l'art un destin suffisant que de consister en l'apprentissage d'une discipline que chacun doit créer à sa propre ressemblance et par où toutefois il lui faut accéder à une régularité comme absolue qui n'écoute les raisons de personne ? Il en naît à la fin des œuvres qu'il est moins facile de confondre ou d'altérer que celles de la nature. Un génie singulier continue de les hanter, qui les protège. Le souci tenace d'un vivant accrut cet empire proche de la vie et différent d'elle, où la beauté triomphe et demeure.