On raconte que les hommes se mirent en tête de bâtir une tour qui s'élèverait jusqu'au ciel. Un mouvement d'orgueil leur inspira ce dessein déraisonnable. Ils voulaient attaquer Dieu dans son firmament.
Ils devaient pourtant soupçonner que le Tout-Puissant les foudroierait à son heure : il lui suffisait d'un souffle, d'une pensée, d'un verdict irrévocable de sa Justice pour anéantir à jamais un monument de poussière et de boue. Quelle idée se faisaient-ils de leur Dieu pour imaginer que les créatures, qu'il lui avait plu naguère d'animer et qui ne subsistaient que par son caprice, pouvaient sans son aveu lui nuire le moins du monde ?
Par quelle aberration oubliaient-ils à ce point leur faiblesse et leur dépendance ? D'autre part, quelle sottise étrange les poussait à bâtir une tour pour monter à l'assaut du ciel ? Il ne faut pas longtemps pour s'apercevoir que le ciel est inaccessible. Le premier venu connaît bientôt qu'il n'y a pas de ciel qu'on puisse toucher. Il se rend compte aisément que cette prétendue voûte consiste seulement en une sorte de vide indéfiniment prolongé. D'ailleurs, à supposer même qu'on puisse atteindre le ciel, il reste qu'il n'est rien de commun entre atteindre le ciel et atteindre Dieu. On ne conçoit guère plus grande folie que d'espérer s'approcher, au moyen d'une tour et en s'élevant dans les nues, d'un principe immatériel, infini et souverain, créateur du ciel, de la terre et de tout ce qu'ils contiennent, sans le consentement duquel, enfin, rien n'arrive dans le vaste univers.
La réflexion la plus fruste découvre vite l'éclatante absurdité d'une pareille prétention. Aussi convient-il de présumer que ceux qui s'obstinèrent à la soutenir, voyaient surtout dans leur conduite une sorte de manifestation. Leur révolte était vaine, ils ne l'ignoraient pas. Ce n'était qu'un geste pitoyable, ils l'admettaient encore. Mais ce geste affirmait du moins la liberté et l'honneur de l'homme. Certes, rien de plus facile pour Dieu que de réduire en poudre les constructeurs présomptueux et leur fragile édifice. Mais ceux-ci, auparavant, auraient clamé leur refus d'obéissance. Ils auraient dit non à leur Créateur, le bravant par leur désespoir et par leur impuissance même. Ensevelies sous les décombres, leurs dépouilles lui signifieraient éternellement que ces fantoches qu'il avait trouvé bon de tirer de la glaise, n'avaient pas approuvé le monde de souffrance et d'iniquité où il les avait mis.
Il faut cependant renoncer à cette explication. De quelle preuve, en effet, les architectes rebelles pouvaient-ils se prévaloir pour s'assurer que leur insurrection ne rentrait pas, elle aussi, dans les desseins impénétrables de la Providence ? Un moment d'examen les convaincrait qu'il en allait nécessairement ainsi. Car Dieu connaît tout d'avance. Rien n'a lieu qui n'ait été expressément prévu et consenti par sa Sagesse. De sorte que la rébellion démente se révélait conforme à sa volonté. Au fond, elle racontait sa gloire à l'égal du soleil et des étoiles.
De tels raisonnements sont inévitables et simples. Il est impossible qu'ils aient échappé aux ouvriers de la tour, qui devaient bien parfois s'interroger sur le sens de leur propre conduite. S'ils croyaient en Dieu, ils savaient forcément qu'ils s'efforçaient en vain et que, d'une certaine façon, leur colère même était docilité. Il se peut aussi qu'ils aient été incrédules ou que la foi les ait abandonnés ou qu'ils se soient rendu compte que l'idée de Dieu n'était rien d'autre qu'un produit de l'imagination humaine. Dans ce cas, ils devaient également renoncer à bâtir la tour, car construire une tour afin d'attaquer un Dieu à l'existence duquel on ne croit pas, on imagine peu d'occupations aussi insensées.
Il est encore concevable que les insurgés aient découvert rapidement qu'il n'était pas sans avantage pour eux d'élever un monument démesuré, prestigieux par sa destination sacrilège, et que rendaient irréalisable les proportions mêmes qu'on prévoyait pour lui. Une ambition si grandiose rapetissait tout autre projet. Elle le faisait aussitôt paraître mesquin, sordide, misérable. On souriait de l'architecte qui bornait son désir à édifier de simples demeures : il montrait assez la médiocrité de son talent. Et s'il se chargeait de construire quelque monument somptueux, pour l'honneur d'une ville, d'un prince ou d'une divinité, s'il traçait les plans d'un temple ou d'un palais, il soulevait, chez les ouvriers de la tour, une exécration inexpiable : « Individu sans fierté, disaient-ils, domestique des puissants, flatteur qui se vend au plus offrant ! Nous ne mangeons pas de ce pain-là. »
Ainsi, chacun d'eux sentait s'accentuer son mépris pour les artisans modestes qui s'attachaient à rendre la cité plus belle ou plus confortable. Ils les tenaient pour des esclaves hypocrites et avides. Ils jugeaient que leur bassesse perpétuait les préjugés les moins défendables et la servitude générale. Eux-mêmes, au contraire, par leur héroïsme, revêtaient l'homme d'une dignité nouvelle.
Car ils s'estimaient des héros. Superbement assombris par la malédiction où ils semblaient s'offrir de gaieté de cœur et dont les effets tout imaginaires ne les importunaient pas outre mesure, on eût dit qu'ils s'attendaient interminablement à périr à chaque seconde, frappés de ce courroux divin qu'ils s'ingéniaient à défier. Celui-ci, résistant à leurs provocations indiscrètes, ne se manifestait pas. Ils continuaient à l'appeler de vœux qu'on n'ose pas trop croire sincères. Cette attitude glorieuse leur donnait quelque suffisance. Elle les mettait à part de l'humanité vulgaire et ils entendaient bien qu'elle les dispensât des obligations communes.
D'ailleurs, se révoltant contre Dieu, comment eussent-ils obéi aux hommes ? En outre, la veulerie, l'abjection de leurs semblables leur répugnaient de plus en plus. Ils ne tardèrent pas à les insulter et revendiquèrent bientôt le droit de vivre à leur guise, sans se soucier des lois de la Cité et sans rien lui sacrifier de leurs désirs ou des exigences de leurs instincts. On les apercevait la nuit, à la lueur des torches, en proie à la fureur et à la fièvre, lançant de terribles imprécations où ils confondaient dans une même haine les dieux et les mortels.
C'est à cette époque qu'ils commencèrent à délaisser quelque peu la construction de la tour. Comme il s'agissait d'un labeur infini, on ne remarqua qu'assez lentement les suites de leur négligence nouvelle. Car il n'est guère de moyen d'estimer le progrès véritable d'une tâche qui n'a pas de fin prévisible. Le terme en paraît toujours aussi éloigné. Quand on bâtit une maison, un hôpital, une bibliothèque, on distingue sans peine si les travaux sont avancés ou non. Car on devine, dès les fondations, la figure de l'édifice achevé. On mesure ce qui reste à construire. Rien de plus simple que d'exciter alors le zèle des travailleurs et de contrôler leur efficacité. Mais, dans le cas d'une tour qui doit s'élever jusqu'au ciel, il est malaisé d'apprécier le point où l'on se trouve. Périodiquement, il faut renforcer les soubassements ou abattre une partie de l'œuvre haute, trop légèrement construite et dont on s'aperçoit qu'elle ne soutiendra pas le développement ultérieur du monument. En réalité, celui-ci est constamment à refaire ; et de fond en comble.
Dans ces conditions, l'ouvrier qui abandonnait ses outils pour se croiser les bras, ne trahissait nullement la cause commune. Car le parti pris d'impiété restait l'essentiel et non pas d'ajouter à la tour un étage supplémentaire. Un étage ne comptait pas au regard de l'altitude colossale qu'elle devait avoir, d'autant plus qu'il faudrait sans doute le détruire dans quelque temps, afin de donner plus d'ampleur ou de solidité à la construction. Qui sait si la rage, l'arrogance ou le délire de l'artisan n'allait pas engendrer un blasphème inouï qui s'accorderait mieux à l'esprit de l'entreprise que ne contribuerait à son succès matériel un labeur opiniâtre ?
En outre, les plus audacieux ou les plus conséquents remarquaient qu'ils ne comprenaient pas l'intérêt de rejeter les lois divines et humaines, s'il fallait continuer de satisfaire aux disciplines du travail. Le travail constituait la honte de l'homme et le signe de son avilissement. Pourquoi calculer, tracer des plans, dresser des échafaudages, équarrir les blocs, polir la pierre et tant d'irritantes contraintes ? Ces tâtons, ces ruses, ces détours valaient peut-être dans les circonstances ordinaires, mais ils ne représentaient que concessions déplacées, que timidités ridicules et scandaleuses dans la poursuite d'un dessein presque mythologique qui mettait en cause la destinée de l'homme tout entière. Qu'importait alors que le travail fût bien fait ? Les ouvriers infernaux désiraient-ils plaire aux amateurs d'art, contenter les professeurs d'architecture ? Ne prétendaient-ils pas escalader le ciel et affronter Dieu ?
La tour était une œuvre de révoltés, non d'esthètes. Il convenait qu'elle le fût absolument. De la même manière, savants et ingénieurs devinrent suspects. Personne ne se risqua plus à invoquer, pour construire un arc-boutant, une voûte ou un pilier, les nécessités de la géométrie ou les enseignements de la physique. Par un rappel de ce genre, on craignait de paraître accepter l'ordonnance de l'univers, telle que Dieu l'avait établie et contre laquelle, depuis l'origine, la masse puissante du monument dressait son éloquente protestation.
Ce farouche souci persuada chacun de se borner à gâcher du mortier et à disposer les moellons au hasard de sa fantaisie. Bientôt, on cessa même d'employer le mortier. Il ne fallait rien de concerté dans l'édifice de la passion, rien de coordonné dans le temple de la révolte. Il devait répondre, jusque par la façon dont on l'aurait construit, à l'inspiration qui avait commandé de le bâtir.
Chacun délaissa l'épure, l'équerre et le fil à plomb. Tous s'affairèrent à l'écart, entassant des matériaux qui ne tardaient pas à s'écrouler, car les lois de la pesanteur sont implacables et les ouvriers dédaignaient de consolider l'ouvrage de leur caprice.
La construction de la tour fut arrêtée. Petit à petit, le monument de l'orgueil, devenu celui de la confusion (on crut même que c'était là le sens du nom de Babel), tomba en ruine. Ce ne fut pas l'effet d'une intervention surnaturelle qui, suscitant soudain les différentes langues, empêcha chacun d'entendre ce que lui voulait son voisin. Cette tradition superstitieuse repose sans doute sur le fait que, parmi tant d'autres excès, les ouvriers s'avisèrent de ne plus se servir des mots dans leur signification usuelle, mais seulement dans celle qu'il leur plaisait à l'instant de leur attribuer. Fidèles à leurs maximes, ils ne souffraient pas que le sens des mots leur fût imposé : là comme partout, ils prétendaient décider en dernier ressort. De la sorte, ils s'accoutumèrent à tenir des propos obscurs et incohérents, où ils ne mettaient rien qu'on pût comprendre. Mais, au point de désordre où ils se trouvaient, il n'était plus très important qu'ils se comprissent. D'ailleurs, ils ne laissaient pas de feindre qu'ils se comprenaient et, en tout cas, ne manquaient pas de s'applaudir, en partie afin de s'encourager mutuellement à soutenir leur rôle, en partie pour répandre l'idée qu'ils s'exprimaient en un langage sublime, inintelligible au profane.
Comme on le voit, la confusion des langues ne fut pas la cause, mais la conséquence du dérèglement de leur conduite. Rejetant toute discipline comme toute convention, ils devaient tôt ou tard songer à traiter le discours comme ils faisaient le reste. Mais ce n'est là qu'une des innombrables outrances où les entraînaient les principes qu'ils avaient adoptés d'abord. Ceux-ci provoquèrent seuls la destruction de la tour, qui périt par les conséquences des mêmes sentiments qui avaient fait entreprendre de l'édifier de préférence à des œuvres humaines, à la destination précise et aux dimensions mesurables.
Pourtant les premiers étages subsistèrent ; ils dataient d'une époque où les règles de l'art étaient encore suivies. Aujourd'hui, sur la plate-forme à demi écroulée, où s'achève l'édifice, on distingue la silhouette d'ouvriers gesticulant. Ils ébauchent des débuts de murailles, fragments informes qui s'abattent aussitôt. Ils n'en continuent pas moins, soutenus par la haute opinion qu'ils se font d'eux-mêmes et par l'innocence de la multitude qui, les apercevant dans le lointain s'agiter sur une estrade imposante, et entendant vaguement leurs cris discordants, les imagine occupés à un labeur mystérieux dont l'importance échappe aux esprits simples. Il n'en manque pas pour demeurer éblouis d'une turbulence qui les déconcerte. Ils cherchent en vain les raisons d'un acharnement inutile. Ils en supposent d'extraordinaires, qui les stupéfient. Bientôt ils admirent naïvement de rester irréconciliables ceux qui ne seraient rien s'ils ne l'étaient pas.
D'autres assurent qu'en la tentation de les imiter ou de les rejoindre réside pour les hommes un danger permanent.