CHAPITRE V  HOMME DE LETTRES, HOMME DE MOTS : LES EXCÈS DE LA LITTÉRATURE

Il n'est que l'écrivain pour avoir home de la littérature, mais chacun peut justement se méfier d'une sorte de discours où rien n'interdit d'employer les mots à la légère. Aussi se retient-on de prendre les Lettres trop au sérieux. On sait que, pour séduire, un auteur se croit le devoir de recourir à n'importe quel mensonge, et que personne ne l'en blâme, qu'on l'en félicite au contraire. On pressent qu'il entre dans la définition du texte littéraire de ne pas compromettre son auteur, de ne l'engager à rien, du moins tant que l'ouvrage demeure strictement littéraire.

Cette façon désinvolte d'user du langage comporte ainsi, très visiblement, d'assez inquiétants privilèges, dont les conséquences ne se font pas attendre. Par exemple, il convient peu de s'étonner que beaucoup se défient de l'homme de lettres dans la mesure où sa condition l'éloigne des autres hommes. Il est inévitable cependant qu'il s'en sépare. S'il n'avait souci que de beauté, il n'y aurait pas de dommage et il ne faudrait qu'applaudir à cette distance qu'il prend avec les choses humaines et dont il est besoin pour créer toute œuvre d'art. Personne ne songerait à distinguer celui qui assemble des mots du musicien, du danseur ou du peintre. Mais justement les mots ne sont pas comme les couleurs, les mouvements ou les sons, qui n'ont pas de sens défini hors de l'usage que l'artiste peut en faire et qui restent sans signification précise dans l'ordonnance qu'il leur impose. Eux, véritablement, sont matière seulement de beauté et d'harmonie : la perfection qu'on poursuit en les composant avec adresse ne relève que de leurs qualités sensibles et d'une certaine disposition générale où apparaît tout un jeu savant de rythmes et de nombres, de symétrie et de proportions. Mais rien ici ne possède une signification que le discours puisse exprimer. Voici, d'un côté, satisfaite une extrême sensualité, de l'autre, une jouissance où il n'entre rien que de très abstrait : formes et rapports. Les beaux-arts présentent ainsi une sorte de géométrie vêtue ; couleurs, sons et gestes y habillent des figures ; le plaisir naît de l'alliance bien concertée d'un ordre et d'une parure. Tout le reste demeure en dehors, et l'on peut sans arrière-pensée admirer chaque miracle de l'art.

Il n'en va pas de même quand les mots sont de la partie. Ils appartiennent au langage, par lequel s'exprime la pensée de l'homme et qui sert d'abord à l'exprimer. Le plus habile poète ne peut laisser là leur sens et ne prendre que leur son. Il faut tout emprunter à la fois. Sans quoi, on pourrait composer la poésie avec des syllabes sans suite et de simples séquences de voyelles propres à flatter l'oreille. Mais c'est folie : le poète doit assurément flatter l'oreille, mais il est contraint d'y parvenir avec les mots du langage, dont il ne peut faire qu'ils n'aient aucun sens. Et pour les autres écrivains, il est clair que c'est au sens des mots qu'ils font d'abord attention. Le langage, pour eux, remplit son rôle naturel. Ils parlent de l'homme et ils lui parlent. Ils ne l'intéressent que s'ils réussissent à éveiller en lui l'intelligence de ce qu'ils entendent lui communiquer. Ils ont beau s'en défendre, ils ne laissent pas d'avoir de l'influence sur lui ; si discrets qu'ils se montrent, on les prend pour modèles ou on extrait de leurs œuvres toute espèce de conseils. Ils suggèrent fatalement quelque attitude à ceux qui les admirent, et je ne crois pas qu'ils en soient trop mécontents, si détachés qu'ils se prétendent, et anxieux uniquement de leur art. Ils sont heureux qu'on les approuve et qu'on les suive, même s'ils prêchent de n'approuver et de ne suivre personne. Ces applaudissements, ces contagions ne sont pas sans conséquence. Le monde s'en trouve modifié d'autant. Aussi les écrivains sont-ils responsables infiniment encore que d'une manière insaisissable. Ils ont licence de répandre à peu près tout ce qui leur vient à l'esprit, et même de se livrer à cette belle occupation sans offrir de garantie d'aucune sorte. Ils seraient des saints, s'ils n'en abusaient pas. Or on ne pense nullement à exiger d'eux la sainteté, ni même la moindre preuve de leur droit à s'exprimer comme ils font. Ils légifèrent à leur aise, et dans le miroir de leurs œuvres, peuvent renvoyer à l'homme son image aussi déformée qu'il leur plaît, par maladresse, défaut de la vue, ou malice. Mieux encore, rien n'interdit d'imaginer qu'il s'en trouvera pour s'attacher à le corrompre et pour lui donner sciemment les pires conseils, s'ils sont pervers et qu'ils veulent le pervertir, ou seulement par curiosité du résultat. Comment les en empêcher ? Chacun reconnaît d'ailleurs que les écrivains sont libres d'user de leur plume à leur caprice. Ils se réfugient derrière la liberté d'opinion ou les privilèges du génie et on aperçoit mal quel scrupule les retiendra de croire qu'ils en ont et que tout leur est permis. D'autre part, comment les obliger à parler seulement de ce qu'ils savent ? Comment apprécier leur compétence ? Leur présomption la juge universelle. Il n'est excès où ils ne se puissent porter, si d'eux-mêmes ils ne limitent leur terrible liberté. Or, pour peu que les circonstances s'y prêtent, tout les pousse à l'incontinence. La difficulté n'a pas d'issue.

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Dira-t-on que j'exagère ? Qu'on regarde la littérature de ces vingt dernières années. Qu'on l'examine dans son ensemble, non dans les sommets que les plus doués atteignirent parfois, encore qu'ils apparaissent souvent contaminés du même mal. Qu'on se rappelle surtout quelques-unes des étranges aberrations qu'on entendait alors soutenir aux voix, je ne dis pas les plus autorisées, mais les plus écoutées. Je me hâte de les consigner, avant qu'on les oublie ou que la différence des temps fasse paraître invraisemblable qu'on les ait proposées sérieusement. Peut-être ne vit-on jamais à la fois tant de doctrines propres à enlever à l'homme la conscience, non seulement de ses obligations, mais encore de ses facultés. A la vérité, on le pressait de faire fi de la conscience tout court, qu'elle fût intellectuelle ou morale.

Tel prophète affirmait fournir la recette du génie : et c'était qu'on laissât courir la main sur le papier, sans la guider le moins du monde, en l'obligeant à repartir si elle s'arrêtait. On prétendait ainsi que, des profondeurs mystérieuses où la conscience n'atteint pas, surgiraient aussitôt, tout armés, des chefs-d'œuvre immortels. Un illustre directeur de conscience réduisait la liberté humaine à tels actes absurdes dont l'idée vient on ne sait d'où, qui n'ont pas de motifs, ni d'utilité, ni de sens d'aucune sorte. Il proposait même en exemple un personnage qui remettait au hasard le soin de trancher à sa place s'il exécuterait ou non une lubie meurtrière qui venait de lui traverser l'esprit. Tout autre geste, ayant une cause, était réputé esclave, et la liberté, qui est toujours difficile victoire, se trouvait confondue avec le vide et la fuite précisément de la décision réfléchie qui la fonde. Voici les conseils extrêmes qu'on pouvait recevoir. De toutes parts, c'était le dédain de la raison et de la volonté, c'est-à-dire l'abandon délibéré des deux pouvoirs qui donnent leur valeur aux actions humaines : celui de comprendre, celui de choisir. Les docteurs moins excessifs n'étaient pas meilleurs professeurs d'énergie ou de constance : l'un d'eux donnait l'exemple d'une retraite absolue ; on eût dit que les événements de l'univers gênaient sa pensée comme les bruits de la rue. Il en chassait la rumeur, comme il eût fait de mouches importunes. C'était son droit le plus strict. Je ne le lui conteste pas. Mais enfin on vit rarement philosophe en user d'une façon si décidée et si conséquente. C'était au point que rien ne l'occupait qu'une réflexion dont il s'attachait à toujours restreindre l'objet, et qui avouait pour idéal de ne porter plus que sur elle-même. D'autres, il est vrai, se tournaient davantage vers le monde, mais c'était pour goûter à tous les plaisirs qu'il dispense, allant de l'un à l'autre sans jamais se fixer. Ils préconisaient à leurs disciples de se garder toujours infiniment disponibles, comme ils disaient, pour la prochaine aventure qui tenterait leur soif de nouveauté. Ils leur recommandaient de se désaltérer à toutes les sources sans en préférer aucune, de ne rien entreprendre qui pût dans la suite les retenir ou leur faire sentir un joug. En un mot, ils les voulaient versatiles et frivoles. C'était cette fois ce qu'ils appelaient être libre.

 

D'où venait un tel concours d'erreurs toutes également faites pour priver l'homme du sentiment de sa responsabilité ? Le siècle sans doute en est coupable, mais aussi l'état même d'écrivain. L'un et l'autre inclinaient des auteurs, occupés encore plus jalousement que de coutume aux jeux de l'intelligence, à se livrer à des travaux très délicats et très éloignés des soucis vulgaires des mortels. Ils se confinaient dans une retraite close et comme capitonnée, où ne semblaient jamais devoir faire irruption la violence et la rigueur d'un monde dont ils percevaient seulement le bourdon assourdi. Ils menaient une existence exempte de risques et de devoirs, entièrement luxueuse comme leur art même ; leurs plus téméraires audaces n'entraînaient après elles qu'un peu de bruit, qui apportait plus de bénéfice que de dommage à celui qui s'y hasardait. Chacun pouvait avancer les plus graves propositions sans que rien de grave s'ensuivît. Il pouvait se montrer à son aise indulgent ou implacable, timide ou brutal autant qu'il lui plaisait, et il n'y avait pas de différence ; soutenir enfin n'importe quelle opinion extravagante ou scandaleuse sans qu'on lui en demandât compte ou simplement sans en rester à jamais discrédité. Rien d'étonnant d'ailleurs dans cette absence ordinaire de sanction. Il ne s'agit que de mots, qui n'ont de conséquences que diffuses et lointaines, à qui du reste retire presque toute vertu efficace l'extrême facilité avec laquelle on peut les produire. Conditions éternelles du métier d'écrire ? Sans doute. L'époque ne faisait qu'en exagérer les effets.

 

Il faut avouer d'autre part que dans le même temps les Lettres avaient atteint un degré exceptionnel de subtilité. Jamais peut-être l'étude des mouvements de l'âme ne fut poussée plus avant. On s'emparait des émotions les plus rares, les plus fugitives, les plus ténues. On les grossissait, on les divisait à plaisir, de chacune on faisait surgir un monde que l'on décrivait ensuite avec une abondance surprenante de détails. On descendait de préférence dans les étages inférieurs de la conscience, là où se presse et grouille tout le peuple de fantômes confus et avides que chaque homme maintient dans leur abîme originel, s'il se refuse à devenir bientôt leur proie et pour peu qu'il nourrisse la moindre ambition. Mais les romanciers aimaient à présenter des personnages qui évoquaient avec complaisance ces spectres livides et qui, loin de les refouler dans leurs ténèbres, se hâtaient d'abdiquer, pour être leur jouet docile et malheureux, toute dignité, toute raison, tout courage. Ils semblaient emprunter aux médecins leurs malades et leurs fous. On eût dit parfois qu'ils ne connaissaient pas d'autre humanité. Sans doute leurs observations n'étaient-elles pas vaines, quand elles étaient conduites avec intelligence. Elles projetaient çà et là de vives lueurs sur la force du milieu, celle de l'habitude, celle du souvenir, celle de l'instinct, que sais-je encore ? Mais ces forces sont toutes de celles qui conspirent contre la force de l'homme. Pour lui, elles constituent autant d'inerties qui pèsent sur sa volonté. Il n'en est aucune qui n'excuse, n'explique ou ne justifie sa faiblesse. Toutes s'accordent à relâcher son énergie. Bientôt, leur cédant insensiblement, privé de la seule puissance en lui qui soit tournée vers l'avenir et capable de le former un peu suivant un espoir nouveau, ce conquérant n'est plus qu'une épave qui dérive, docile au moindre courant. Quelle qu'en fût la cause, alors il ne recevait guère de l'art une autre image de lui-même. Il ne lui en fournissait peut-être guère d'autre non plus.

L'art, qui est roi, qui est dieu, qui ne connaît d'obstacles à sa création que ceux qu'il s'invente, choisissait ainsi d'illustrer de mornes héros qu'on voyait sans fin se complaire dans l'étude de leur longue déchéance. Tristes modèles sans doute, mais dignes portraits de ceux qui les avaient conçus ou qui se délectaient au récit de leur corruption, écrivains ou lecteurs ennuyés et oisifs, tout aussi penchés sur une vie intérieure inépuisable et vaine, faute sans doute d'accorder à l'autre quoi que ce fût dont il valût la peine de parler.

C'était un étrange spectacle, mais que l'accoutumance avait rendu comme naturel, qu'une littérature occupée à peindre la faiblesse et les excuses de la faiblesse. Cette préférence si exclusive, bien sûr on ne l'eût pas constatée dans les œuvres des maîtres et des isolés, dont la moisson était riche, car les Lettres passaient alors par une de leurs plus heureuses saisons, mais dans l'inspiration ordinaire des ouvrages qui, se répétant sensiblement l'un l'autre, donnaient à cette littérature entière comme sa couleur propre. C'est cette production moyenne, qui n'était pas toujours médiocre, qu'on voyait donc occupée à peindre la faiblesse. Peindre la faiblesse, c'est peu dire, au vrai, elle en faisait l'éloge, en termes exprès ou, au moins, tacitement, en n'apercevant rien qui lui parût davantage mériter son attention. L'écrivain ne semblait avoir d'autre but que de conter de cent façons diverses l'histoire de la dilution de l'énergie. Il présentait celle-ci dégradée en une multitude de velléités stériles. Il la montrait exposée et succombant sans combat à toutes sortes de tentations avilissantes. On tenait la peinture pour exacte et profonde dans la mesure où elle découvrait aux actions de l'homme des motifs bas ou absurdes ou futiles. On eût cru que l'absence de raison, de grandeur ou de ferme dessein, plus que leur présence, était signe d'humanité. Tel fut l'excès où l'on parvint fort communément.

Excès qu'il est peu commun de constater à ce degré. Mais qui jurera qu'il ne correspond pas à une tentation constante de la profession littéraire ? La cause en est que l'écrivain n'est occupé que d'écrire et qu'il ne partage pas les soucis des hommes. Son œuvre est ce qui compte, non sa vie, qu'il n'hésite pas à réduire, s'il le peut, à l'indispensable, au seul entretien du corps, et à une série d'actions machinales qui finissent par ne plus requérir son attention. Souvent, il n'a pas même besoin d'aller en quête de sa subsistance. Une rente y pourvoit ou un métier qui, ordinairement, ne demandant ni beaucoup d'invention ni une grande dépense d'énergie, se résout lui-même en gestes coutumiers qu'on exécute presque sans y penser. Il ne faut pas s'étonner que. l'écrivain, dans ces conditions, languisse et, pour ainsi dire, s'étiole, perde tout ressort, se plaise à s'observer et ne sache quel monstre évoquer pour distraire son ennui. Cette littérature récente n'est donc pas un accident : elle représente comme l'aboutissement fatal de toute littérature livrée à elle-même. En un sens, elle est de toutes la plus fidèle à un certain caractère essentiel de la littérature. C'est elle que doit nécessairement produire un auteur qui n'est qu'auteur et qui n'est touché que par les mots. Il finit par vanter son état, c'est bien clair, et par s'accommoder de son impuissance. Dans le même temps, il devient dans ses paroles de plus en plus téméraire et léger : elles ne l'obligent à rien. Le voici d'autant plus capable de prêcher n'importe quelle folie dans ses discours qu'il est devenu dans sa conduite incapable d'affronter la moindre épreuve comme de venir à bout du moindre obstacle. Il est parfait homme de lettres : homme de mots.