On a tort à mon avis d'accuser la littérature contemporaine de peindre les hommes plus noirs qu'ils ne sont. Ce n'est pas, de loin, son vice le plus grave. Il est exact que les romans d'aujourd'hui décrivent avec prédilection des fripons, des imbéciles et des lâches. Il n'est pas faux qu'ils abondent en descriptions obscènes et que le sexe y tient une grande place. Mais celle qu'il tient dans la vie n'est pas négligeable et la vie fournit les tristes modèles que le roman dépeint avec une prédilection non moins nette. Je ne crois pas que les romanciers exagèrent sensiblement la proportion des criminels, des naïfs et des faibles, qu'il est normal de rencontrer dans une société quelle qu'elle soit : il arrive rarement que les saints et les héros y forment la majorité. On blâme de temps en temps la littérature présente de prêcher une morale relâchée. Fort pertinemment et de façon tout à fait convaincante, quelqu'un s'avisa récemment de la comparer à celle que traduisent, perpétuent et consacrent les proverbes, où chacun reconnaît sans scandale la sagesse des nations. Celle-ci s'y révèle pourtant d'un cynisme alarmant. C'est au point qu'on ne peut guère imaginer morale plus proche de l'immoralité. Nul cependant ne songe à incriminer les proverbes : on admet qu'ils correspondent à une expérience. Mais la littérature n'est-elle pas dans ce cas ? N'exprime-t-elle pas, elle aussi, une expérience ?
Ce n'est pas, du reste, par hasard que la société persécute de leur vivant les héros, les sages et les saints ou, du moins, qu'elle les fait fuir. Est-ce parce qu'elle se souvient de les honorer après leur mort qu'elle s'estime fondée à exiger des écrivains qu'ils choisissent ceux-ci pour personnages de leurs œuvres ? Se montrerait-elle exigeante seulement pour la littérature ? Car, enfin, il ne semble pas que la morale moyenne qu'elle réclame de ses membres soit particulièrement stricte ou élevée. Elle ne surveille pas trop leur conduite. Elle n'y parviendrait pas sans doute, si elle s'y essayait, mais elle ne s'y attache pas non plus. Elle laisse à chaque individu une assez large autonomie, sa vie privée, où il peut agir comme il lui plaît sans que les pouvoirs l'inquiètent. Ils ne sont là que pour un contrôle tout extérieur qui permet la plupart des lâchetés et qui ne retient que les plus grosses exactions. Par les plus grosses, je veux dire les plus voyantes, nullement les plus graves. C'est offrir, on l'avouera, un vaste champ à l'indélicatesse. Presque tous en profitent autant que les y invite leur sentiment de la prudence. Voici, dans ses traits essentiels, l'inévitable condition de la société.
Aussi, dès que la littérature se donne pour but de tracer un tableau exact et fidèle de celle-ci, elle est conduite à négliger les perfections intimes et presque invisibles qu'elle pourrait y découvrir au profit des mœurs assez sordides et, j'y reviens, nécessairement telles, où elles sont comme perdues. Or, il est loisible de prétendre que ces perfections rares et secrètes ne constituent nullement pour l'art un sujet préférable aux autres et qu'il n'a aucunement l'obligation d'en vanter les mérites. On admettra qu'elles élèvent le niveau moral de l'humanité, mais pour souligner que l'art obéit à d'autres devoirs, qui lui sont propres. Enfin, rien n'interdit d'imaginer que ces perfections mêmes (qui sont celles de la sagesse, de l'héroïsme ou de la sainteté) en viendront à tomber de leur côté dans un profond discrédit et qu'on les regardera comme autant de sottes illusions. Qui osera penser alors qu'il appartient aux mensonges de l'art de leur rendre le prestige qu'elles n'ont pas su conserver ?
Il faut pourtant que tout s'appuie dans une civilisation : le précepte, le poème et le monument, le jardin, la fête et la vertu. Une même direction doit transparaître dans chaque effort et dans chaque ambition. Il n'est de grandeur qu'à ce prix ; quand cette connivence s'affaiblit, quand chaque discipline méconnaît qu'elle est solidaire des autres, il ne se peut faire que tout ne se corrompe. Et d'abord le style disparaît, qui manifestait l'unité de l'ensemble. Je comprends bien que l'art juge qu'il n'est pas de son ressort de soutenir des aspirations étrangères à son propos particulier, je consens qu'il soit tentant pour lui de séparer sa cause de la cause commune. Mais je crains qu'il ne travaille indirectement à sa ruine par cette sorte d'égoïsme sacré qui soudain le rend indifférent aux valeurs qu'il eût dû exalter par l'effet d'une complicité naturelle. Il n'en apercevait pas moins dans son refus le moyen de ne plus se compromettre et, pour ainsi dire, l'accès d'une pureté nouvelle où il affermissait son dessein fondamental de poursuivre la vérité et la beauté. Il tirait son épingle du jeu et cherchait son succès hors de celui de la conspiration.
En effet, le voici, à la suite de sa sécession, libre, impartial, véridique, occupé seulement à bien décrire cette bassesse triviale qu'une multitude reconnaît aussitôt comme la sienne, avec plus de surprise d'ailleurs que de déplaisir. Elle ne s'imaginait pas si abjecte, mais lui affirmer qu'elle l'est, c'est un peu comme si on permettait qu'elle le fût. Et alors, pourquoi se défendrait-elle de l'être ? Dans l'image que les livres lui proposent d'elle-même et qu'ils ne veulent qu'exacte, elle distingue quelque chose d'exemplaire qui vient du crédit dont l'art demeure revêtu aux yeux des simples. L'œuvre d'art, en effet, leur apparaît un peu comme une sanction : décrit-elle la médiocrité ou la honte, ils y trouvent comme la permission de s'en délecter ; ils avaient la pudeur de leurs faiblesses ou de leurs vilenies, ils en auront l'orgueil, si elles reçoivent de l'art une manière de droit de cité.
Qu'importe ! dira-t-on, si l'art prospère. Mais il est douteux qu'il sorte indemne de l'aventure. Car les sacrifices qu'on juge inutile de faire à la morale, qui croira longtemps qu'on les doive à l'esthétique ? Et les vertus requises pour la perfection d'une belle œuvre, parce qu'elles ne coûtent pas moins de renoncements, sont exposées à souffrir tout autant de contestations que celles qui concourent à la perfection d'une noble vie. On les peut aussi bien estimer, non seulement conventionnelles, ce qu'elles sont en réalité, mais encore arbitraires, fausses et même nuisibles. On n'y a pas manqué : d'où la littérature moderne, son dédain du style, son rejet de toute règle et la prédominance presque exclusive des genres qui s'accommodent le mieux du débraillé dans la pensée et dans l'écriture, où l'on voit non sans candeur le signe de la sincérité et de l'inspiration.