CHAPITRE VII  SÉCESSION FATALE

Est-il quelque chose de si compliqué que l'essentiel ne s'en puisse exprimer en quelques mots ? Je m'y essaierai ici avant de passer aux preuves et aux explications.

L'artiste, l'écrivain ont songé qu'il n'était rien d'aussi beau ni d'aussi digne de sacrifices que la poursuite de la beauté. Cette conviction leur a conseillé de tout sacrifier à la littérature et à l'art. Commençant par faire bon marché de leurs devoirs d'hommes et espérant ainsi se consacrer plus complètement à leurs devoirs particuliers d'écrivains ou d'artistes, ils ont séparé leur sort du commun. Ils se sont mis en tête de faire cavaliers seuls. Ils étaient persuadés qu'un aussi sublime apostolat les dispensait de se plier aux règles vulgaires.

Pourtant ils n'en restaient pas moins hommes, je veux dire animaux respirant et peinant, désirant et souffrant, victimes de tant de maux, sujets à tant de besoins ; en outre, héritiers d'une certaine histoire, membres d'une certaine communauté, bénéficiaires de sa langue, de ses armes et de ses lois. Qu'ils protestent ou non, cette double condition les suit dans leur état d'écrivain ou d'artiste. Et quoi qu'ils en aient, ils ne font pas que la supporter, ils en profitent. A vrai dire, ils en vivent.

C'est là un premier point qui n'est pas négligeable. Il en est un second, à peine moins important : les adresses, les habiletés, les talents, en un mot tout ce qui relève de la technique s'accroît sans doute, quand rien ne vient en gêner l'exercice. Mais il n'en va pas de même pour les vertus. Elles ne prospèrent pas en vase clos. Aucune ne s'épanouit sur le mépris des autres, à la faveur d'un égoïsme qui inviterait à la cultiver seule. Les vertus se révèlent si solidaires que l'indépendance les tue. Or, toute création réclamant quelque renoncement, il ne faut pas que du talent pour la mener à bien. Il faut aussi de la vertu. Ces hommes qui venaient de tout sacrifier à la littérature, ou plutôt de se refuser à tout sacrifice que l'art ou la littérature ne demandait pas, n'ont pas tardé à juger non moins absurde et malfaisant ce qu'exigeaient d'eux l'art et la littérature. Ils y distinguèrent la conséquence de coutumes périmées, l'effet funeste de préjugés inexplicables.

Comme ils avaient libéré l'art et la littérature de la moindre contrainte extérieure, ils entendaient maintenant les affranchir de ces servitudes internes qui, pesant sur eux exclusivement, les font ce qu'ils sont. Car rien n'existe sans forme et sans norme, c'est-à-dire sans limites et sans législation. De la sorte, n'étant plus bornés dans leurs prétentions et dispensés en même temps de toute discipline propre, l'art et la littérature se sont trouvés bientôt ruinés, attaqués dans leurs fondements mêmes, accablés et anéantis par l'excès du crédit et de la liberté qu'on leur accordait. Ainsi connaît-on dans l'ordre politique des régimes qui tiennent pour dérisoires les vertus privées. Ils prétendent qu'il n'est de valable que l'intérêt de l'État. Ils exigent du citoyen la seule pratique des vertus civiques auxquelles ils ont subordonné les autres. Mais le citoyen, qu'on a si bien convaincu de ne rien respecter honnis l'intérêt de la nation, ne tarde pas à se persuader qu'il n'existe pas de raison vraiment décisive pour qu'il fasse passer celui-là avant le sien. Il faut l'y contraindre : tout s'achève par la tyrannie et par le nihilisme. L'art connaît le même destin : on le disqualifie en l'exaltant seul.

Voici la fin : l'artiste qui prive la littérature de toute responsabilité humaine, afin qu'elle ne soit que littérature, au moment où il lui découvre cette frivolité qu'il vient de s'appliquer si fort à lui ménager, n'hésite pas longtemps à la déprécier.

Il l'a rendue stérile et s'indigne qu'elle ne produise guère. Il voulait qu'elle fût à part et au-dessus des différentes entreprises où l'homme est engagé, il souhaitait qu'elle n'en fût pas souillée et qu'elle demeurât, dans un superbe empyrée, à l'abri de toute obligation avilissante. Il a obtenu satisfaction. Aussitôt il déteste les Lettres et les méprise, s'écriant qu'elles se montrent bien vaines et qu'elles ne le compromettent en rien. Mais par quoi donc consent-il d'être compromis ?

 

Je puis maintenant résumer encore davantage mon discours : composant ses œuvres, l'écrivain s'exempte du reste de ses devoirs pour mieux s'acquitter de ceux que l'art lui impose ; il s'exempte ensuite de ses devoirs vis-à-vis de l'art même. Quand il n'a plus devant lui qu'une misérable guenille, qu'une sorte de costume de cérémonie défraîchi et désaffecté, il se sent un dernier devoir, celui d'exprimer son dégoût. C'est désormais le seul qu'il se reconnaisse. On avouera qu'il n'est pas trop difficile de s'acquitter de celui-là et que l'artiste a tout fait pour se mettre dans le cas de devoir s'en acquitter effectivement.

Admirable attitude, dont je ne m'étonne pas qu'on s'accommode sans peine. Elle permet de tout insulter en se donnant de grands airs, au seul prix d'écrire et d'aligner des mots les uns à la suite des autres, pourvu que ce soit avec fureur et sans soin. Il n'y en a pas qui fasse la partie plus belle à l'écrivain. Mais c'est aux dépens de la littérature.