CHAPITRE XXI  MORALE PROFESSIONNELLE DE L'ÉCRIVAIN

 

Que les ouvrages littéraires soient forcément objet de jugement pour la société ne prouve pas beaucoup. La société, sans doute, s'en inquiète, parfois la censure les poursuit, mais l'État ne se conduit pas autrement à l'égard de toute chose susceptible de conséquences. D'autre part, la conscience de l'individu trouve dans les livres des exemples, des modèles, des conseils qui l'engagent dans telle ou telle voie heureuse ou funeste. Mais elle les découvrirait aussi bien dans la vie. Rien de tout cela ne place l'œuvre d'art dans une situation particulière. La société veillant à sa stabilité, l'homme anxieux de sa conduite, ne font donc pas un sort spécial à la littérature lorsqu'ils s'interrogent sur la moralité ou l'opportunité d'un ouvrage dont ils appréhendent l'influence. Pour cette raison, il est commun de renvoyer dos à dos art et moralité en déclarant qu'ils n'ont rien à faire l'un avec l'autre. On déclare que leurs rapports demeurent superficiels, inévitables à vrai dire, mais qu'ils ne manifestent entre eux aucune liaison intime : et de citer sans peine tel volume édifiant et informe ou informe et corrupteur ou corrupteur et admirable ou admirable et édifiant tout ensemble. Il n'est en effet combinaison qu'on ne puisse aisément rencontrer. D'où l'on conclut sans tarder à l'indépendance de l'art. C'est aller trop vite en besogne et faire bon marché de la hiérarchie des œuvres. En réalité, il reste à savoir s'il n'existe pas entre l'art et la morale une connexion moins apparente, mais plus tenace, que celles dont on discute ordinairement.

 

Il a fallu composer ces ouvrages, objets de la querelle. Un homme en est l'auteur. Faire œuvre d'art constitue une certaine action comme professionnelle qui comporte, elle aussi, son code et qui requiert une honnêteté. De sorte qu'il y a une morale de l'œuvre d'art, qui tient non plus aux effets qu'elle produit, mais à la façon dont elle fut produite elle-même. Cette morale, on la limite volontiers au style. Qu'une œuvre soit bien écrite, dit-on, c'est assez. L'auteur a fait tout son devoir. La beauté, la perfection n'exigent rien et elles seules sont ici souveraines. L'artiste, s'il n'est qu'artiste, n'obéit pas à d'autres justices.

C'est trop évident. Ces maximes apparaissent incontestables. On doit y souscrire sans réserve, à condition pourtant que l'artiste puisse n'être qu'artiste. Certes, il faut qu'il dépende de lui de l'être le plus possible. Si l'on médite d'ailleurs de subordonner l'art à quelque fin extérieure à sa nature, religieuse par exemple, ou politique ou didactique, il n'y perdra rien peut-être, mais il va de soi qu'on ouvre une querelle infinie, car personne ne s'entendra sur le dogme, le régime ou la doctrine que l'art doit illustrer. On n'a fait que renvoyer le débat en un point où il devient insoluble. Chacun tiendra pour sa préférence ou pour sa foi, sans qu'on arrive à l'en faire démordre. Et de toutes œuvres qui en illustreront d'autres, qu'adviendra-t-il alors ? Les plus convaincus, qui sont aussi les moins sensibles, leur dénieront tout talent et, pour les autres, ne les verra-t-on pas contraints, s'ils veulent les goûter, à les apprécier sur le seul talent qui s'y révèle, sans penser à la destination où on l'a réduit ? Mieux vaut dans ce cas l'apprécier sans un si long détour et consentir que le mérite consiste d'abord pour l'écrivain à bien écrire comme pour le peintre, à bien peindre.

Ici, du reste, la question devient épineuse. Car il n'est pas si facile de s'entendre sur ce qu'il faut nommer bien écrit. Pour la musique ou pour la peinture, tout est métier ou à peu près. Le sens n'importe pas beaucoup. Il ne s'agit que de combiner des sons ou des couleurs qui ne signifient rien par eux-mêmes ou qui du moins plaisent pour l'essentiel sans qu'intervienne leur signification, à supposer qu'on leur en prête quelqu'une. Sans doute les symphonies portent-elles un titre et les tableaux ne représentent pas tous des paysages, des natures mortes ou des compositions abstraites. Pourtant, quel qu'en soit le sujet, chacun s'accorde à les admirer d'abord pour leurs qualités plastiques. Ce qu'ils figurent est souvent moins indifférent qu'on l'affirme, car c'est par là aussi qu'ils sont rattachés à une civilisation et par là qu'ils la célèbrent, mais enfin il ne vient à l'idée de personne d'estimer un peintre pour le choix de ses sujets ou un musicien pour le titre de ses morceaux, comme il peut arriver dans les Lettres, où l'invention est tenue pour un mérite certain. Elle ne saurait l'être en peinture ou en musique qu'à condition qu'on innove, non point dans le sujet, mais dans la manière de le traiter.

En quoi consiste donc l'art d'écrire ? Il commence au respect de la syntaxe, peut-être à l'orthographe et, si l'on veut, à la calligraphie. Je me moque : là n'est pas la difficulté. Elle est à l'autre bout, et tout en est rendu différent. Car ce n'est point de tracer des signes, c'est d'exprimer qu'il s'agit. Et, où vais-je arrêter cet art ? Cette technique qui a pour matière le langage, tout s'y trouve vite intéressé. Car il n'est rien qui intéresse l'homme, où le langage ne se trouve compromis. On parle rarement du style d'un peintre ou d'un musicien : leur style se confond avec leur peinture ou avec leur musique mêmes. On l'en sépare malaisément. Mais le style est ajouté au langage, qui s'en passe fort bien et le plus souvent. C'est pourquoi, bien écrire n'est pas opération de pure forme. Ce n'est pas assembler des sons articulés en séquences qui plaisent à l'oreille. L'accord du sens des mots, la plupart du temps, importe davantage, et jusqu'en poésie, quoi qu'on prétende. C'est-à-dire qu'on ne saurait négliger la façon de penser, ou de sentir, ou d'imaginer. Tant il est impossible de détacher le langage de sa destination fondamentale, qui est d'exprimer quelque chose. Aussi, jusque dans les réussites les plus exquises de l'art d'écrire, dans celles où la plus heureuse application rencontre ses plus beaux succès, est-il salutaire de ne pas oublier que le langage remplit un office banal et, qu'avant de s'acquitter de très subtiles obligations, il faut qu'il en satisfasse de fort vulgaires.