CHAPITRE XXXII  LE PROPOS PARTICULIER DE LA LITTÉRATURE

 

Les plus graves dangers sont enveloppés dans l'usage commun de la parole. Chacun est responsable, et à tout moment, de l'état du vocabulaire. Négligent ou malhonnête, il accroît la confusion et, avec la confusion, les chances d'aveuglement et de servitude. Attentif et scrupuleux, il aide l'intelligence à se maintenir lucide. Par là, il empêche qu'elle se laisse duper. Il concourt à son indépendance. L'artiste va-t-il récuser les devoirs que tout être qui s'exprime est à la rigueur tenu d'assumer ? Pour être artisan du langage, s'imagine-t-il au-dessus des règles qui en déterminent l'emploi légitime ? Il ajoute au souci commun la préoccupation du style. C'est même là son apport particulier, mais qui ne lui crée pas de droits, qui n'aboutit qu'à augmenter ses obligations.

Le style n'est rien d'autre qu'une certaine façon personnelle et reconnaissable de s'exprimer. Il fait l'écrivain. Qu'il existe des écrivains qui n'ont pas de style ou qui s'expriment avec aussi peu d'art que le premier venu, démontre que, dans les Lettres mêmes et au cœur de cet usage luxueux du langage, ce qu'on dit passe d'abord. Il faut dire quelque chose et qu'on soit seul à pouvoir dire. Mais il est si peu de choses qu'un homme soit seul à pouvoir dire, que, si la littérature ne consistait qu'en celles-là, elle ne comprendrait pas beaucoup d'ouvrages. Dans la vie, on n'aperçoit aucun inconvénient à répéter ce qu'on a entendu, si ce n'est pas une calomnie, ni même ce qu'on a dit, si ce n'est pas trop fréquemment. C'est que la vie comprend une infinité d'actions qui se répètent infiniment et où le langage est nécessaire d'une façon ou d'une autre. Dans les Lettres, au contraire, on fuit toute répétition, au moins apparente. Chaque œuvre, dûment étiquetée avec le nom de l'auteur et la date de la publication, doit demeurer unique.

Je sais bien ce qui arriverait, si la chose n'était pas impossible par définition, au malheureux qui, en toute bonne foi et au terme d'un effort louable, victime d'un hasard analogue à celui que les mathématiciens ont imaginé au profit de singes dactylographes, aurait récrit l'Iliade ou l'Odyssée ou Andromaque ou même quelque court poème très admiré dans la capitale, mais qui, je suppose, ne lui serait pas parvenu au fond de sa province. Je veux même qu'il ait seulement écrit quelque texte très approchant. On lui rirait au nez et assurément son nom ne forcerait pas l'entrée des manuels de littérature, même si l'auteur prouvait avoir composé cette œuvre jumelle dans une ignorance entière de celle qu'elle reproduit innocemment. En ce domaine, il ne convient même pas qu'une parenté trop nette se laisse constater entre deux ouvrages : elle serait fatale au nouveau venu, qui s'en trouverait aussitôt disqualifié.

J'ai poussé l'imagination au terme de l'absurde pour mieux asseoir les premières règles du jeu littéraire, par quoi les façons de la littérature s'opposent le plus à celles du langage banal. Celui-ci demeure, par nature, anonyme et indistinct. Mais l'œuvre que l'écrivain retire du même fonds, dès l'abord, se distingue et porte un nom. Elle appartient à la littérature en raison de cette distinction et du soin apporté par l'écrivain à l'obtenir en travaillant son discours. Ne pouvant être seul à dire ce qu'il dit, il désire du moins être le seul à l'avoir su dire comme il l'a dit.

Et tant mieux s'il s'agit d'une banalité, déjà cent fois dite, et sans doute connue, sentie et approuvée de tout le monde. Son art n'en apparaîtra que plus rare et plus digne d'éloges, pour peu qu'il ait pu lui donner une forme nouvelle et décisive. Celle-ci fait qu'on oublie les expressions anciennes et qu'on désespère d'en découvrir une autre qui la fasse oublier à son tour. Il semble que le désir même de. s'en écarter, d'échapper à son joug et d'arriver à une formule qui la vaille, y ramènerait enfin, à force de retouches et de corrections. Tant il existe un sentiment de l'écriture parfaite, laquelle n'est autre que celle qui s'impose et qui persuade qu'elle est inaltérable. Quelque périple où l'on se hasarde pour la modifier, on la retrouve au terme du voyage. Un penseur catholique raconte qu'il mourait d'envie de devenir hérésiarque. Il se lança tête baissée dans la tâche d'inventer une doctrine aberrante. Il la polit avec amour des années durant. Il passait son temps à la perfectionner sans cesse sur quelque point de détail. Il modifiait ou retranchait les articles qu'elle pouvait avoir en commun avec d'autres hérésies. Il établissait soigneusement les différences par le moyen de distinctions subtiles et infinies. C'était un labeur terrible, car il s'avisait toujours de quelque ressemblance à laquelle il n'avait pas pris garde jusqu'alors. Il lui fallait soudain se remettre à l'ouvrage pour dissiper cette confusion inattendue, tout en maintenant la cohérence interne de la construction. A la fin, quand il vit sa peine récompensée, il ne restait plus grand-chose de la première rédaction, ni même des suivantes, qu'il avait dû abandonner à leur tour. Rien n'avait cette fois échappé à sa rigueur : son hérésie était absolument hérétique et originale, du premier mot au dernier. Il triomphait déjà, quand il s'aperçut qu'il avait de toutes pièces reconstitué l'orthodoxie.

Il en va de même, dans l'art d'écrire, pour la perfection. Elle est unique et correspond à une certaine nudité et, si l'on veut, à un certain naturel, qu'on obtient le plus souvent au terme de longs détours. Toutes choses alors semblent y prendre leur appui et, faites d'après son modèle, s'essouffler vainement à lui ressembler. Mais elle reste plus dégagée que ces répliques maladroites, qui paraissent tenir d'elle leurs mérites incertains. Il se peut cependant qu'elles ne lui doivent rien et qu'elles lui aient au contraire frayé la voie. Il n'importe. Elle reste la perfection et leur devrait-elle presque tout, qu'elle n'aura rien d'emprunté. Car ce qu'elle porte lui sied à merveille et lui paraît destiné de toute éternité. On la reconnaît à ce privilège presque exorbitant. Mais il est le prix d'un accord lui-même si extraordinaire qu'on ne songe pas à en estimer excessive la récompense.

Elle illustre beaucoup de bonheur et d'adresse. Une suite ininterrompue de soins délicats et de rencontres fortunées a permis le miracle. Un goût de s'exprimer bien et la volonté de l'affiner, un travail le plus ingrat du monde et la décision de l'entreprendre, assez d'imagination pour inventer des rigueurs inédites et assez de ténacité pour s'y soumettre, de la chance et la présence d'esprit de la saisir, avec l'ingéniosité nécessaire pour en provoquer le retour, des artifices constamment renouvelés et dont le secours n'est désirable que s'il demeure invisible, enfin une multitude de réquisitions qu'il ne suffit pas seulement de satisfaire, mais dont il faut encore avoir l'idée : comment dénombrer les recours qu'un auteur met en œuvre dans son art d'écrire ?

Il entre lui-même dans son alchimie : en son style passe quelque chose de ses rythmes personnels, une allure lente ou précipitée du débit, qui traduit son tempérament ; une ordonnance ou un désordre de la phrase, où son caractère apparaît ; un choix de qualités qui correspondent à des préférences instinctives, qui ne lui sont peut-être pas claires et dont il prend justement connaissance en les découvrant dans son discours.

Quoi qu'il ait dessein de communiquer, on comprend qu'un écrivain doive disposer de nombreuses ressources et s'acquitter de nombreux devoirs. Mais rien ne lui conseille de détourner le langage de son appui naturel. Aussi longtemps du moins qu'il se propose d'exprimer quelque chose d'intelligible ou qui soit objet de communication, le voici astreint comme le reste des hommes à exprimer sans équivoque ni confusion ce qu'il désire leur faire entendre. Il importe en outre que son message ne soit entaché d'aucun des vices qu'on reprocherait avec justice au discours ordinaire. Il convient que la beauté de la forme s'ajoute aux mérites du contenu, et non qu'elle les remplace. Elle ne couvre pas sans en souffrir une pensée médiocre ou détestable : l'esprit déçu et mécontent ne sait plus l'admirer.

On n'y échappe pas. Une sottise, une vulgarité, adroitement exprimées, restent sottes et vulgaires, et un non-sens, absurde. L'art n'y change rien. Il ne saurait que faire passagèrement illusion. Il est même douteux qu'il puisse s'appliquer à trop d'obscurité ou de folie. Il n'a pas de prise sur elles ; autant s'efforcer de sculpter une boue liquide. La qualité du style suppose la qualité de l'idée, l'acuité de l'émotion, la puissance du songe. Certes, on peut réduire l'exprimé à ne fournir que le plus mince support. Il n'est pas nécessaire que la pensée soit rare et profonde, mais qu'elle offre quelque cohérence qui la rende exprimable. Pour que le style ait une forme, il faut qu'il traduise un message qui en ait une, ou qu'il la lui donne. Je le répète à mon tour : on n'énonce pas bien ce qui fut mal conçu, les mots, pour le dire, n'arrivent ni si dociles ni si précis qu'on le désire malgré tout. Et pour cause. Il n'est pas de bon style du diffus et de l'innommable.

J'ignore si de telles obligations doivent être estimées esthétiques, intellectuelles ou morales. La vérité est qu'ici morale, raison et esthétique ont encore les mêmes exigences. De fait, les préférences d'un homme, le soin qu'il prend de bien agir, se retrouvent nécessairement dans sa manière de penser et d'écrire. On n'en finirait pas d'énumérer les mérites de style qui sont vertus d'homme : élégance, dépouillement, justesse, distinction, simplicité, fermeté, grandeur, etc. De même pour les défauts : emphase, confusion, négligence, il ne manque pas de vices qui abîment le caractère comme l'expression. Il me surprend qu'on s'en étonne. Bien écrire est une discipline ; le bon style, un exemple. Il est plus moral que le mauvais. Ainsi du travail de laboratoire qui, mené avec soin, manifeste la probité du savant : c'est qu'elle aussi est recherche de perfection. En outre, elle provoque la confiance, comme font le bon style et la loyauté. Or, j'aperçois volontiers dans le pouvoir de donner confiance le premier effet et comme la pierre de touche de la moralité. J'y vois également son office principal. Me demandant souvent à quoi sert la morale, je n'ai jusqu'à présent trouvé meilleure réponse que celle-ci : elle sert à accroître la somme de confiance disponible dans le monde et plus précisément à augmenter le crédit que les hommes peuvent raisonnablement se consentir les uns aux autres. Une telle fonction n'est pas si modeste qu'elle paraît. Je me persuade même que ce sont ses effets qui rendent possible le commerce des hommes entre eux. Aussi je tiens le souci de son labeur professionnel pour le devoir fondamental de l'écrivain.