CHAPITRE XXXVIII  PAR L'EFFET D'UNE MÊME PERVERSION...

C'est par l'effet d'une même perversion que le poète s'estime né rebelle, que l'artiste se juge dégagé du moindre devoir envers la Cité, que le roman recourt à l'obscénité ou à la scatologie, que les romanciers décrivent avec prédilection la faiblesse de l'homme et son ignominie, que l'écrivain s'applique à séparer le mot de sa signification pour le traiter en réalité indépendante.

Rien de tout cela n'est nécessaire, rien de tout cela n'est même avantageux aux Lettres. Il n'en sort qu'un art grossier ou trop mince, qui s'appuie sur les curiosités les plus frustes ou qui s'égare en mille recherches stériles et vainement provocantes. Un tel art, inquiet, turbulent et chaotique, sans style ni grandeur, correspond à une société sans fermeté, sans principes et sans préjugés même. Chacun s'y conduit à sa guise suivant son caprice ou son intérêt. Tirant à soi autant qu'il peut, il n'accorde presque rien à la communauté. Encore s'y résigne-t-il de mauvaise grâce, en se croyant aussitôt victime d'une oppression intolérable. Comment la littérature, dans ces conditions, ne partagerait-elle pas le sort commun ? Elle s'éparpille elle aussi et, ne découvrant plus rien qu'elle daigne exprimer simplement, pousse des cris indistincts, feint de balbutier, fait des trilles ou blasphème.

Le premier effet d'une pareille attitude est d'aggraver la situation qu'elle traduit, car elle encourage seulement l'étrangeté, le scandale et l'esprit d'émeute. Bientôt elle se trouve à son tour encouragée à persévérer dans cette voie infernale par les conséquences de ses dernières audaces. Le public, qu'elles ont mis en goût, ne permet plus à la littérature de modérer sa hardiesse. Il réclame au contraire qu'elle l'étende toujours davantage. Il pousse l'écrivain à tout discréditer. Celui-ci ne s'en fait pas faute et, s'il garde à la fin quelque révérence pour la littérature, c'est à la double condition qu'elle ne se prête ni de près ni de loin à aucun service social et qu'elle ne reste soumise à aucune obligation externe ni même à aucune législation propre. Elle lui paraît alors la seule activité qui convienne au révolté qu'il veut être. S'il accorde quelque confiance au discours, il prend garde en même temps de s'arranger pour que le discours ne signifie rien, décomposant les mots de manière à enlever au langage son rôle de véhicule de la pensée, c'est-à-dire son office de lien social. Si le romancier, ou accessoirement le dramaturge, met en scène un personnage, il le représente se soulevant contre quelque règle et tournant en dérision les principes par lesquels la société maintient péniblement sa cohésion. Traitant des rapports amoureux, il néglige ou soupçonne de comédie ce qui n'est pas gouverné sans intermédiaire par la physiologie. La part sociale ou simplement humaine des passions de l'amour provoque sa méfiance et, pour un peu, son indignation. Il tend alors à en donner une image singulièrement appauvrie.

De fait, la peur d'être dupe ou de n'être pas assez profond conduit ici l'écrivain à se méprendre curieusement. Il croit à peine au désir que l'homme ressent de se perpétuer : c'est qu'à lui-même toute continuité est odieuse. Il déteste aussi le besoin qu'éprouve un être de se reproduire en un être plus jeune où aient part et lui-même et la beauté de celui dont il est épris. Je ne dis rien de la famille et du mariage. Ce sont là des institutions, exposées comme telles à la même haine qu'on nourrit pour l'État. On y reconnaît jusqu'à l'évidence le triomphe de l'imposture et de la contrainte. Mais ceci n'est encore qu'un début. Car l'écrivain répudie bientôt dans l'amour les façons et pour ainsi dire le style de la passion même. Il récuse sa manière de s'exprimer et l'étendue de ses exigences, son cérémonial et ses délicatesses, les divers subterfuges et tempéraments à la faveur desquels un instinct prend place parmi les mœurs.

Le romanesque dépend si fort de la littérature qu'il en constitue comme une catégorie. La plupart du temps, il suffit d'ailleurs de lire les lettres d'amour du premier venu pour être informé du niveau et du genre des livres qu'il lit. Car l'amour, qu'on dirait le sentiment le plus intime de tous et qu'on tient d'ordinaire pour le plus indiscipliné, cherche pour se déclarer des modèles tout faits, qu'il suit avec une soumission absolue et qu'il se contente parfois de recopier en aveugle. Chacun veut plaire et craint de se tromper, s'efforce de paraître à son avantage et appréhende de passer pour balourd. D'où une extrême docilité à l'égard des conventions et du savoir-vivre, dont on s'effraie rarement à ce point. C'est par là, autant que par le mariage, que l'amour est chose sociale. Certes, passion et mariage s'opposent comme la règle et le déchaînement. Mais par la passion aussi, l'homme se rattache à la société et en adopte les usages. La passion la plus violente, celle qu'on dépeint justement comme renversant chaque barrière que la société dresse contre elle, conserve malgré tout un point commun avec l'affection conjugale la plus factice et la plus proche de l'indifférence : l'une et l'autre, sans en avoir conscience, répètent des situations, évoluent conformément à un programme, obéissent enfin à mille habitudes où la part de la société n'est guère douteuse. C'est pourquoi les époques où la littérature s'est montrée la plus soucieuse de séparer la passion et le mariage, sont aussi celles qui ont codifié avec tant de soins, dans l'étiquette de l'amour, les droits et les devoirs de l'amant et de l'aimée qu'une sorte de jurisprudence s'en est trouvée établie. Le roman illustre naturellement cette législation sentimentale : il la fournit d'exemples et indique à chacun la façon dont il doit se conduire, bien mieux la manière dont il doit ressentir les sentiments qu'il éprouve. Ainsi naît et se développe le romanesque, qui ne vient pas du sexe, mais de la société. Dans la société, c'est la littérature qui l'exprime et qui le célèbre ; et dans la littérature, le roman, dont il tire précisément son nom.

Au romancier, se trouve ainsi dévolue la charge de déterminer les voies et démarches du romanesque. En même temps, il le répand et en fortifie le prestige. Mais voici que la poursuite de la sensation lui paraît seule relever assez directement de la bête pour qu'il n'estime pas faire de concession à la société quand il choisit la luxure pour le sujet de son œuvre. Il se borne à décrire les façons dont les corps, solitairement, à deux ou à plusieurs, prennent leur plaisir. En outre, il s'impose de taire les conséquences normales de ces gestes, ou, s'il en tient compte, c'est pour tirer aussitôt d'affaire son héroïne maladroite au moyen de l'avortement. Affranchis de leur fécondité naturelle, ces jeux sont promus à ce comble de gratuité ou, comme on dit encore, de pureté, par où se rassure et s'affermit l'enthousiasme de leurs annalistes. Ceux-ci rejoignent ainsi la pureté des auteurs qui entendent jouir du langage d'une manière non moins sensuelle et stérile. Ces libertins d'un nouveau genre, dépouillant les mots de leur sens, les soumettent aux divers traitements irréguliers qu'invente leur imagination licencieuse. Ils ignorent de parti pris la destination usuelle du discours. C'est là, très exactement, en refuser la fécondité pour des fins lascives.

De toute part, on donne l'assaut à la Cité. Une révolution ne l'affaiblit pas. Elle la retrempe plutôt et la renforce. Pour une nation, une guerre civile est signe de vitalité. Elle prélude le plus souvent à quelque brillante période, parfois à des guerres de conquête. Mais de telles menées sournoises, continues, insensibles désagrègent le tissu même du corps social. Loin qu'elles l'aident à se renouveler, elles l'atteignent durablement et, pour ainsi dire, le pourrissent. Dans cette perspective, l'avènement d'une littérature obscène à une sorte de statut public, qui fait qu'on élève le ton pour la défendre, que ses avocats en exaltent les mérites avec insolence, qu'elle-même néglige de se dissimuler et que les tribunaux dédaignent de la poursuivre, manifeste clairement, surtout rapproché des autres symptômes, la décadence de la Cité : la preuve est patente que l'individu achève de s'émanciper. Car le rut n'unit les êtres qu'en les séparant du groupe : parmi les animaux qui vivent en bande, le troupeau se disperse quand vient l'heure de l'accouplement.

Ordinairement déjà, toute attention, toute énergie vouée au plaisir sexuel hors des limites qu'elle lui a tracées pour se satisfaire, la société juge qu'on les lui dérobe. Elle s'en montre jalouse. Elle souffre les excès commis en ce domaine sans pouvoir les punir. Qui porterait plainte en effet, qui lui donnerait prétexte à sévir, puisque ici, la plupart du temps, il n'y a pas de victime lésée, mais seulement des complices satisfaits ? En outre, qui n'admet que la vie privée de chacun ne regarde que lui ? La société se voit donc réduite à tolérer le libertinage, qui échappe à sa répression, mais elle le réprouve et pour le restreindre voudrait qu'on l'ignore. Comme elle ne peut contrôler ni la curiosité ni l'ardeur qui en sont cause, elle les contraint au secret et châtie ceux qui les excitent ouvertement. Elle appréhende peut-être que, se propageant, cette ardeur et cette curiosité ne détournent à la fin un trop grand nombre de citoyens de leurs tâches essentielles, leur communiquent une sorte d'obsession de la jouissance qui leur fasse négliger tout le reste. Car enfin, pourquoi chacun d'eux ne s'apercevrait-il pas qu'il est plus d'agrément dans la débauche que dans la continence ? Jusqu'aux singes en sont persuadés d'instinct et se conduisent en conséquence. Il est vrai qu'ils n'ont jamais bâti la moindre Cité. Aussi la société croit-elle veiller à sa conservation en condamnant l'obscénité. En littérature, c'est même souvent la seule faute pour laquelle la plus libérale d'entre elles demande encore à ses juges de frapper. Plusieurs estimeront qu'il faut, pour qu'elle y renonce, qu'il ne lui reste plus guère de vigueur et d'ambition.

 

Publicité de l'obscène, dissolution du langage, voici selon moi des signes éloquents à la fois de l'agonie des Lettres et de la faiblesse d'une société. Ils constituent cependant des manifestations extrêmes, singulières, qui permettent de diagnostiquer une orientation menaçante plutôt que les mœurs effectivement acceptées. De celui-ci, le roman vulgaire donne une image plus détaillée et plus valable, où le siècle lui-même chérit sa ressemblance.

Justement le roman tend à envahir le domaine littéraire tout entier. Par elle-même, sa prépondérance n'annonce rien de bon. Ces récits imaginaires retirent chacun de leurs lecteurs dans un univers de substitution, où il n'est pas réellement compromis. Ils relâchent d'autant ses liens avec le monde de son action et de sa responsabilité. Ils l'habituent à regarder cette scène décisive comme un décor banal, à considérer cette inéluctable parade comme une sorte de représentation à peine moins gratuite qu'une farce de tréteaux, à laquelle il assiste sans même acheter de billet.

Tout de même il garde bonne conscience et se sent plutôt les droits du spectateur que les obligations de l'interprète. En outre, le public voit innocemment des modèles dans les personnages des romans qu'il lit ; qu'on lui peigne seulement des lâches, des fripons et des débauchés, il se croira vite permis de se conduire comme eux, à condition toutefois que l'imitation ne lui apparaisse pas trop ardue ou trop périlleuse.

Tel demeure le malheureux prestige de la littérature sur les âmes simples : la faiblesse, la ruse, la brutalité, la perfidie, tout semble moins répugnant et un peu moins défendu, se présente même avec on ne sait quel air avantageux, sitôt qu'un livre s'y attarde avec complaisance et en tire l'objet principal de sa description. Sans doute, à lui seul, le livre ne jouit pas d'une telle puissance de convaincre et de corrompre. Son pouvoir reste faible au prix de celui de l'expérience. Mais s'il choisit volontiers de semblables sujets, c'est que l'expérience les lui fournit en abondance, mieux, que la société même invite l'écrivain à les traiter, loin de lui offrir de ce côté-là une résistance qui le décourage. Le roman suit la loi de la plus grande pente. Les tableaux qu'il propose sont les tableaux qu'on attend. Ils ne tombent pas du ciel. Ils ne savent qu'ajouter plus de précision et surtout plus de conscience à la réalité qu'ils réfléchissent. Ils lui confèrent une vivacité frappante, par où elle apparaît, pourvue de plus de relief et de couleurs, dans une sorte de cadre qui l'ennoblit et qui la rend presque immanquablement séduisante. Peu importe que la peinture soit odieuse ou effroyable. On l'aperçoit assez par un exemple rebattu : il n'existe pas de livre destiné à dénoncer les hontes, les misères et les horreurs de la guerre qui ne concoure insidieusement à en faire accepter l'image.

Désormais, on identifie sans peine la perversion unique qui conduit la littérature à sa perte. On la connaît à ses fruits : on n'oublie pas qu'elle dresse d'une façon ou d'une autre l'écrivain contre la société. Le malheureux s'épuise à inventer et à mettre en œuvre les moyens qu'il croit les plus susceptibles de nuire à cette ennemie enveloppante. Loin de songer à produire quelque chef-d'œuvre, il s'acharne à crier sa haine et sa révolte. Mais il tient de la société même cette perversion impitoyable qu'il s'imagine tourner contre elle. Les Lettres ne font que recueillir et illustrer le goût de la destruction qui les ruine. Elles accusent les dégâts plutôt qu'elles ne les provoquent. Certes, en les soulignant, elles les aggravent, à la façon dont on rend certaines maladies plus dangereuses en ne cessant de se désespérer d'en être atteint. Ces étranges aberrations de la littérature proviennent ainsi de la même origine. Qu'on ne s'étonne plus si elles aboutissent sous tant de masques divers à des effets identiques.