CHAPITRE XLI  LA RESPONSABILITÉ DE L'ÉCRIVAIN

Tout le mal vient que l'écrivain pense pouvoir impunément séparer la cause de l'art de celle de l'homme. Il refuse de prendre part au labeur commun. Il incline naturellement à imaginer que l'artiste est dispensé des épreuves, des obstacles, des servitudes attachés à la condition humaine.

Certes, épreuves, obstacles et servitudes, il est juste que s'efforcent de s'en écarter ceux qui choisissent de se consacrer aux seuls travaux des Lettres. Il va de soi qu'ils ont besoin de calme et de sérénité. Je veux seulement dire qu'une telle réserve n'est pas sans inconvénients, qu'elle en a même de fort importants que l'écrivain devrait s'appliquer à racheter au lieu d'en accroître à plaisir les suites désastreuses. Mais il s'isole, il revendique une liberté totale et bientôt provoque la ruine de l'art lui-même, qu'il dépouille tout ensemble de contenu, de devoir et de portée.

J'imagine à l'inverse un homme habitué à souffrir dans leur pleine rigueur les coups du mauvais sort et qu'un métier pénible ou une existence aventureuse expose continûment aux plus grands périls. L'urgence d'une action qui ne souffre ni erreur ni caprice est la rude école où il apprend l'ordre d'importance des choses. La nécessité de chaque vertu lui apparaît clairement. Il n'a que trop l'occasion de voir à quoi elles répondent. Il sait que l'homme peut encore racler au fond de soi un dernier reste d'énergie qui parfois le sauve au moment où, se croyant à bout de forces, il n'aspire plus qu'à céder au destin. Il sait beaucoup de choses du même genre. Cet homme décide d'écrire. Il arrive qu'il soit un grand écrivain. On en peut citer des exemples, et justement dans les Lettres contemporaines. Il n'invente pas, ou le moins possible. Il transpose plutôt. Il ne cherche qu'à communiquer une expérience. Je n'ignore pas que son œuvre ne vaudra que par son talent. Mais comment ne pas accorder plus de crédit à un tel témoignage qu'on en consent aux fictions incertaines d'un romancier ? Cet homme possède les titres que je réclame d'un auteur et dont l'absence, quoi qu'on dise, ne laisse pas d'indisposer parfois contre la littérature. Il n'a pas vécu indemne de la misère du grand troupeau. Il en a pris sa large part. Voilà de quoi lui faire confiance et se convaincre qu'il ne parle pas dans le vide, abusant du privilège qu'il a de payer de mots.

Chaque fois qu'un écrivain est autre chose qu'un homme de Lettres, chaque fois qu'il exerce ou a exercé un métier qui ne consistait pas seulement à aligner sur le papier des phrases que rien de grave ne vient jamais sanctionner, il sait très bien ce qu'il doit et à qui il le doit. Un romancier qui, comme matelot et comme capitaine au long cours, dut tour à tour obéir et commander à d'autres hommes dans des circonstances qui ne laissent guère de loisirs ni de distractions, écrivit dans la préface du premier de ses récits qui eut l'heur d'atteindre le grand public : « On s'est plu à découvrir dans mes ouvrages de nombreuses nuances d'une intention morale. Aucune d'entre elles n'a toutefois provoqué de manifestation hostile. J'ai bien pu, ici ou là, pécher contre le goût, mais je n'ai apparemment jamais péché contre les sentiments essentiels et les convictions élémentaires qui rendent la vie possible à la grande masse de l'humanité et qui, en établissant un jugement moyen, permettent à son idéalisme d'envisager des façons d'agir plus simples, des sentiments plus élevés, des desseins plus profonds. »

On dirait que les mots sont choisis pour faire grincer les dents aux délicats. J'estime cependant d'un salutaire exemple l'humilité d'un auteur qui, se soumettant ainsi au jugement moyen, se réjouit naïvement de n'avoir pas heurté les convictions et les sentiments de la grande masse de ses semblables, dont tout le distinguait, non seulement son talent et ses dons d'écrivain, mais aussi ses qualités d'homme et la rigueur des épreuves où il les avait trempées. Il se félicite, dans le même esprit, du succès inaccoutumé de son ouvrage : « Il ne fut pas sans me causer quelque plaisir. J'avais toujours appréhendé au suprême degré d'être inconsciemment conduit à occuper la position d'un écrivain limité à une petite chapelle. Cette situation m'eût été odieuse, ébranlant en moi la conviction que je crois saine de la solidarité de l'espèce humaine tout entière à l'égard des idées simples et des émotions sincères. »

L'écrivain qui rompt avec cette solidarité, qui la révoque en doute ou qui la juge illusoire, faute d'en avoir l'expérience, c'est-à-dire faute d'avoir peiné avec d'autres hommes ou d'avoir été exposé aux mêmes dangers qu'eux, je ne m'étonne pas qu'il cherche ailleurs une solidarité factice, qu'il souhaite d'autant plus rigide et grossière qu'il l'emploie à combler le vide dont il souffre et où lui-même s'est condamné. Il s'affilie à quelque secte et d'avance affirme expressément qu'il la soutiendra dans le juste et dans l'injuste. Car il entend défendre seulement l'intérêt prochain de cette faction pour laquelle il vient de se déclarer, et il redouterait de servir un principe diffus et insaisissable, s'il défendait celle-ci seulement quand elle a pour elle l'équité.

C'est là ce qu'il appelle s'engager.