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Ici, à peine peut-on dire que la neige tombe, avais-je écrit à mes correspondants parisiens de la rue du Vieux-Colombier. L’impression serait plutôt qu’elle retrouve son lieu, qu’elle le réensemence. Les retrouvailles s’effectuent en trois jours et trois nuits d’un déversement continu au-delà duquel le paysage a repris sa forme hivernale. Le ciel aussi, où l’on ne verra plus aucun nuage d’ici le printemps.

Le trauma de ces soixante-douze heures d’emplissage et de déversements compacts s’était révélé d’un coup dans toute la plénitude de son changement de décor, tôt le matin, à travers la porte entrebâillée.

À cette intense précipitation, les longs mois qui suivent opposeraient un monde figé. La périodicité nycthémérale ne se percevait plus ; atrophiée, sa partie diurne se fondait bientôt à la nuit précédente qui semblait ainsi se prolonger indéfiniment. Corrélativement, les températures avaient brusquement chuté. Elles oscilleraient entre moins quarante et moins soixante, régions du thermomètre où notations Celsius et Fahrenheit commencent à se confondre.

 

Demeurée sur la pelouse depuis le jour où Edith Køønen l’avait lancée par la fenêtre de sa chambre, la partition des sonates de Beethoven connut le même sort que les plates-bandes fleuries. Mais la neige n’eut aucun effet sur le jeu de la pianiste. Les portées de la partition disparue demeurèrent rebelles à toutes les combinaisons de ses doigts sur le clavier. Cependant, le premier flocon tombé sur la pelouse avait fait tressaillir son amant. Depuis la nuit précédente, Makari repoussait les caresses d’Edith pour accueillir l’Esprit de l’Hiver selon une tradition ancestrale. C’est du moins ce que prétendait savoir Rita, la secrétaire du département, qui me le confia tout en arrosant ses géraniums, au moment où s’élevèrent de nouveau les accords bien connus, le lundi où je la revis dans son bureau, car ces heures de blizzard avaient correspondu à un long week-end. J’inaugurais ce jour-là ma parka d’Anchorage et c’est chaussé de mukluks que je m’étais mis en marche vers le McKinley Hall.

Le génie inuit s’illustre dans les mukluks. Dans un tiroir, ils n’ont l’air de rien, ce sont presque des chiffons, une simple toile de jute aplatie sur des semelles de cuir souple qui conservent longtemps l’odeur de la peau d’orignal dont elles sont faites. Il faut avoir chaussé des mukluks par des froids extrêmes – sur cette neige sèche de l’intérieur du continent – pour apprécier leur efficacité, due, dit-on, à la couche d’air qui circule entre la chaussette et l’enveloppe de tissu.

Je sortais de chez moi quand s’ouvrit la porte de mon voisin, l’octogénaire doyen Bancroft. Muni de raquettes, celui-ci filait bon train à travers cet espace que la neige déjà durcie avait surélevé et remodelé de ses cratères et de ses crêtes, accidents d’un cadastre plus uni, où s’estompait la pente générale. Le froid décuplait les rares bruits : celui de mes propres pas, d’une branche qui craque, le hurlement (lointain) des loups.

Disparues sous le glacis, les fleurs qui bordaient les allées menant au chalet « reparaîtront telles quelles au printemps », avaient dit les voisins.

Vers quatre heures de l’après-midi, un coucher de soleil aux colorations inattendues éclairait le campus, la route, la cime des sapins.

Suspendu au-dessus de la bibliothèque, dans la direction de la chaîne des glaciers, ce tableau bigarré, dont la luminosité soudaine et décroissante contrastait avec le crépuscule environnant, façonnait une fenêtre latérale dans le mur ouest – et sans ouverture – du logis.

Je demeurais quelques instants dans la pénombre.

J’étais témoin.

J’allumais, me fascinait le halo intense de l’ampoule électrique.

Bientôt, on aurait dit qu’ils étaient là depuis toujours : inséparables tel un vieux couple dans l’immuable décor qui signe leur union – la nuit, la neige – l’une au-dessus de l’autre, ajointées quelque part à l’horizon devenu lui-même l’invisible charnière de cet espace bouclé, plus ou moins rétréci, qui pesait sur le moral comme une entrave à la respiration.

Aussi étoilée que celles de Provence, mais non suivie de jour, la nuit de l’Alaska me tenait prisonnier de son interminable et monstrueux nycthémère dont je devais dire la traversée.

J’apercevais le transistor posé sur la courtine à l’ombre des remparts ; mélangés à l’air du soir, les souffles asthmatiques du sextuor de 1902 venaient s’éteindre sur la terrasse de l’Estissac alors que commençait à s’effacer à l’horizon l’île voisine de Bagaud.

Aux accents de cette Nuit transfigurée que j’avais écoutée sur ma petite radio en rédigeant ma demande se mêlaient les cris des chercheurs d’or de la Tanana au moment de l’avalanche.

1.

En eyak : « Il neige. »