Le chemin de croix érotique
des frères Lookee
Ce n’étaient évidemment pas eux qui l’avaient nommé ainsi, les bons frères Lookee, qu’on installait le dimanche dans leurs voiturettes de paralytiques au premier rang de Saint-Michael de Fairbanks (Alaska), où leurs parents avant eux avaient été baptisés. On peut même conjecturer que s’ils avaient contemplé les images de ses deux premières stations, ils auraient succombé à une massive hémorragie cérébrale…
Quand ils étaient encore valides, Jean-Charles et Jean-Joseph Lookee avaient fait construire pour leur dévotion personnelle les quatorze stations d’un chemin de croix dans leur propriété – une vaste clairière gagnée sur les forêts de la Tanana. Mais après l’accident dont ils avaient été victimes, tout, dans le domaine, n’avait plus dépendu que d’Albéric DeKalb, leur régisseur.
Lui-même, à l’origine, n’avait rien d’un mauvais sujet. Mais il avait rencontré « le trappeur Jeudi ». Et le trappeur Jeudi, ainsi nommé parce que, édenté, il récitait, l’automne1, au Cabaret de la Pépite d’or, un de ces poèmes épiques qu’avait inspirés la ruée vers l’or de 1902 dans la vallée de la Tanana, n’aurait sans doute jamais imaginé un détournement si pervers de cette œuvre pieuse s’il n’y avait eu Skippitt.
Mais est-il nécessaire de présenter Skippitt ? Personne, entre Nome et Anchorage, n’ignorait l’histoire du « Moïse du Yukon », comme il se nommait lui-même, précisant que le cours tempétueux du fleuve charriant des glaçons avait miraculeusement porté, sur cinquante kilomètres et malgré les rapides, le cercueil goudronné dans lequel une main plus criminelle que compatissante l’avait placé, tout enfant.
Le rôle de la fille de Pharaon, dans l’histoire de Skippitt, était dévolu à une Indienne ou, quand il était très saoul, à une oursonne. Dans un cas comme dans l’autre, il soulignait que sa mère nourricière ne l’avait pas sorti de son esquif funèbre, providentiellement immobilisé entre un tronc d’arbre et la berge. L’enfant s’en était éjecté lui-même mais l’instinct salvateur avait eu cette contrepartie durable : Skippitt boitait.
De ses années de jeunesse qu’il passe en qualité d’apprenti dans le Cirque du Cercle polaire, on ne sait pas grand-chose.
Comme les autres membres de la troupe, Skippitt ne s’est jamais douté que l’entreprise servait de couverture et de laboratoire à un ethnologue de la Smithsonian Institution qui enregistrait les exclamations des indigènes dans le but de prouver on ne sait quelle théorie bizarre sur les « métaphores corporelles » des sociétés inuits.
En revanche, sur l’art de survivre quand une inspiration un peu vive risque de vous geler les poumons, Skippitt, à la fin de ce stage, possédait les secrets des shamans eskimos qui lui ont transmis leur savoir lorsqu’il effectuait les figures les plus audacieuses du danser au tambour, tel le triple saut à la lune à la suite duquel l’exécutant se projette dans les airs.
Une brigade de sapeurs-pompiers du Maine, avertie de ces talents, lui écrira à ce sujet quelques années plus tard ; il leur soutirera trois mille dollars en échange de quelques riens.
Une occasion bien meilleure de rendre lucratives ses connaissances sur les limites de la résistance du corps humain au froid de l’Arctique va bientôt s’offrir à lui.
Nous sommes en août 1923. D’origine russe, malgré son nom, John McPherson, dont les grands-parents sont sibériens, a récemment été élu juge au tribunal de Fairbanks. Désireux de retrouver des sensations dont fut marquée son enfance, il s’est fait construire un sauna dans une petite cabane de rondins, sur sa propriété voisine des berges de la Tanana. La commodité enchante les voisins, qui en font construire de semblables. L’hiver, quand le thermomètre descend à quarante ou cinquante degrés sous zéro, le grand jeu consiste à s’ébrouer, nu, dans la neige sèche de la plate-forme continentale, au sortir de l’habitacle surchauffé, que l’on regagne en courant dès que le froid se fait sentir.
Skippitt, plusieurs nuits de suite, observe les invités de McPherson. La vapeur enrobe les corps tandis qu’ils s’aventurent à pas comptés sur la neige glacée sans perdre de vue la cheminée du sauna vers lequel ils s’en retournent en prenant soin de ne pas respirer trop fort.
À cette prudence qui l’indigne, Skippitt oppose l’image d’un jeu plus captivant dont il entrevoit le but mais pas encore le mécanisme : une aire de quelques centaines de mètres, sur laquelle des pions, qui sont des corps humains, se perdraient dans la nuit, attirés par quelque aimant…
Le 6 octobre 1924, le Wilmett Starr, cargo d’assez beau tonnage en provenance d’Osaka et à destination de Liverpool, fait naufrage sur la péninsule de Kenai.
Skippitt, informé de l’incident, se rend sur place et explore l’épave dans une barque qu’il a affrétée.
Dans la chambre du capitaine, il y a un coffre. L’ayant forcé, Skippitt fait main basse sur un lot d’estampes érotiques.
Cette manne providentielle lui procurera la richesse, tout en lui permettant de pratiquer pour son plaisir et en toute immunité le bel art du meurtre par incitation au suicide.
« Je savais que la fascination de ces images l’emporterait sur l’instinct de conservation », avouera Skippitt au juge McPherson qui préside, en avril 1928, le procès des « Assassins blasphématoires de la Tanana », « cet équivalent froid du procès des sorcières de Salem », pour reprendre le titre des journaux de l’époque.
L’infirme ajoutait regretter avoir dû faire usage de son revolver dans les quelques cas où, étant sur le point de succomber au froid, un joueur ramena au sauna une estampe qu’il avait arrachée à une station du chemin de croix.
Les premières soirées chez les frères Lookee sont des soirées sur invitation. Elles semblent avoir été joyeuses.
Sortis nus du sauna, les partenaires franchissent l’espace enneigé qui les sépare des premières stations et contemplent les dessins qui les « illustrent », agencés en une savante progression lubrique dont le danger leur est rappelé par le moyen d’un porte-voix.
De son côté, Skippitt teste les réactions au froid et tente de déterminer le point où la vue des postures érotiques fascine tant le sujet qu’il ne se soucie plus du danger mortel auquel l’accule sa contemplation.
Il arrive à la conclusion que la différence entre la vie et la mort surgit aux alentours de la station où Jésus tombe pour la deuxième fois. Mais, bien sûr, des êtres plus fragiles peuvent être emportés dès qu’ils contemplent l’image surimposée à la station où Marie Madeleine imprime sur son linge le visage du Sauveur.
« Si j’avais eu de l’éducation, avouera Skippitt lors du procès, j’aurais fait une étude comparée de mes victimes, je les aurais classées, j’aurais donné l’Ours d’or à celui qui, encore en vie, haletait devant la mise au tombeau. »
On rapporte que McPherson, le juge, se boucha les oreilles à ces propos.
Skippitt et ses complices furent pendus haut et court à un arbre sur les berges de la Tanana le 3 juin 1928. Ils avaient été reconnus coupables d’avoir provoqué par un stratagème diabolique la mort de vingt-deux jeunes gens qu’ils dépouillaient de leur argent avant de brûler leurs cadavres. Les frères Lookee seront découverts sur leurs chaises roulantes quelques semaines plus tard, à moitié dévorés, dans une combe de la Tanana.
Exemple de « nonsense » cher à Fishbasher et allusion possible au Nommé Jeudi de Chesterton, dont je lui avais recommandé la lecture.