Les classes où je donnais mes cours se trouvaient à l’entresol du McKinley Hall. Dès que j’entrais dans le couloir, je troquais mes mukluks contre des chaussures de ville et je montais saluer Rita au deuxième étage, en m’efforçant de ne pas toucher les parties cuivrées de la rampe (de même que, devant mon tableau noir, j’éviterais tout contact avec la planchette de métal où reposaient la brosse et la craie) pour échapper le mieux possible aux chocs de l’électricité statique, fléau de ce bâtiment.
Installée devant son énorme machine à écrire, Rita interrompait la dactylographie de la lettre à laquelle elle ne s’était attelée qu’après maintes imprécations : à sa droite gisait le « torchon criblé de pattes de mouche » que Tolner avait laissé sur sa table la veille au soir car il ne s’occupait de la correspondance départementale qu’après le départ de sa secrétaire. Mon arrivée rappelait à Rita qu’elle n’avait pas encore arrosé ses géraniums. Tandis qu’elle s’y employait en fredonnant « Milord » ou « Barbara », je scrutais la lointaine chaîne des glaciers, j’énumérais les noms des massifs, Rita me parlait de son élevage de renards, de la base militaire où travaillait son mari, elle commentait les dernières nouvelles de Fairbanks, événements strictement internes à cette partie détachée de l’Amérique que constituait l’Alaska aux yeux de ses résidents, lesquels se référaient au reste du pays comme aux « quarante-huit États inférieurs ».
Selon Rita, ce n’était pas Norbert mais John-Ave Laly qui avait fait venir Patricia à College. Il l’avait rencontrée l’été précédent dans le Village. Scellé sur un coup de foudre, son amour pour elle était absolu. Dès le premier soir, John-Ave avait accepté que Patricia vive chez Norbert. En Norbert, John-Ave voyait un gardien, une sorte de figure nourricière à laquelle, invisible mais jamais loin de l’aimée, il se tenait prêt à se substituer au moindre signe de celle-ci. Rita avait remarqué que Patricia n’aimait guère parler de New York. Elle flairait dans cette réticence quelque vilaine affaire qui l’avait contrainte à prendre le large avec Colette l’Impossible.
Le bureau de Rita donnait sur la rivière gelée. En face, le long de la berge, deux hautes cheminées d’où s’élevaient des langues bifides, lourds panaches laiteux qui se dissolvaient dans l’air glacial, rappelaient que l’université tout entière dépendait de son usine électrique. À son surgissement insolite au sein de cette vaste vallée de la Tanana me semblait convenir ce beau titre d’un roman de Gracq que son « fonds » français ne possédait pas : Un balcon en forêt. C’était du moins dans une expression de cette forme que, de la fenêtre du bureau de Rita, s’indiquait à moi la présence étagée du campus dans la masse infinie des sapins enneigés, impression qui culminait devant le pan vitré de la bibliothèque où, sur les rayonnages, les livres leur faisaient face et semblaient se grouper comme s’il s’étaient mis à l’abri du froid.
Le vaste bureau que je partageais avec mes collègues était situé dans une aile plus récente du McKinley Hall, qui communiquait par une passerelle avec la bibliothèque. J’y venais lire journaux et magazines avant de rentrer chez moi. Chaque semaine, dans le New Yorker, « Genêt » (j’apprendrai que c’était le pseudonyme d’une journaliste) rédigeait une « Lettre de Paris » qui me paraissait sans rapport avec la ville que j’avais quittée.
Le troisième étage abritait le secrétariat de l’Institut de géophysique. Entre ses deux fenêtres – les plus propices à l’arabesque de nos urines perlières –, le mur s’ornait de nombreuses affichettes parmi lesquelles, constamment détruite et constamment renouvelée, une saisissante caricature montrait Helmut von Kreps en Atlas aux jambes frêles. Courbé sous le poids d’une sphère terrestre qu’il portait sur sa nuque élastique en gravissant une « échelle de Richter » vermoulue, il semblait la faire rebondir comme un ballon.
(D’autres dessins représentaient von Kreps en montreur d’ours et en avaleur de feu. Une main anonyme y surimposait parfois le tracé d’une croix gammée.)
Pour von Kreps, l’idéal eût été qu’après sa soirée à l’Heldon Inn, une série de petites secousses automnales accompagnent dans ses premiers pas l’étudiant débutant en sismologie. Des « deux » ou des « trois » sur l’échelle de Richter le familiariseraient avec les humeurs de l’écorce terrestre. Dans toutes les autres disciplines, on ne progresse pas autrement. La Terre, malheureusement, ne l’entend pas de cette oreille. « Notre cursus est erratique », annonçait von Kreps à ses étudiants lors de la réunion de la rentrée. Il disait parfois : « Si la catastrophe survient avant l’examen final, je vous donnerai vos notes chez Pluton », et il éclatait d’un gros rire ou cinglait d’un coup de badine ses bottes de cavalier.
Au fond du couloir, sur le même palier, à côté de la porte capitonnée, un panneau marquait le domaine de Fishbasher.
Longtemps, des cris rauques s’en étaient échappés le mercredi. À cette époque, les deux dernières Eyaks se disaient leurs quatre vérités qui, enregistrées et analysées, deviendraient autant d’exemples de la Grammaire des invectives à laquelle Fishbasher s’était résigné à consacrer une part importante de sa Phonologie, morphologie et syntaxe de l’eyak. Aussi fut-il grandement surpris quand, au cours de l’hiver, le rapport entre les deux cousines se fit moins conflictuel puis devint presque cordial – comme si, dans leur désir conjoint de retrouver les sons qui avaient baigné leur enfance, Marie et Minnie oubliaient la querelle qui longtemps les avait empêchées de dialoguer.
Fishbasher remarquait que le bonheur de s’exprimer à nouveau en eyak avait aboli la compétition qu’il observait naguère entre ses informatrices lorsqu’elles lui livraient chaque semaine une liste de mots ou d’expressions. Il avait le sentiment qu’elles assistaient à la résurrection de leur langue maternelle. Ainsi leur plus grand plaisir était-il moins de parler que d’entendre l’autre. Fishbasher se demandait si on ne pouvait pas voir là l’indice que, dès l’origine, la langue n’eut pas pour seule fonction de permettre aux êtres humains de communiquer entre eux.
Au moment où Fishbasher nous rapporta cette évolution, un durcissement inverse s’opérait entre Tom et moi.
Début décembre, Skip, l’étudiant de Leonard qui faisait un stage à Florence, avait informé son maître de l’ampleur des dégâts provoqués par la crue de l’Arno. Kesrod donna de larges extraits de cette lettre dans le 10e Bulletin hebdomadaire de l’année académique. Je fus à nouveau tenté de partir. J’avais l’impression que m’appelait la ville submergée, que cette catastrophe pouvait être la providentielle occasion qui me permettrait de me réinsérer dans le vieux monde que je n’aurais jamais dû quitter…
Skip avait pleuré en découvrant le Crucifix de Cimabue dans l’état où l’avait laissé la crue. Il notait qu’il aurait été épargné sans la malencontreuse décision qui, quelques années plus tôt, l’avait ramené du musée des Offices à sa place initiale dans l’église Santa Croce. Sans doute, pourrait-on plus ou moins restaurer ce chef-d’œuvre de la maturité du maître. Il n’avait pas moins perdu à jamais sa pâte originelle.
Il en était de même pour de nombreuses œuvres célèbres, parmi lesquelles Skip citait des peintres inconnus de moi, ainsi que des sculptures étrusques : la Chimère d’Arezzo, le sarcophage de Larthia Seianti. Skip suppliait Kesrod d’envoyer d’urgence une délégation d’étudiants du département. On dénombrait des dizaines de milliers de livres endommagés, qu’il fallait sécher page par page. « Chasseurs d’ours, concluait-il en s’adressant aux siens, avez-vous jamais connu tâche plus urgente ? »
Cet appel, dont Kesrod se fit le défenseur, ne suscita dans l’administration que des paroles émues. Woody avait programmé pour les vacances de Noël plusieurs rencontres de l’équipe de rugby de l’université avec des formations européennes ; des fonds considérables avaient été octroyés à cet effet. On ne pouvait pas revenir sur ces décisions budgétaires.
C’était aussi l’avis de Tom, avis prévisible car il prenait toujours le parti de l’administration. « D’ailleurs, ajoutait-il, de tout temps, ici, le sport l’a emporté sur l’art. »
Après l’incident de la petite culotte de Patricia, cet échange marqua une nouvelle phase dans la détérioration de nos rapports.