Elle a été postée en Grèce, l’atteste le timbre auquel le cachet surimpose un fronton de temple antique qui n’est autre que l’église d’Ekatontapiliani. J’y déchiffre PAROS, je reconnais l’encre violette dont tu te sers dans les grandes occasions et l’espèce de traîne dont tu fais suivre la lettre A. L’enveloppe tressaute entre mes doigts. Je revois la salle où nous nous sommes rencontrés, le 2 juin 1964, au Château de Chambord que tu visitais en même temps que moi, j’entends dans ta cour de Paris le vieux ténor qui sous tes fenêtres nous réveillait chaque dimanche, le bruit des pièces que tu jettes adroitement dans sa casquette, à ses airs ringards se mêle la voix d’Yvon accueillant les touristes à Port-Cros tandis que vingt mètres plus loin, nous faisons l’amour, cachés dans les roseaux. Ces scènes que je croyais avoir éradiquées de ma mémoire refont surface dans ce monde enneigé, sans trace de toi, où rien ne se rattache à ton souvenir. L’escalier de Chambord et le manoir de la Belle-Hélène font irruption dans le McKinley Hall, je te revois sur la plage, à Porquerolles quand nous sommes allés chez les nudistes, nous dormons enlacés dans le fort de l’Estissac, tu allumes la bougie sur la table, tu sors dans la nuit. Je referme la boîte aux lettres, je reprends le chemin du chalet en constatant la fragilité du barrage que j’avais cru construire.
Grâce à mes plumes Sergent-Major, j’avais discipliné et réinventé mon écriture, les pages que je couvrais ne ressemblaient en rien à celles sur lesquelles tu te penchais rue Claude-Debussy. J’avais cru que chaque paragraphe m’en éloignait un peu plus. De Port-Cros, ne subsistait, croyais-je, que La Nuit transfigurée que j’avais écoutée en rédigeant ma demande. Quand ton souvenir se faisait trop pressant, je me perdais moi-même dans le Grand Nord, je m’inventais une autre vie, je suivais la trace de Noémie Raymond, cette inconnue qui m’avait précédé ici. Plus fortuné que le garde-chasse de Port-Cros qui te poursuivait de ses assiduités, je me croyais parfois l’heureux rival du trappeur Joël, cette fiction m’était doublement utile, elle faisait barrage à mes souvenirs et me procurait un canevas romanesque. Noémie Raymond était entrée dans mon roman.
J’ai compris que rien n’était joué quand, à mon retour de Nome, j’ai trouvé ta lettre dans ma boîte. J’ai aperçu le timbre, reconnu ton écriture. Déchiré l’enveloppe. Je me disais en te lisant que j’avais plus ou moins prévu tout ce que tu me racontais.
Tu m’apprenais que tu faisais une croisière en Méditerranée avec John, le fils de cet homme d’affaires australien pour lequel tu m’avais quitté. Tu m’annonçais que vous alliez vous séparer, tu m’avouais que tu t’étais trompée, tu espérais que nous pourrions renouer, tu me demandais de t’écrire, tu voulais savoir quelle vie je menais là-haut… Mon frêle barrage venait de sauter en éclats, submergé, je revoyais nos nuits sous la lune dans le fort de l’Estissac, la mer au soleil couchant, le geste délicieux de ta main versant de l’eau sur les fleurs du chemin de ronde, le sentier qui serpente vers le port où, frêle, tu glissais en chantant, le manoir de la Belle-Hélène et ses lauriers-roses au milieu desquels nous déjeunions de moules grillées en brochettes, le jour où, hors d’haleine, nous avons à la nage gagné l’ilôt voisin de Bagaud. Dans la nuit de Fairbanks, j’ai senti sur la neige l’éclat des bougainvillées, les lézards courant sur la pierre chaude, le pont-levis, la cellule que nous occupions, le bruit des cigales, la clarté de la cour. Ton corps fut à nouveau contre le mien, ma langue dans ta bouche.
Le hasard a voulu que Hadder me photographie à mon bureau, lisant ta lettre. On y aperçoit le petit dessin en forme de chat qui accompagnait ta signature. Mais peut-être ce cliché est-il postérieur à mon retour de Nome, car j’ai relu ces pages pendant des jours, incapable de te répondre, puis j’ai décidé de t’appeler à Paris, cet après-midi de janvier qui a coupé l’année en deux.
Je n’ai pas décacheté ce jour-là ma lettre de Point Barrow qui se trouvait à côté de la tienne dans ma boîte. « Aimeriez-vous savoir, mon cher professeur de France, les derniers faits de mon village ? » Comme d’habitude, les personnages qu’évoquait Ethel Hunter mêlaient à ses contemporains des êtres morts depuis longtemps ; mais je savais maintenant repérer dans ces étranges assemblées les participants véritables et les fantômes de jadis, Fishbasher m’avait appris à distinguer les unes des autres ces diverses formes de présence, à ne pas mettre sur le même plan toutes les évocations de ma correspondante. Dans la culture d’Ethel Hunter, la mort n’avait nullement le pouvoir de faire disparaître les anciens. Ainsi me décrivait-elle le gâteau qu’elle avait préparé pour l’anniversaire de son arrière-arrière-grand-père, décédé un demi-siècle plus tôt…
Tu me parlais de Paros, votre avant-dernière escale avant Chypre, d’où tu reprendrais seule l’avion pour Athènes et Paris.
Ce devait être chose faite, à présent.