Après six mois d’uniforme blancheur, le vert a reparu sur la pelouse détrempée. Sur les plates-bandes, les fleurs, pétrifiées par l’hiver, ont pourri en quelques jours.

De la porte du chalet voisin qui vient de s’ouvrir parvient un passage bien connu de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Tim, tim, tim, tim, diloum, boum. Diloum, boum. Très lent. Un garçon de six ou sept ans dévale l’escalier, « ses sanglots et ses hoquets forment dans l’herbe une diagonale ». La formule revient sur mes lèvres chaque fois que je me remémore la scène. J’aperçois la trajectoire en pointillé inscrite en travers du gazon gorgé d’eau, l’enfant courant à toutes jambes, comme si la musique était à ses trousses et le devançait, l’entraînait, le happait, l’aspirait ; comme s’il faisait partie de son cortège, qu’il la transportait et la traversait à la fois. Tim, tim, tim, diloum. Diloum. Poum. Boum boum. Très lent.

Jeune, agitée elle aussi, la mère apparaît sur le balcon. C’est la première fois qu’elle se montre, supposons-la épouse de quelque collègue. Son sourire traduit les sentiments contradictoires de malheur et d’admiration qu’a déclenchés en elle l’incident domestique, la réaction de révolte et de désespoir filial. Comme si elle avait besoin de partager avec un être humain l’émotion – la détresse, l’admiration – qu’elle ressent, elle se tourne vers moi, prenant à témoin celui de son espèce que le hasard a placé devant elle à ce moment qui fait date dans la vie de son enfant, prouve son intelligence, annonce peut-être la sensibilité excessive qui marquera sa destinée : « La musique… dit-elle en souriant, il vient de me dire que s’y cache quelque chose, qu’il l’a vue chevauchant avec la mort… Imaginerait-on ce qui se trame dans ces petites têtes ? »

 

Que le livre soit sorti de cette image pourrait sembler paradoxal : dans la chronologie du récit, elle était proche de l’épilogue. Mais une raison plus subtile la reliait à la totalité de mon séjour en Alaska. Elle marquait la fin d’une longue attente et se distinguait par la singularité de sa charnière. Les cris de l’enfant s’en faisaient l’écho. Aux virginales pétrifications de l’hiver succédaient les perturbations printanières.

En cette conjonction instable du renouveau qui voyait s’allonger le jour sous les souffles de l’humide, le sentier pointillé où il s’élance participe de la mouvance dionysiaque qui succéda aux temps nocturnes et figés. Le ciel n’était plus uniformément bleu, la neige s’était muée en eau suintante puis frémissante, qui ruisselait…

La porte du chalet demeurait grande ouverte, dans la clairière la femme s’était élancée à la poursuite de son fils, elle frappait de ses mains le long tablier dont elle était vêtue, elle criait son nom et elle riait.

Comme si la peinture et la musique fusionnaient, comme si, poursuivant l’enfant, la symphonie de Beethoven transformait le paysage en tableau, dans ce que j’ai ressenti surnage l’impression presque visuelle et cinétique du vent ; je vois la musique qui traverse l’air – le paysage – comme un rouleau compresseur transparent et animé. Du gamin, il n’est plus question (du moins pour longtemps), il sort de la scène devenue bruissante, instable, le ciel chargé de nuages et les arbres agités, comme si dans ce paysage délivré de la longue nuit de l’hiver qui l’avait pétrifié, s’imprimait, mouvant, le sentier du Temps qu’il ne quittera plus.