Doris Lessing, la joie par la science-fiction

Catherine Dufour

 

 

 

La science-fiction est toujours une créature de son temps. Fatalement, elle a longtemps fait écho au sexisme ambiant, qui régnait aussi bien dans les communautés scientifiques que littéraires. Rappelons qu’il a fallu attendre 1874 pour qu’une femme, Sofia Kovalevskaya, puisse décrocher un doctorat scientifique et 1909 pour qu’une femme, Selma Lagerlöf, obtienne le prix Nobel de littérature. La science-fiction ne s’est pas comportée autrement, elle a même été à la traîne : aucun prix de science-fiction prestigieux n’a été attribué à une femme avant les années 1960, les auteures ne représentant alors que 10 à 15 % des écrivains du genre. « Pendant la première moitié du XXe siècle, l’idéologie patriarcale de la science-fiction ne sera pas remise en question, écrit l’auteure Joëlle Wintrebert. Les femmes auteurs et lecteurs sont alors l’exception. Quand elles publient, c’est sous pseudonyme […] ; derrière des initiales “neutres” comme C.L. Moore ; ou sous le couvert d’un prénom mixte comme Leigh Brackett, dans les années 1940, dont on dira “qu’elle écrit comme un homme” […]. À noter que, quand il sera passé dans les mœurs qu’un écrivain de S.-F. puisse être une femme, certaines apparaîtront pourtant sous pseudo. » (« S.-F. et sexisme », Joëlle Wintrebert, Conférence à Utopia, 10/2000.) Lessing a fait partie de ces femmes qui ont ouvert la voie pour leurs cadettes avec Le Guin, Russ, Sargent et la très actuelle Atwood, l’auteure de La Servante écarlate (1985).

La petite Doris May Tayler naît le 22 octobre 1919 en Perse, et déménage en 1924 pour la Rhodésie du sud, l’actuel Zimbabwe, alors colonie britannique. Elle ne supporte ni le climat (dysenterie, malaria), ni la ferme misérable que tiennent ses parents, ni son école (catholique). Elle la quitte d’ailleurs en 1934, à 15 ans, « sinon j’aurais dû aller à l’université du Cap, un lieu sinistre, pour y étudier l’Histoire et la littérature. Et pourquoi faire ? Je pouvais lire moi-même. » (Entretien, Times, 2009). Elle commence à travailler (standardiste, fille au pair) et se plonge dans la littérature (Tolstoï, Stendhal, Proust, Woolf). Dès 1938, elle commence aussi à écrire. Elle se marie une première fois et milite chez les marxistes, parmi lesquels elle se choisira un deuxième époux – un Juif allemand communiste nommé Gottfried Lessing. Deuxième divorce, et c’est le grand départ pour Londres en 1949. Lessing a trente ans et, sous le bras, le manuscrit de Vaincue par la brousse (The Grass is singing), un cauchemar aussi halluciné qu’Au cœur des ténèbres de Conrad.

Le premier éditeur auquel elle s’adresse (Michael Joseph) saute sur le chef-d’œuvre. Le succès permet à Lessing de vivre de sa plume dès 1950. Suivront, entre 1952 et 1969, les cinq volumes des Enfants de la violence (The Children of Violence). Cette vaste fresque raconte la quête d’identité de Martha Quest qui, de l’Afrique à l’Angleterre, constate les ravages causés par le colonialisme et son effondrement, la triste condition de la femme et celle de l’artiste.

Politiquement, Lessing s’engage à gauche. En 1952, elle adhère au Parti communiste pour le quitter quatre ans plus tard à la suite de la répression du printemps hongrois. Sa désillusion se lit dans Le Carnet d’or (The Golden Notebook, 1962), son œuvre la plus connue. Elle y évoque si bien la condition féminine et ses affres qu’elle devient, à son corps surpris, une icône du féminisme montant. Ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’elle se tournera vers la science-fiction. Son dernier ouvrage, Alfred and Emily, une uchronie, sort en 2007.

En tout, Lessing a publié une soixantaine de livres dont une trentaine seulement sont traduits en français, principalement chez Albin Michel et Flammarion. Outre les romans, elle a aussi écrit des nouvelles, des mémoires, des poèmes, deux opéras et des pièces de théâtre.

On m’objectera que Lessing est surtout connue, chez les plus jeunes, pour sa calamiteuse sortie au festival du livre d’Édimbourg en 2001 : elle dit des féministes qu’elles sont « horribles avec les hommes ». Et de s’obstiner en 2007 auprès du journal Le Monde : « Je maintiens ma position. Après avoir fait une révolution, beaucoup de femmes se sont fourvoyées, n’ont en fait rien compris. Par dogmatisme. Par absence d’analyse historique. Par renoncement à la pensée. Par manque dramatique d’humour. » Il faut bien vieillir et on vieillit rarement avec grâce.

2007, c’est aussi l’année du Nobel, dont Lessing dira sobrement : « Ils ont pensé, là-bas, les Suédois : celle-là a dépassé la date de péremption, elle n’en a plus pour longtemps. » De fait, Doris Lessing meurt six ans plus tard à Londres, en 2013, à l’âge de 94 ans.

 

Lessing n’est venue à la science-fiction que sur le tard. En 1969 La Cité promise (The Four-Gated City), troisième tome du cycle des Enfants de la violence, s’achève par une explosion nucléaire et glisse vers le genre post-apocalyptique. En 1971 et 1974 deux romans, Descente aux enfers (Briefing for a Descent into Hell) et Mémoires d’une survivante (Memoirs of a Survivor), décrivent une terre dévastée qui s’inscrit clairement dans la même veine. Et en 1979 sort Shikasta, premier tome du cycle science-fictif Canopus dans Argo : Archives (Canopus in Argos : Archives).

Si Canopus dans Argo : Archives a immédiatement rencontré le succès dans les pays anglo-saxons, les deux premiers tomes parus en France au Seuil en 1981 et 1983 n’ont pas eu cette chance – à tel point que les trois volumes suivants n’ont pas été publiés. C’est à La Volte que revient cet honneur, puisqu’après Shikasta (trad. Paule Guivarc’h, 2016) et Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq (The Marriages Between Zones Three, Four and Five, 1980 – trad. Sébastien Guillot, 2017), vous tenez enfin entre vos mains Les Expériences siriennes (The Sirian Experiments,1980 – trad. Sébastien Guillot, 2018), en attendant Le Représentant de la Planète 8 (The Making of the Representative for Planet 8, 1982) et Les Agents sentimentaux de l’Empire volyen (The Sentimental Agents in the Volyen Empire, 1983).

La décision d’écrire de la science-fiction a été, chez Lessing, synonyme de joie : « La joie d’avoir accès à un monde plus vaste, un monde offrant de plus grandes possibilités et de plus larges thèmes. » (Shikasta – préface.) Et de toute façon, ajoute-t-elle, « les romanciers du monde entier sont en train de rompre les liens avec le roman réaliste, parce que ce que nous voyons autour de nous devient chaque jour plus fou. » (Shikasta – préface.) Cette joie aussi subite que débordante la rend lyrique : « Quel phénomène que cette explosion de la science-fiction et du roman d’anticipation, jaillie on ne sait d’où, inopinément bien sûr, comme toujours lorsque l’esprit humain se trouve forcé d’étendre ses limites […]. Ces prodigieux magiciens ont dressé la carte de notre monde, de nos mondes, nous ont, mieux que personne, avertis de ce qui se passait et décrit, voilà bien longtemps, notre horrible présent lorsqu’il n’était encore que notre avenir et que les porte-paroles officiels de la science affirmaient que tout ce qui nous arrive aujourd’hui est absolument impossible. Ils ont joué le rôle indispensable et – du moins au début – ingrat de l’enfant illégitime et bafoué qui peut se permettre de dire des vérités que les responsables et légitimes rejetons n’osent pas dévoiler, ou bien plus vraisemblablement, n’ont même pas remarquées du fait de leur respectabilité. » (Shikasta – préface.)

 

Canopus dans Argo : Archives raconte, à travers le procédé littéraire du compte-rendu scientifique (ou du chroniqueur historique dans le cas du tome 2), l’histoire de peuples entiers utilisés comme cobayes dans le cadre d’expériences de sociologie. Les rédacteurs de ces comptes-rendus sont des créatures toutes-puissantes. Canopéennes, siriennes ou shammatéennes, elles manient les planètes et les années comme des manettes de console vidéo (« Canopus réfléchissait alors plutôt sur 50 000 ans que sur 20 000, pour faire évoluer jusqu’à un certain niveau les individus de la Colonie 10. »).

Pour revenir brièvement sur les deux premiers tomes du cycle, disons que le premier, Shikasta, est un conte administratif, drôle et cruel : « Au cours des deux siècles précédents, les étroites franges de terre situées au nord-ouest du continent shikastien avaient atteint une supériorité technique sur le reste du globe qui leur avait permis de conquérir et de dominer – physi­quement ou par d’autres moyens – de nombreuses cultures et civilisations. Les habitants de ces franges se distinguaient par une indifférence particulière aux mérites des autres cultures, indifférence tout à fait unique dans l’histoire des siècles passés. Tout naquit d’un malheureux concours de circonstances. 1) Les habitants de ces franges venaient eux-mêmes de sortir de la barbarie. 2) Les classes supérieures de la société étaient fortunées mais n’avaient jamais eu le moindre sentiment de responsabilité envers les classes inférieures, ce qui explique que toute cette zone, bien qu’infiniment plus riche que presque tout le reste du globe, se définissait par un contraste entre des extrêmes de richesse et de pauvreté – mis à part une brève période située entre les Phases II et III de la Guerre du Vingtième Siècle. [Voir vol. 3009, Économies de l’abondance.] 3) La religion locale était matérialiste. Ceci tenait, encore une fois, à un malheureux concours de circonstances : l’une était géographique, l’autre venait de ce que la religion avait toujours été aux mains des classes aisées depuis pratiquement les débuts de son histoire, la troisième était qu’elle avait encore moins retenu que les autres religions les enseignements de son fondateur. [Voir vol. 998 et 2041, Les Religions en tant qu’instruments des castes dominantes.] Pour ces raisons et bien d’autres encore, ses patriciens n’avaient pas fait grand-chose pour réduire la cruauté, l’ignorance et la stupidité des habitants des franges nord-ouest. Au contraire, c’étaient eux, bien souvent, les plus grands coupables. Pendant deux siècles au moins, le trait essentiel de l’histoire shikastienne fut donc la domination par une espèce arrogante et vaniteuse, une minorité dans la minorité blanche, de la plus grande partie de Shikasta, c’est-à-dire d’une multitude de races, de cultures et de religions qui, dans l’ensemble, étaient bien supérieures à celles de leurs oppresseurs. » Assigné sur Shikasta, le malheureux envoyé canopéen Taufiq n’en finit plus de gémir, à chaque fois qu’il boucle un rapport : « Si cela ne semble pas trop déraisonnable, j’aimerais bien ne plus jamais être envoyé sur Shikasta. »

Le deuxième tome, Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq, est beaucoup plus charnel. C’est même une ode au plaisir charnel quand il est partagé. Il met en scène la très sophistiquée Al·Ith de la Zone Trois, mariée de force à Ben Ata de la Zone Quatre, une grosse brute. (« Puis il fit volte-face, dents serrées, fondit littéralement sur elle, la souleva et la jeta sur le canapé. ») Oui, ils finiront par s’aimer. Et oui, leur amour sera impossible.

 

Nous voilà au troisième tome, Les Expériences siriennes, un volumineux rapport signé par une Canopéenne, Ambien II. Elle livre un « compte-rendu de nos expériences sur Rohanda, connue à cette époque sur Canopus sous le nom de Shikasta » et sur quelques autres comme la Colonie 11. Lessing expose elle-même son dessein dans la préface : « Je pourrais aimer Ambien II davantage que je ne le fais. Elle partage bien entendu certaines de mes préoccupations – la principale étant la nature de l’esprit de groupe, les esprits collectifs dont nous faisons tous partie, même si l’on est rarement disposé à l’admettre. » Et en effet, les sociologues interplanétaires que Lessing met en scène sont peu sympathiques : tripotant les gènes et les comportements, ils s’acharnent à remplir « la rubrique Pathologie Sociale » tout en se faisant passer, aux yeux de leurs cobayes, pour des dieux ou des anges – non seulement ils lévitent, mais ils sont tout de blanc vêtus (il s’agit d’un simple « matériau isolant »). Au fur et à mesure de la lecture, on finit par se sentir comme une poussière sous la loupe de ces peuples trop puissants, trop vieux, trop grands pour être entrevus, de même que nous ne parvenons pas à percevoir la rotondité de la planète sur laquelle nous posons pourtant nos deux pieds. C’est dire si la prose de Lessing a du coffre.

Lessing n’en fait pas mystère : pour elle, la science-fiction est un outil, ou un hall d’exposition, si on préfère. « J’aimerais tellement que critiques et lecteurs considèrent cette série, Canopus dans Argo : Archives, comme un cadre me permettant de raconter (du moins l’espéré-je) une ou deux histoires envoûtantes ; de poser des questions, tant à moi-même qu’aux autres ; d’explorer idées et possibilités sociologiques. » (Les Expériences siriennes – préface.) L’objectif avoué de Lessing est le même que celui de Le Guin : utiliser la science-fiction pour faire œuvre sociologique. À savoir, dépayser nos mœurs à la façon des Lettres persanes de Montesquieu. « Déplacées dans un contexte imaginaire, les règles de notre société prennent un éclairage nouveau qui permet de mesurer l’ampleur de leur caractère arbitraire », comme le résume très bien Joëlle Wintrebert. (« S.-F. et sexisme », Conférence à Utopia, 10/2000.) Dans Les Expériences siriennes, Lessing utilise ce stratagème avec la lucidité mordante d’une Pinçon-Charlot (la sociologue des beaux-quartiers) : « Le problème que rencontrait invariablement Sirius avec les classes privilégiées, et qui semblait vouloir se répéter en tout temps et en tout lieu. Certains parmi vous se sont certainement demandé pourquoi je n’ai pas insisté davantage sur cette comparaison auparavant – moi qui suis connue pour avoir toujours fait partie du groupe de fonctionnaires ayant cherché à circonscrire ces classes privilégiées lorsqu’il s’avérait impossible d’empêcher leur apparition. J’ai plus d’une fois défendu l’idée que nous exagérons peut-être l’importance de ce phénomène. Si l’on peut s’attendre à l’émergence presque systématique d’une classe corrompue, c’est là une conséquence, en même temps qu’une concomitance, du renforcement et de l’élargissement d’une catégorie plus vaste, en général aussi vigoureuse qu’active, sur laquelle flotte le décadent comme de l’écume à la lisière d’une vague. Y a-t-il jamais existé la moindre société sans minorité pourrie-gâtée ? […] C’est désormais mon opinion, au terme d’une carrière aussi longue que rigoureuse – qu’on me concède au moins cela –, qu’il n’y a rien qu’on puisse faire pour empêcher l’apparition d’une classe décadente ; on peut au mieux en retarder l’émergence. Mais il me semble bel et bien possible de la circonscrire, dès lors qu’on parvient à mettre de côté les jugements souvent à l’emporte-pièce qu’on porte sur ces gens, après tout aussi faibles qu’inutiles. » Mais les classes supérieures ne sont pas les seules victimes du clavier acide de Lessing. Elle explore des contrées sociologiques variées, dont celle-ci qui nous est désormais familière : la fin du travail. « Notre développement technologique avait atteint un pic, qui durait depuis suffisamment longtemps pour nous ouvrir les yeux sur les complications qu’il induisait nécessairement. La principale étant que cela laissait désœuvrés des milliards et des milliards d’individus. Ils n’avaient d’autre but que d’exister, puis de mourir. Et personne n’avait prévu que cet état des choses puisse poser problème. […] La fin du travail acharné, inutile, de la peur de ne pas pouvoir satisfaire ses besoins fondamentaux, voilà ce que nous avions entrevu. Tous nos efforts, l’énergie de générations entières, s’étaient consacrés à une double avancée : d’un côté la conquête de l’espace ; de l’autre, la mise au point d’appareils capables de nous libérer de tout labeur. Nous n’avions nullement prévu le fait que ces milliards d’individus, non seulement sur notre Planète Natale mais aussi sur nos Planètes Colonisées, allaient sombrer dans la dépression et le désespoir. » (Les Expériences siriennes) Et bien sûr, Lessing débroussaille avec la même énergie les ronciers du patriarcat.

 

La science-fiction exprimant la mentalité de son temps, il apparaît normal que les années 1970 soient celles de la convergence entre science-fiction et féminisme émergent. « Il y a une convergence obligée entre S.-F. et féminisme, écrit l’auteure Elisabeth Vonarburg. D’abord la S.-F. a pour ancêtre l’utopie, et imagine donc des modèles de société autres, tout comme le féminisme est obligé de le faire ; ensuite, la S.-F. permet d’aborder les problèmes des femmes d’un point de vue créatif et non réactif comme la lit­térature normative ; enfin la distance mythique retrouvée dans la S.-F. permet aux auteures et lectrices d’accéder pleinement au registre héroïque, qui leur est souvent dénié par la littérature normative. » (« La science-fiction et les héroïnes de la modernité », Philosophiques, automne 1994.) Ces années-là, nous l’avons vu, sont marquées par les écrits militants de Le Guin, Russ, Sargent, Atwood et Lessing, bien sûr. Mais celle-ci n’a pas attendu 1970 ni la science-fiction pour faire œuvre de féminisme. Déjà son premier ouvrage, Vaincue par la brousse, décrivait l’existence dorée d’une jeune femme indépendante et célibataire à qui vient un jour l’idée saugrenue de se marier. Le reste du livre n’est qu’un naufrage corps et biens et âme, horriblement lent et douloureux. Suivront Le Carnet d’or, joyau féministe et enfin, Canopus dans Argo : Archives.

Si les dieux manipulateurs de Canopus dans Argo : Archives sont indifféremment homme, femme ou neutre, le genre ne semblant que peu influer sur leurs conditions de vie privilégiées, il n’en est pas de même de leurs cobayes. « Sur Shikasta, […] chaque fois qu’un peuple, un pays, une race touche le fond, ses femmes, doublement accablées, sont utilisées comme servantes par celles qui dominent à ce moment-là. » (Shikasta) Tout au long de Canopus dans Argo : Archives, Lessing dresse de très beaux, de très durs portraits de femmes combattantes, courageuses, comme « La Marque » ou « La Servante ».

Les hommes sont moins bien lotis – et l’on sent dans ces lignes la haine féroce que Lessing conserve pour le colon blanc de son enfance : « Le pauvre diable était employé à traiter avec arrogance des peuples appartenant à des civilisations et des cultures plus anciennes, plus complexes, plus tolérantes et plus humaines que la sienne. Il était perpétuellement pris de boisson : il avait bu dès l’enfance pour oublier les rigueurs de sa propre existence. Il avait une face rougeaude, luisante de transpiration et une expression butée qui disait sa détermination à ne jamais penser par lui-même. » (Shikasta) Lessing nous emmène dans un parfait show don’t tell antiraciste, et aussi misandre : « Il mourut dans un hospice pour indigents… Assis dans son lit, le dos appuyé à des oreillers, ses médailles épinglées à son pyjama, son énorme face crevant d’apoplexie, ses petits yeux bleus écarquillés sortant des replis de peau cramoisie, il eut ces derniers mots : “On avait qu’à se montrer et les négros, y’s’carapataient vite fait.” » (Shikasta) Par contre, dans Les Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq, Lessing imagine une étonnante rédemption d’un mâle alpha par l’amour d’une intellectuelle raffinée. Il faut bien rêver parfois. Les Expériences siriennes la voit retrouver son mordant, et cette fois il n’épargne pas les femmes : « Les femelles de cette culture étaient véritablement asservies, en ce sens qu’elles n’avaient pas conscience de leur condition. Jamais elles n’avaient remis en cause la domination des mâles, qui dirigeaient tout, légiféraient, décidaient qui devait épouser qui (et comment), ainsi que du devenir des enfants. Ces pauvres créatures s’étaient vues déposséder de leur véritable rôle depuis si longtemps qu’elles ne se souvenaient même plus de l’avoir endossé. La vénération qu’elles portaient à l’ancienne Adalantalande était tout ce qui leur restait de la position qu’avait jadis occupée la gent féminine dans cette culture. Et elles avaient teinté cela de “magie”, y voyaient une forme de “sorcellerie”. Leur plus haute ambition – et opportunité – se résumait à épouser un homme jouissant d’une bonne situation – ou à donner naissance à des fils destinés à perpétuer la suprématie masculine. Il me tardait d’étudier les déformations et distorsions de la psyché féminine qu’avait provoquées cette altération de leur véritable fonction : je voulais les analyser en profondeur, de manière à apporter ma contribution à nos Études de Psychologie Dénaturée une fois rentrée chez moi. » Comme le dit la critique Marleen S. Barr : « La science-fiction féministe est une clé pour révéler les intentions souvent dis­simulées de la patriarchie. » (Feminist Fabulation : Space/Postmodern Fiction, 1992). Allons plus loin : la science-fiction tout court peut être cette clé et Lessing polit la sienne sur cinq tomes.

 

Pour conclure sur une note poétique, je laisse la parole à Claire L. Evans : « Peu importe le message, les auteurs de science-fiction utilisent toujours les mêmes mécanismes : changer le monde d’une manière significative, le faire basculer. Nos idées préconçues glissent alors. Là où elles atterrissent, le sol n’est plus jamais aussi solide. » (La science-fiction féministe est le meilleur genre littéraire de tous les temps, Vice [en ligne], 26 septembre 2014). Lessing ne se revendiquait pas féministe. Elle se revendiquait Doris Lessing. Sa tête dure a été un des coins qui ont ouvert aux femmes le monde de la science-fiction – comme auteures, comme lectrices, comme partie prenante de cette aventure littéraire et intellectuelle. Lessing a aussi contribué à donner à la science-fiction ses lettres de noblesse – un Nobel, ça en impose. Merci Madame.