Préface

Doris Lessing

 

 

 

La réception de Shikasta et, dans une moindre mesure, des Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq, semble imposer quelques mots de clarification de ma part… si j’ai créé toute une cosmologie, c’était uniquement à des fins littéraires ! Jadis, dans ma jeunesse, j’avais la croyance facile, d’un point de vue tant religieux que politique ; aujourd’hui je crois de moins en moins. Mais je me pose davantage de questions… je doute par exemple que la vision que nous avons actuellement de notre espèce sur cette planète soit correcte – sans doute nos successeurs y verront-ils une conception du monde aussi limitée que celle qu’en ont – à nos yeux –, disons, les habitants de la Guinée. Je crois que nous en savons fort peu sur les événements qui se déroulent autour de nous. Qu’on en dissimule beaucoup aux citoyens ordinaires, au bénéfice de petites castes et autres juntes. Je m’interroge sur toutes sortes d’idées que notre éducation juge absurdes – tout comme le fait, bien sûr, la majorité des habitants de cette planète. Et ça ne poserait absolument aucun problème si j’étais une physicienne ! Ces gens-là nous parlent l’air de rien de trous noirs occupés à avaler des étoiles – des trous noirs qu’on pourrait apprendre à utiliser comme mécanismes de déformation de l’espace-temps, dans lesquels on pourrait se glisser par quelque tour de passe-passe mathématique pour nous retrouver dans des royaumes où ne s’appliquent pas les lois de notre univers. Ils suggèrent nonchalamment l’existence d’univers parallèles – des univers imbriqués au nôtre mais qui nous restent invisibles, des univers où le temps s’écoule à l’envers ou qui reflètent le nôtre.

Je ne trouve guère surprenant que la citation la plus reprise à notre époque – on la voit absolument partout – semble être cette phrase de J.B.S. Haldane : « L’univers est non seulement plus étrange que nous le supposons, mais plus étrange que nous pouvons le supposer. »

Si les lecteurs aspirent à « croire » en des cosmologies et des systèmes de pensée bien ordonnés, c’est pour une raison que nous connaissons tous : nous vivons à une époque aussi merveilleuse qu’épouvantable, où les certitudes de la veille se dissolvent devant nos yeux. Mais je refuse qu’on me taxe d’en rajouter à la confusion ambiante.

Comment se fait-il qu’on accorde en la matière aussi peu de crédit aux écrivains, qui par définition exploitent leur imagination ? On « invente des histoires ». C’est notre fonds de commerce.

Je me rappelle, avant de m’être moi-même essayée à ce genre de fiction spatiale, avoir lu une fort agréable histoire sur des girafes extraterrestres hautement intelligentes ayant voyagé jusqu’à notre système solaire pour nous demander si notre soleil se comportait aussi cruellement avec nous que le leur, qui venait de se transformer en nova. Je me souviens de m’être dit : au moins son auteur ne risque-t-il pas de recevoir des lettres laborieuses le sommant d’expliquer ce que ressent véritablement une girafe dans un vaisseau spatial.

On a coutume de dire que tout ce que l’homme est capable d’imaginer trouve sa contrepartie ailleurs, à un niveau différent de la réalité. Toute notre littérature, tous nos livres sacrés, mythes et légendes – les archives de la race humaine – racontent des histoires de luttes homériques entre le bien et le mal. Cette lutte, on la retrouve jusque dans le roman policier, les westerns et même les romans à l’eau de rose. Je vous mets au défi de dénicher une histoire, une chanson ou un jeu qui ne reflète pas cette bataille.

Mais quelle bataille ? Qui aurait lieu  ? Quand ? Entre quelles Forces ?

Non, non, je ne crois pas qu’il existe quelque part une planète baptisée Shammat, grouillant de pirates de l’espace de seconde zone, ni qu’elle pompe la substance de notre pauvre petite planète ; ni que celle-ci soit le théâtre de conflits opposants ces deux grands empires que sont Canopus et Sirius.

Mais ne pourrait-ce pas être une espèce d’indication d’un rôle similaire qu’auraient joué Canopus et Sirius dans les cosmogonies antiques ?

Qu’est-ce que reflètent nos conceptions du « bien » et du « mal » ?

Je ne serais nullement surprise de découvrir que des créatures plus avancées que nous-mêmes se soient servies de notre Terre à des fins d’expérimentations… que les dimensions de nos bâtiments nous affectent de façons que nous ne soupçonnons pas, que nous pourrions avoir oublié certaines sciences du passé… que nous puissions être asservis – ou aidés – de manières dont nous ignorons tout… que notre rapport au temps, rarement en conformité avec la réalité – d’où le fait que « vieillir » nous prenne toujours au dépourvu –, soit peut-être l’indication d’une durée de vie différente dans le passé – mais un passé si récent en termes biologiques qu’on ne l’a pas encore accepté d’un point de vue psychologique… que des artefacts de toutes sortes puissent avoir eu (et peut-être avoir encore) des fonctions que nous ne soupçonnons pas… que quelqu’un ait planifié pour la race humaine un avenir bien plus glorieux que tout ce que nous pouvons présentement imaginer…

Je ne « crois » pas qu’il y ait des extraterrestres sur notre lune – mais pourquoi pas ?

Quant aux OVNI, il me semble difficile de rejeter d’un simple revers de la main un phénomène aussi abondamment attesté par des gens sérieux, responsables, raisonnables – à l’esprit scientifique incontestable.

Quant à…

Dans le roman que vous tenez entre vos mains, j’ai créé un personnage de femme bureaucrate aussi juste que rigoureuse, obéissante, efficace, bercée d’illusions sur sa propre nature. D’administratrice qualifiée, en quelque sorte ; une scientifique sociale. Je pourrais aimer Ambien II davantage que je ne le fais. Elle partage bien entendu certaines de mes préoccupations – la principale étant la nature de l’esprit de groupe, les esprits collectifs dont nous faisons tous partie, même si l’on est rarement disposé à l’admettre. Nous nous voyons comme des créatures autonomes, dotées d’une conscience propre, capables de choisir librement nos croyances, de développer des idées personnelles, uniques… malgré des milliards et des milliards d’humains présents sur cette planète, chacun de nous se plaît toujours à se croire unique – si tous les autres ne sont que de simples points, moi au moins je suis cette chose souveraine, dotée d’un esprit propre. Étrange, non ? Et ça l’est de plus en plus à mes yeux. Comment nous vient cette idée de nous-mêmes ?

Les idées, me semble-t-il, doivent s’écouler telles des vagues à travers l’humanité.

D’où viennent-elles ?

J’aimerais tellement que critiques et lecteurs considèrent cette série, Canopus dans Argo : Archives, comme un cadre me permettant de raconter (du moins l’espéré-je) une ou deux histoires envoûtantes ; de poser des questions, tant à moi-même qu’aux autres ; d’explorer idées et possibilités sociologiques.

J’aimerais bien sûr écrire l’histoire des Naines Rouges et Blanches, de leur Miroir Mémorial, de leur fusée spatiale (à anti-gravité), et des entités qui les accompagnent – Hadron, Gluon, Pion, Lepton et Muon, mais aussi les Quarks Charms et Colorés.

Mais on ne peut pas tous être des physiciens.