Tu es revenu sur tes pas, Mathias. Même si ton cœur m’en veut, tu me lis, tu m’écoutes, et c’est ce qui compte. Nous avons été si proches. Il fallait bien qu’il reste quelque chose de cet amour. Il a flambé jusqu’au bout dans ma vieille carcasse.

Les grands mots ne me font pas peur, tu le sais bien. Je t’ai toujours dit ce que je ressentais et, crois-moi, tu étais le seul. Le mensonge m’a tissé une seconde nature. Au pays des charlatans, je suis devenu le roi, sachant quoi raconter, à la bonne cadence, à la bonne personne, esquivant ou attaquant avant que l’on ne m’attaque. Je ne tournais jamais le dos ni à mon ennemi, ni à mon ami. En ces temps de noirceur, ils étaient devenus indissociables.

Je t’ai choisi. Choisi contre eux. Tu devais survivre à leurs manigances, leur cruauté. Pour cela, il fallait reléguer la tendresse, t’endurcir le cuir et l’âme.

Tu m’imagines te demandant pardon, bien sûr, mais c’est impossible, Mathias, et ce n’est pas ce que tu attends de ton vieux père. Il est si vieux à présent qu’il est déjà un spectre. Les spectres ont mieux à faire que de broder des artifices. Tu as souffert à cause de moi, tu as craint la mort à un âge où d’autres ne connaissent que l’insouciance. La peur n’aime pas vivre sans nous, alors autant nous en faire une compagne ; elle est la seule qui ne nous abandonnera pas, la seule qui restera d’une beauté à couper le souffle. Je te l’ai donnée en mariage, Mathias, et vous avez fait bon ménage.

J’ignore si c’est la maladie ou mes ennemis qui m’ont envoyé dans le territoire qui t’effrayait tant, mais mon ombre veille sur toi à présent, légère, bienveillante. Tu es sur l’autre rive et tu lis ma lettre. La première et la dernière que je t’aurai jamais envoyée. Je t’avoue que cela m’amuse beaucoup, tu sais que j’ai toujours aimé rire de tout.

J’ai tenu ma promesse. Nous avons survécu et sommes partis dans un pays plus libre que le nôtre. Je voudrais que tu respectes la tienne. Tu m’as promis que ce que nous avions bâti, tu le défendrais le jour venu. Ce jour est arrivé, puisque tu es là.

Accède à ma volonté mais protège-toi, mon fils. Et surtout, ne me rejoins pas avant longtemps. Très longtemps.

 

Mathias Dotko relut la lettre, la rangea dans l’enveloppe qu’il glissa dans son blouson. Il ne savait pas ce qu’il éprouvait.

Fabrice Galore avait posé une bouteille de Pertsovka sur le bureau.

– Youri n’a rien laissé au hasard, Mathias. Il a sélectionné sa vodka favorite, m’a demandé de te donner la lettre, les instructions pour les funérailles et de fêter ton retour en buvant à sa santé.

Mathias hocha la tête tandis que l’associé de son père remplissait leurs verres. « Le territoire qui t’effrayait tant… Nous avons été si proches… » Il entendait Youri comme s’il se tenait à ses côtés. Il le voyait sourire.

– Que comptes-tu faire ?

– Tenir ma promesse.