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Philippine gara sa moto sur son emplacement désigné à 7 h 25.

Le crissement familier du métro aérien lui restitua un fragment de son rêve de la nuit passée. Un rêve à la frontière du cauchemar. Elle voyageait dans un wagon bondé. Les passagers descendaient à Filles-du-Calvaire. Ne restait qu’un homme assis, caché par son journal. C’était son père. Il la fixait sans dire un mot.

Elle s’efforça de chasser ce visage. La voiture de son patron était déjà sur le parking, elle fila vers la façade de briques rouges délavées de l’Institut médico-légal. Le gardien lui offrit son sourire habituel. Elle le salua, décidée à ne pas s’attarder. Il aurait apprécié une petite causette, mais il n’était pas question de s’attirer les foudres du nouveau directeur.

Elle l’aperçut au bout du couloir menant aux salles de présentation des corps en compagnie d’un couple. Une main posée sur l’épaule de l’homme, il lui parlait à l’oreille. L’homme se dégagea, cria sa peine, commença à se cogner la tête sur la porte d’un bureau. Le directeur demeura imperturbable, guettant l’arrivée de la psychologue qui ne se fit pas attendre.

Philippine avait assisté à maintes scènes identiques. Il fallait laisser la révolte s’extérioriser, l’écoute était le meilleur réconfort à apporter aux familles.

Le directeur la rejoignait déjà, index en l’air, sourcils froncés.

– À propos de votre conférence à Cochin, Domeniac. Deux mots.

Il s’engouffra dans le bureau de Philippine. Elle suivit en silence. Impatient, il la regarda déposer son casque sur le sol, son blouson de cuir sur le portemanteau, et expliqua ce qui le préoccupait. L’exemple de la cour d’assises de Lille était intéressant, mais insuffisant pour capter l’attention des étudiants.

– Ces carabins passent plus de temps à rêvasser, à bavarder qu’à prendre des notes. Je veux que ça change, comprenez-vous ?

La conférence devait être captivante. Ce n’était pas parce qu’on parlait de la mort qu’il fallait oublier la vie.

– Vous savez ce que disait Louis Jouvet, n’est-ce pas ?

Elle se garda d’acquiescer.

– « Mettez un peu d’art dans votre vie et un peu de vie dans votre art. » Eh bien, la médecine légale, c’est pareil. Faites-moi truculer ça, Domeniac. Ces petits cons ne se doutent pas qu’un médecin peut être réquisitionné par la justice. Si vous n’avez pas assez d’exemples, je vous en donnerai. Faites-leur comprendre que les baveux sont une race redoutable qui essaie de coincer flics et médecins par tous les moyens.

Les baveux. Le terme consacré pour désigner les avocats. Elle admettait que son patron avait raison. Ce redoutable enquiquineur savait reconnaître un texte médiocre. Ma présentation manque de tonus et ces étudiants vont chahuter ou montrer des signes d’ennui, songea-t-elle. Cette histoire de corbeau perturbait sa concentration.

– Je ferai de mon mieux, patron.

– Bien. Autre chose. Clémenti en personne vous attend en salle d’autopsie. Vous êtes au courant ?

– Je croyais avoir affaire à son adjoint, le capitaine Argenson.

– Erreur, vous avez droit à l’aristocratie de la PJ. Dépêchez-vous, on ne fait pas attendre les vedettes.

Il lui reprochait son amitié avec Serge, sans l’admettre. Elle était déjà la petite-fille d’un expert renommé, c’était beaucoup pour une seule femme, et elle n’ignorait pas qu’il la percevait comme une pistonnée. Il se trompait, et dans les grandes largeurs.

Elle avait été recrutée par Mathieu Derain, l’ancien patron, sur ses capacités et non pour son carnet d’adresses. Qu’ils aient été mandatés par le Tribunal pénal international de La Haye pour intervenir dans l’affaire des charniers du Kosovo avait généré une admiration réciproque. Elle était en quatrième année de médecine lorsqu’elle s’était portée volontaire pour assister, pendant un été, l’équipe scientifique française, dirigée par Derain. Des années plus tard, ce grand professionnel lui avait demandé de quitter l’unité d’urgence d’un hôpital parisien pour le rejoindre à l’Institut médico-légal.

Le vestiaire lui sembla glacial ; elle enfila ses lunettes, sa blouse de chirurgien, son tablier en caoutchouc, et opta pour d’épaisses chaussettes de laine avant de mettre ses sabots. Sur le tableau opératoire du couloir figuraient les noms et numéros d’identification des victimes à autopsier.

Clémenti attendait à côté de la table en Inox. Elle ne l’avait pas revu depuis leur petit déjeuner rue de Lancry, une semaine auparavant. Il discutait avec Christophe, un jeune assistant avec lequel Philippine aimait travailler, et Benoît, le photographe de l’Identité judiciaire. Ils étaient vêtus de blouses isolantes, et se frictionnaient les mains. Elle les salua brièvement, Clémenti répondit de la même manière ; leurs rencontres officielles étaient toujours sobres.

Philippine enfila deux paires de gants l’une sur l’autre, et se pencha au-dessus de celui qui s’était appelé Paul Sandoval. Cheveux châtain clair, traits fins, mâchoire carrée. La peau était d’une pâleur bleuâtre sous la batterie de néons, les nombreux hématomes de la région thoracique ressortaient d’autant plus. Elle pensa à des iris noirs. Cet homme avait à peu près l’âge de son père à sa mort, vaguement son allure. Christophe l’aida à le manipuler pour identifier les ecchymoses, repérer les éventuelles lacérations. Benoît mitraillait le corps sous tous les angles.

Elle sortit sa pierre à aiguiser, affûta son couteau, s’approcha de la table d’autopsie et marqua un temps d’arrêt.

Sandoval, yeux grands ouverts, semblait lui demander de trouver son meurtrier.

Philippine prit sur elle, retrouva sa concentration. D’une seule incision, elle ouvrit le corps du menton au pubis. Apparurent la cage thoracique, les viscères bleutés. Mais pas de sang, elle savait ouvrir un cadavre proprement. Benoît photographiait les étapes : de l’ouverture du thorax au moyen du costotome, à celle de la boîte crânienne à la scie. Philippine dicta ses remarques au fur et à mesure à un magnétophone se déclenchant à la voix :

— Pas de lésion de submersion…

On note un syndrome de Mendelson, lié à un important traumatisme thoracique ainsi qu’à de nombreuses fractures costales et sternales.

 

Elle déposa sa tenue à la lingerie, remit ses vêtements civils et retrouva Serge Clémenti dans son bureau.

– Qu’en penses-tu ? demanda-t-il comme s’il reprenait une conversation interrompue.

Elle n’aimait pas qu’on lui donnât les détails de l’affaire avant qu’elle n’ait bâti son propre diagnostic.

– Il a été frappé au point que les aliments contenus dans son estomac sont remontés dans ses poumons, qui ont été engorgés et brûlés par l’acide gastrique. Mais il n’y a aucune trace de noyade. Cet homme était déjà mort avant de tomber dans la Seine. Ou d’y être poussé.

– Voilà une bonne chose d’établie. Le comique que je viens d’arrêter jure que Sandoval était ivre.

– Pour les tests de toxicologie, il faudra attendre, tu t’en doutes.

– Sandoval aurait fait « un peu de chambard » sur la péniche où se déroulait une partie privée. On l’aurait mis dehors. Il se serait noyé. Chute accidentelle dans la Seine.

– Ma version sera très différente, Serge. Tu peux me faire confiance.

– Je te fais confiance.

– Si la Crim est sur le coup, je suppose que le « comique » est un sale con, mais pas n’importe lequel ?

– Il est réalisateur dans une agence de pub, et s’imagine que ça lui donne le droit d’organiser des bouts d’essai à sa façon. Je pense que Sandoval a eu la mauvaise idée de coucher avec sa femme. Et que le publicitaire a payé une bande de gros bras pour lui donner une leçon qui a mal tourné. Ou plus simplement pour le tuer.

– Je suis contente que cette affaire soit tombée sur toi, Serge.

– C’est réciproque. En prime, j’ai du nouveau au sujet de tes emails anonymes.

Accaparée par son travail, elle n’avait pas rencontré le technicien que Clémenti avait mandaté au village pour ausculter les ordinateurs des Domeniac. Il avait été reçu par son grand-père, qui s’était bien gardé de commenter sa visite. Entre-temps, l’informaticien l’avait appelé pour lui expliquer qu’a priori la source n’était pas identifiable, mais qu’il continuait d’enquêter. L’émetteur avait utilisé une chaîne de remailers, des relais basés en Chine, Australie ou États-Unis offrant des systèmes de cryptage / décryptage des messages et garantissant l’anonymat. Les coordonnées du corbeau s’étaient dissoutes dans le labyrinthe cybernétique. En attendant, le même email continuait d’arriver chaque matin à des heures variables.

Philippine et Clémenti se retrouvèrent attablés dans une cafétéria désertée, sauf par Véronique, la serveuse, qui rangeait la vaisselle en écoutant un chanteur italien.

– Mon technicien nous a déniché un nouveau détail. La photo a été repiquée sur le site de la revue américaine Nature. Ils ont publié un dossier sur la biologie moléculaire, et un court portrait de ton père. La photo illustrait l’article. Sur l’email que tu as reçu, elle a été retouchée. Le regard a été retravaillé pour paraître plus brillant. Les imperfections de la peau gommées. Les rayonnages de livres remplacés par un halo doré.

– Conclusion, on a affaire à un artiste ?

– Ou à quelqu’un qui a un penchant pour les arts. Ce qui colle avec le patronyme choisi. Fernand Basquiat. J’ai vérifié. Fernand Léger a vécu aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Et Jean-Michel Basquiat est mort dans les années quatre-vingt.

– Comme mon père.

– Exact.

Il semblait attendre d’elle une conclusion évidente.

– Tu penses à l’entourage de ma tante Judith ?

– Je ne pense à rien de précis. Il est vrai que ta tante dirige la fondation artistique Domeniac, mais le fil est mince. Où en es-tu de ton côté ?

– Après une phase où tous les Domeniac se sont jeté des noms d’oiseaux à la tête, sauf grand-père, le calme est revenu. Nous nous regardons en chiens de faïence. Je ne sais pas si c’est un progrès.

On entendait Véronique fredonner en duo avec son chanteur de charme. Philippine ferma les yeux, espérant que la musique allait la détendre. Elle aurait tant voulu que cette mascarade s’arrêtât là, qu’on la laissât tranquille.

– Ce qui m’étonne, c’est que Jean-Pascal ne réagisse pas.

La voix de Clémenti lui fit rouvrir les yeux. Elle se doutait bien qu’il ne l’avait pas attirée ici pour lui parler d’une photo extraite d’une interview, même retouchée avec art.

– Il a lâché du lest ces dernières années. Il vit avec ses fleurs et son chien. Tu t’en es aperçu lors de la soirée chez Hadrien.

– En effet, Jean-Pascal était là sans y être.

– Bien vu.

– Dans le temps, ton grand-père nous régalait avec ses brillantes prestations pendant les audiences, mais lâchait trois mots quand on le croisait dans un couloir. Crois-moi, avec son regard d’empereur romain et ses costumes anglais, personne n’aurait osé lui proposer un détour par la cafétéria.

– Sauf toi.

– Nous avions des relations privilégiées. Mais dans son cas, il s’agissait surtout de m’inviter à prendre un verre dans un bar feutré, et de m’écouter parler. En général d’autre chose que de nos dossiers.

– Alors, son silence ne devrait pas t’étonner.

– J’aurais imaginé qu’il se démènerait un peu plus pour sa famille.

La personnalité de Jean-Pascal avait toujours été un mystère, aussi bien au village que dans la sphère professionnelle. Sa petite-fille n’ignorait pas qu’il avait été respecté, mais pas aimé. Une distinction dont le vieil homme se moquait bien. Aujourd’hui, après avoir approché les pires turpitudes en auscultant le psychisme des psychopathes les plus dangereux de son époque, il se réfugiait dans la paix de sa maison. Ce n’était pas à elle de le juger.

– En fait, il s’attendait à ce que mon cousin Édouard prenne la situation en mains, et questionne son monde. En tant qu’avocat, c’est son rayon.

– Et Édouard ne s’est pas porté candidat.

– Édouard n’est pas dans les meilleurs termes avec son père et son frère. Il préfère éviter le village.

Elle savait ce qu’il pensait : et toi, pourquoi ne prends-tu pas le taureau par les cornes ? C’était une question lancinante ces dernières nuits, alors qu’elle avait bien du mal à trouver le sommeil malgré ses journées harassantes rythmées par les autopsies, les cours pour les collègues de la police ou les étudiants, les reconstitutions, et la paperasse que l’administration générait avec un talent inépuisable. Elle n’avait trouvé qu’une réponse : elle ne souhaitait pas que son père se transforme en mort-vivant, et vampirise sa mémoire. Elle se refusait à interroger les siens et leurs proches pour savoir lequel avait la cruauté de faire revenir Thierry Domeniac du trou noir où elle avait choisi de le dissoudre. Il n’avait pas voulu d’elle, elle ne voulait plus de lui. Elle se rendit compte que Clémenti lui parlait.

– Il y a une autre hypothèse. Jean-Pascal est à la retraite depuis longtemps, mais on peut envisager la vengeance d’un prévenu condamné par l’une de ses expertises. C’est ténu, mais je vais étudier ça de plus près.

– Pour ne rien te cacher, Serge, je voulais te le demander.

Elle s’était sentie coupable à l’idée de lui forcer la main, sachant qu’il était submergé de travail. S’il lui proposait son aide, c’est qu’il n’aimait pas cette affaire, et craignait les débordements d’un maniaque. En attendant, elle avait une autre faveur à quémander, mais manquait de courage. Il lui facilita la tâche.

– Qu’est-ce qui te tracasse ?

– Je pense engager un détective privé.

– Tu es sûre de toi ?

– J’y ai bien réfléchi. Cette histoire m’obsède.

– Je m’en aperçois.

– Au point que je commence à avoir du mal à me concentrer. Je voudrais que ça se termine au plus vite. Il me faut quelqu’un de neutre et d’objectif pour passer les Domeniac à la question.

– Il te faut surtout quelqu’un de confiance.

– Justement. Je songe à Louise Morvan. Je ne l’appellerai que si tu es d’accord.

Un léger chavirement dans ses yeux le trahit. Sur le plan professionnel, Louise Morvan bénéficiait d’une réputation d’honnêteté scrupuleuse. Par ailleurs, il apparaissait qu’elle était dotée d’un tempérament volcanique et d’une fierté de granit. Louise et Serge avaient vécu ensemble plusieurs années avant de se séparer quelques mois auparavant. Depuis, il était l’amant de la journaliste Laura Bardy, mais le souvenir de Louise était toujours présent. Accompagné d’une bonne dose de culpabilité.

– Ne t’inquiète pas, je comprends.

– Vraiment ?

– Si elle s’en donnait la peine, Louise ferait parler une table. Et un jour on lui remettra le Nobel de l’obstination. Mais tu vois ton grand-père accepter un privé ?

– Je vais tout faire pour le convaincre. Si Jean-Pascal consent, les autres seront obligés de se soumettre.

– Eh bien, je crois que ton corbeau a du souci à se faire.

Il avait retrouvé son sourire, sa décontraction habituelle, et lui fit promettre de le tenir au courant. Elle salua son stoïcisme alors qu’il s’éloignait vers la sortie. Elle commanda un second café, le but au comptoir. L’Italien reprenait son refrain langoureux. Véronique s’était lassée de l’accompagner, et Philippine de l’entendre. Elle eut une pensée noire et dense pour son ex-mari, se dit qu’il faudrait passer roucoulades, soupirs et chanteurs de charme au bazooka, et partir en guerre contre les bobards du romantisme. Puis elle songea à la conférence qu’elle donnerait ce soir à Cochin, en compagnie de son exigeant patron. Sa vie avait au moins cela de bon : elle ne laissait guère de place à l’autoapitoiement.