Philippine la retrouva telle qu’elle l’avait laissée lors de leur dernière rencontre, près d’un an auparavant. Son visage évoquait celui d’une madone qui aurait claqué la porte de sa crèche. Ses traits avaient cette qualité rare qui rendait gâteux certains hommes raffinés : ils annonçaient un mélange d’innocence et de rouerie. Elle était plus mince, plus pâle, à croire que la rupture avait accentué son charme. Clémenti possédait un caractère en béton armé pour avoir réussi à tirer un trait sur leur passé commun.
Une grande toile représentant un toréador et un taureau au combat s’accordait au tempérament batailleur et solaire de la maîtresse des lieux. Mais le bureau rangé, la légère odeur de détergent citronné et l’écoute de Louise Morvan, très professionnelle, racontaient que la prudence était de mise : on se trouvait en terre de contrastes.
Philippine ouvrit son portable et désigna l’email à la détective, qui le copia et l’enregistra sur son disque dur. Elle présenta sa famille, puis s’engouffra dans les ramifications : la piste des expertises du grand-père, les contacts artistiques de sa tante Judith, les jalousies dont faisait l’objet son cousin Stanislas, patron précoce d’un journal important, et la réussite trop éblouissante au goût de beaucoup de son oncle Hadrien.
– Et toi, qui pourrait t’en vouloir ? Après tout, tu es la fille de ton père.
– Franchement, je n’en sais rien.
– Tu es dans la police. Ça suffit à s’attirer de graves animosités.
– Non, je ne vois rien à signaler de mon côté.
– Si je comprends bien, tu attends une enquête psychologique. Tu souhaites que je m’infiltre dans le quotidien des membres de ta famille. Et que je profite des recoupements et des contradictions, des non-dits et des hésitations pour retrouver le fautif. Et s’il n’est pas parmi les Domeniac, tu me suggères le village, puis le vaste monde.
– C’est à peu près ça.
– C’est vaste, c’est flou, et tu le sais bien.
– Ça veut dire que tu refuses cette enquête ?
– Ça veut dire que ça ne va pas être gratuit.
– Tu m’as donné tes tarifs au téléphone. Ils m’ont semblé corrects.
– Ils le sont.
Elle ne s’était pas attendue à tant de réserve, imaginant la patronne et unique employée de Morvan Investigations prête à accepter n’importe quelle mission un tant soit peu normale, ne serait-ce que pour boucler ses fins de mois.
– Une personne extérieure à la famille est notre seule chance d’y voir clair. Il faut désamorcer avant que les ennuis nous explosent au nez.
– C’est déjà fait, non ?
– Pour l’instant, les messages restent dans le cercle intime, mais il suffira d’un rien pour qu’ils se diffusent sur Internet. Mon père a eu son heure de gloire dans la recherche de pointe, mon oncle est un homme d’affaires richissime qui énerve bien du monde, et mon cousin un journaliste qui monte. Autant dire que les Domeniac sont dans l’œil du cyclone.
– Et à ton avis, que cherche ton corbeau ?
– Dans le meilleur des cas, à évacuer une frustration. Dans le pire à semer le trouble pour obtenir quelque chose que j’ignore.
– Un chantage ?
– Peut-être, dans un deuxième temps. Qui sait ? On doit procéder par élimination.
– Tu es vraiment sûre d’avoir besoin de moi pour ça ?
– Les membres de ma famille se connaissent trop bien. Il nous faut un témoin objectif. Et j’ai confiance en toi.
– Je vais me faire l’effet d’être une psychanalyste.
– Ça veut dire que tu acceptes ?
– Je serai ton œil, ton oreille et je saurai me taire lorsque j’en aurai trop appris. Ça te convient ?
– Parfaitement.
– Mais tout le monde est bien d’accord sur le principe, chez les Domeniac ?
– En tout cas, chacun est prévenu. Mon oncle est un homme très occupé, mais je pense qu’il saura se libérer. Sinon, j’interviendrai.
– À la bonne heure. Parle-moi de ton père maintenant. Qui était-il ?
– Une légende. Il a eu son bac à quinze ans, a été l’une des plus jeunes recrues d’une université californienne. Aux États-Unis, il a participé à un événement scientifique de premier plan. Il y est resté de nombreuses années, y a rencontré ma mère, Paola Mosquera, une Colombienne, avant de revenir en France, et de ne plus jamais faire parler de lui.
– Quel événement scientifique ?
– La transgenèse.
– C’est-à-dire ?
– Une manipulation génétique. L’insertion d’un fragment de virus dans le génome d’une bactérie. Autrement dit, la modification d’un patrimoine génétique naturel par l’introduction de gènes étrangers. C’était une première mondiale. Et qui allait ouvrir la voie à la biotechnologie et notamment aux OGM.
– Pourquoi avoir quitté tout ça ?
– Je l’ignore.
– Tu pourrais peut-être me renseigner sur les tensions éventuelles dans ta famille.
– La plus notable est la brouille entre mon cousin Édouard et son père. Un désaccord politique qui me fatigue grandement. En gros, Édouard reproche à Hadrien de s’être offert un journal.
– Et à part ça ?
– Je ne vois pas.
Louise prit quelques notes, fit signer deux exemplaires d’un contrat à sa cliente, puis la raccompagna jusqu’à la porte en la remerciant pour le chèque qu’elle venait de lui donner.
– La photo retouchée, le pseudo-artistique, et la provenance éventuelle du message, mes collègues s’en occupent. Tu peux te concentrer sur ma famille.
– Tes « collègues ». Tu veux dire Clémenti ?
Une expression plus sérieuse, mais c’était tout. Louise encaissait en douceur. Un soulagement pour Philippine.
– Je suppose qu’il va déléguer.
– Par quel Domeniac faut-il que je commence ?
– Par mon cousin Édouard. C’est le plus normal. Et le seul qui ne vive pas au village. Il habite Paris.
– Bonne idée. Une mise en route facile. Avant de m’attaquer à la psychanalyse d’un village entier.
– Facile, ce n’est pas certain, répliqua Philippine sur le même ton facétieux. Édouard a la réputation de saouler son monde.
C’était la première fois qu’on lui commandait une « enquête psychologique ». Avec un peu de chance, elle serait dépourvue de fusil à pompe et de doberman. Louise relut ses notes, mémorisa les âges et métiers de chacun ; la tribu Domeniac pouvait se scinder en deux clans. Celui des fortunés avec Hadrien Domeniac en chef de file, vivant dans la plus belle villa du village, et celui des modestes sous la houlette du grand-père psychiatre abritant sous son toit sa femme Caroline et leur petite-fille Philippine. Édouard, l’avocat, et fils cadet d’Hadrien, faisait le lien entre ces deux entités a priori dissemblables.
Après quelques années de mariage avec un médecin urgentiste, Philippine était revenue vivre dans la maison familiale. Elle suivait les traces de son père. Louise se souvenait de ce que Clémenti lui avait appris jadis : à l’instar de son géniteur, Philippine avait été une bachelière précoce. Et à l’âge où il faisait des étincelles dans une université américaine, elle se singularisait en exhumant les morts du Kosovo pour leur offrir un semblant de justice.
Sur Internet, elle trouva une courte interview dans les archives de L’Express. La couverture du magazine était consacrée au prix Nobel de la paix attribué en cette année 1973 à Anouar el-Sadate et Menahem Begin, mais montrait le visage juvénile de Thierry, en médaillon. Le chercheur racontait son travail à Palo Alto, dans l’équipe de Paul Berg. Il avait participé à une « grande aventure commune » autour d’une découverte essentielle : la première application de la transgenèse à un micro-organisme, l’implantation dans le génome de la bactérie Eschericia coli, d’un fragment d’ADN du virus SV 40. « Dans le domaine de la biologie moléculaire, on a quelquefois l’impression de jouer aux apprentis sorciers. Avec l’équipe, nous avons inventé des “ciseaux biologiques” pour découper l’ADN. Mais nous ne sommes pas inconscients. Un chercheur ne flirte pas avec les ténèbres au risque d’entrouvrir la porte de l’enfer. Il est rarement isolé face à ses tentations parce qu’il fait partie de la société des hommes envers laquelle il a des responsabilités. À ce propos, la communauté scientifique parle déjà d’un moratoire pour évaluer les risques potentiels de la modification de l’ADN. C’est une très bonne initiative. »
Domeniac évoquait les importants moyens dont disposaient les universités américaines, mais avouait que la France et son village lui manquaient. Louise apprécia cette déclaration ambiguë. Les professionnels armés de certitudes avaient le don de l’exaspérer. Le doute était l’élégance indispensable du scientifique. Et de n’importe qui d’autre d’ailleurs.
Une dépêche AFP sur un forum signalait « le suicide, le 19 décembre 1984, de Thierry Domeniac, trente-trois ans, pionnier des biotechnologies », et précisait qu’il avait siégé au Comité national consultatif d’éthique créé en France en février 1983, « pour faire face aux problèmes générés par les progrès fulgurants de la biologie humaine et végétale ». Sa fille prétendait que son père n’avait plus jamais fait parler de lui après son retour au pays. Ce n’était pas tout à fait exact. Il avait été adoubé par des experts pour donner son opinion sur des questions fondamentales.
Elle étudia l’email récupéré sur le portable de Philippine avec une attention redoublée. Arrivé à 6 h 03, il était titré « Un trop long silence ». La photo montrait Thierry Domeniac assis à un bureau, un léger sourire aux lèvres, un rien maladroit, de qui n’aime pas être photographié. Chemise à carreaux, cravate en laine, il devait avoir moins de trente ans. Ses yeux étaient nuageux, voilés par une nuance de mélancolie ou d’inquiétude.
Sa cliente avait la blondeur de son père, et tenait sans doute ses yeux très sombres de sa mère colombienne. Le sourire franc, elle écoutait ses interlocuteurs avec attention. Pour autant, malgré ses réponses carrées, Philippine abritait une fêlure. On en aurait à moins avec une telle enfance, sans compter son divorce récent, et la dureté de son métier. Elle comprenait pourquoi la jeune femme ne souhaitait pas mener l’enquête elle-même. Rouvrir de vieilles blessures quand la cicatrisation semblait en bonne voie était une absurdité. Elle était bien placée pour le savoir. Mes collègues s’en occupent. Comme ça, tu peux te concentrer sur ma famille… Tes collègues. Tu veux dire Clémenti ?
Louise coupa court aux comparaisons oiseuses et téléphona à Édouard Domeniac. L’avocat lui proposa de passer le voir à son cabinet. Elle raccrocha, satisfaite, et relut ses notes le concernant. « Édouard, vingt-neuf ans, diplômé en droit pénal de Paris I, la Sorbonne. Marié, un enfant. Travaille au cabinet Schuller et Prévost, rue des Francs-Bourgeois. Fils cadet d’Hadrien. Ne vit plus au village depuis onze ans. Réside rue Saint-Gilles. Formation en informatique à l’université. » Elle sourit. Philippine avait certes partagé les jeux de son cousin, mais ne comptait pas le ménager.
Elle quitta son immeuble, armée d’un parapluie. En passant devant le Clairon des Copains, elle croisa Robert le barman qui balayait son bout de trottoir.
– Je te préfère comme ça qu’en légionnaire, dit-il en lui adressant un clin d’œil. Et où cours-tu, cette fois ?
– J’ai une psychanalyse de groupe sur le feu.