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Louise avait mené à bien sa filature, et le directeur de l’auto-école avait été facile à piéger. Sa femme était dans l’erreur. Il n’entretenait de liaison ni avec une collaboratrice ni avec une cliente, mais avec sa déléguée syndicale. Les grèves récentes leur avaient donné l’occasion de rencontres. Louise avait planqué derrière une poubelle de la mairie de Paris, et volé leur baiser d’adieu. Elle avait été moins chanceuse lorsqu’un livreur l’avait alpaguée pour lui demander ce qu’elle faisait là.

– Rien qui vous concerne, cher monsieur, avait-elle répliqué en rangeant son précieux matériel.

Il s’était avancé, furieux, prêt à frapper, et l’avait coincée contre le conteneur.

– Tu es une de ces saletés de paparazzi, c’est ça ?

– Calmez-vous, je suis détective privée. Et ma cliente me paye pour enquêter sur son mari.

– Même engeance. Paparazzi, enquêteurs, vous êtes des pourris de fouineurs. Des ordures. Et ça me donne une idée !

Il avait soulevé le conteneur, Hercule des temps modernes. Il ne pouvait, en même temps, l’ensevelir sous les ordures et la poursuivre, et Louise en avait profité pour rejoindre le métro et s’engouffrer dans son odeur pour une fois exaltante. Au milieu des mines moroses, une autre émotion avait poussé la peur du coude pour se faire une place. C’était la première fois qu’on la traitait de fouineuse et d’ordure. Mais qui était l’ordure ? La personne qui trompait son conjoint ? Le conjoint bafoué qui voulait des preuves sans se mouiller ? Le détective qui se chargeait de la sale besogne ? Personne, avait-elle conclu. Nous sommes les personnages d’une même comédie grinçante, c’est tout.

À présent, elle se faisait couler un bain chaud pour laver le reste de honte et l’odeur de détritus.

Le temps que sa baignoire se remplisse, elle annonça par téléphone la mauvaise nouvelle à sa cliente. Contre toute attente, cette femme, qui lui avait paru solide, fondit en larmes et Louise dut la consoler. Cela faisait partie du métier.

Une fois dans son bain, un sentiment de solitude lui tomba sur les épaules alors qu’elle fixait le ridicule caneton jaune en plastique, offert par Robert le barman, en train de dériver entre des icebergs de mousse. Affublé d’un nœud papillon vert pomme, il souriait pour l’éternité.

– Toi, au moins, tu n’as pas d’états d’âme. Bien joué, dit-elle en le repoussant d’un doigt vers la rive opposée.

Le téléphone sonna. Elle s’extirpa de sa baignoire et répondit en bougonnant.

– C’est Dotko. Je ne vous dérange pas ?

– Vous appelez au moment précis où je commençais à me réconcilier avec la réalité.

– J’ai un aveu à vous faire. Le chant apache, c’était moi.

– Je crois que c’est vous qui êtes dérangé, Dotko. Gravement.

– Laissez-moi vous expliquer. Je ne voulais pas que vous oubliiez Thierry Domeniac. Le surnom de Geronimo lui allait bien. Les Apaches avaient de grandes qualités : l’oubli de soi, le respect de la nature, le sens de l’abstinence, la force mentale.

– Un cours sur la mystique indienne ? Quelle bonne idée.

– C’était un type passionnant, Louise. À mon avis, il faut creuser de son côté. Les Domeniac cachent quelque chose. J’ai déposé un dossier dans votre boîte aux lettres. Une copie de documents ayant appartenu à Thierry que j’ai récupérés dans la bibliothèque du vieux. Lisez-les. Je vous rappellerai.

Et il raccrocha. Louise se pencha à la fenêtre, attendit quelques minutes. Aucun motard vêtu de noir ne traversa le paysage. Il n’y avait qu’un gamin filant sous un parapluie jaune, seule tache de couleur sur le fond monochrome de la rue, du ciel et du canal. Elle partit inspecter son courrier.

Une enveloppe en papier Kraft contenait une centaine de photocopies, pour la plupart des articles en français et en anglais. Une série s’échelonnait de 1970 à 1979 et concernait des scientifiques ayant travaillé dans des camps opposés : l’Allemagne hitlérienne et le bloc soviétique. Pendant la Seconde Guerre, un groupe de l’université de Jena – creuset de l’idéologie nazie – s’était penché sur des assortiments de plantes et de graines découverts dans les laboratoires de recherches russes. À cette époque, la collection de matériel génétique botanique de l’Union soviétique était la plus importante de la planète.

Une revue américaine évoquait un Nikolaï Vavilov ayant dédié sa vie à la collecte de graines sauvages et cultivées de par le monde, afin de permettre l’élaboration de variétés susceptibles de pousser sur tout le territoire de l’Empire soviétique. À la fin des années trente, sa collection atteignait les deux cent cinquante mille échantillons. Avec l’arrivée de Staline, le malheureux, tombé en disgrâce, avait été emprisonné pour avoir développé « une pseudo-science bourgeoise ». En 1941, au moment de l’invasion par les troupes allemandes, le Petit Père des peuples fit déménager des infrastructures de recherche, mais abandonna des trésors telle la collection Vavilov. Obsédés par l’autosuffisance alimentaire, les nazis, dès 1943, se rendirent maîtres de plus de deux cents stations de recherche soviétiques.

Plusieurs documents se focalisaient sur le fait qu’Himmler avait démarré une Blitzkrieg à travers l’Ukraine et la Crimée.

Émergeait peu à peu le mode de travail de Thierry Domeniac. Il collectait sans se lasser les informations qui nourrissaient sa réflexion et démontraient son obsession : les ressources agricoles de la planète. D’une certaine façon, l’objectif de l’Allemagne nazie n’était pas très différent de celui des grandes entreprises de biotechnologie : la mainmise sur les ressources botaniques et, par extension, sur l’alimentation de la planète. Donne un poisson à un homme il mangera aujourd’hui, apprends-lui à pêcher il mangera toute sa vie, disait Mao. Invente le filet qui emprisonnera les poissons du monde, et tu seras riche et puissant, pourraient énoncer les maîtres des OGM. Une des clés du pouvoir passait par la gestion de la faim dans le monde.

Enfin, Louise trouva rassemblés des articles signés par un même rédacteur : Patrick Lavalette. Ils portaient sur les biotechnologies et leurs dangers, remettaient en cause les travaux de Thierry Domeniac et de ses pairs en les accusant de prendre de gros risques avec la santé humaine et la biodiversité. Le détracteur n’était autre que le camarade de classe de Thierry. Au cours de leur discussion dans la serre, Jean-Pascal lui avait appris qu’il avait été l’ami de son fils, et résidait toujours au village.

Elle l’appela et lui confia les grandes lignes de son enquête. Lavalette l’écouta très attentivement, puis lui proposa un rendez-vous immédiat, car il partait le lendemain en reportage au Canada. Galvanisée, Louise prit une nouvelle fois la direction du village.