26

Son crâne lui faisait un mal de chien, comme un contrecoup de beuverie apocalyptique. Ses membres étaient entravés, ses yeux bandés, sa bouche bâillonnée.

Elle se concentra pour domestiquer sa peur.

Le restaurant. On avait mis une saleté dans sa boisson. On l’avait droguée jusqu’à l’os. Elle revit le sourire du dragueur. Il avait croisé un autre homme, lui avait demandé du feu, avait dû la désigner. Le complice était passé à l’action au moment où elle téléphonait sur le trottoir. Quelle idiote tu fais, Louise, Julian Eden doit se tordre de rire, là-haut.

Mais il te dit, tiens bon, carcasse, tu peux t’en sortir, même un grand huit en flammes finit toujours par s’arrêter.

Elle réussit à réguler sa respiration. Écouta. Des sons sourds. De la musique à travers une tonne de ouate. Des bribes de voix. Son corps glissa vers l’arrière, toucha une surface dure. Elle était ficelée et enfermée dans le coffre d’une voiture en mouvement. Elle se concentra sur les sons. Un autoradio, sans doute. Pas de coups de klaxon.

Pas de ralentissement. La voiture devait filer dans la campagne. Où l’emmenait-on ? Elle pensa à Pierrick enterré derrière une chapelle oubliée.

Puis le rythme changea, se fractionna, la conduite devint plus saccadée. Des bruits d’avertisseurs. De retour dans une agglomération. Elle se força à penser que c’était une amélioration.

La voiture s’arrêta. Louise banda ses muscles. Il va bien falloir qu’ils me détachent, et j’en profiterai. S’ils ne m’ont pas tiré une balle dans la peau, c’est qu’ils ont besoin de moi. Il faut absolument que je garde mon moral en un seul morceau.

Un coup de feu. Dans la carrosserie ? Dans le moteur ? Je vais mourir dans l’explosion. Ou finir en passoire. Elle serra les dents. Clémenti gardera de moi le souvenir d’une obstinée, d’une idiote à la fierté mal placée. Foutu gâchis.

Des cris, un nouveau coup de feu.

Un filet de lumière. On ouvrait le coffre. Elle aspira avidement une goulée d’air, tenta de détendre ses membres pour frapper. On lui enleva son bandeau, son bâillon.

Dotko. Son visage, son blouson ouvert, la crosse d’un revolver qui dépasse d’un holster. Il dégage son couteau de son étui de cheville.

La peur lui vrilla l’estomac.

Il trancha ses liens.

– Il faut filer d’ici. Je les ai fait détaler en tirant dans un pneu, mais ils vont rappliquer.

Des milliers de fourmis rouges lui dévoraient les jointures. Louise attrapa la main qu’il lui tendait, récupéra son sac dans le coffre, découvrit la Mercedes dans laquelle elle avait été enfermée, mémorisa le numéro d’immatriculation et suivit en clopinant. Dotko courut vers sa moto, mit le contact, la fit monter et démarra. Elle repéra la silhouette de la Grande Bibliothèque au loin, sous la lune. Ils grillèrent un feu dans une rue déserte, longèrent les quais. La Seine miroitait en contrebas. Ils franchirent le pont de Tolbiac. Elle regarda sa montre : 2 h 47. Un taxi blanc. Deux voitures isolées. Un passant furtif. Paris était vide. On pouvait les abattre en toute impunité.

Elle se serra contre Dotko, qui filait, brûlait les feux, ne ralentissait jamais.

Il remonta le quai de la Gironde, s’arrêta devant le porche, abandonna sa moto dans l’entrée, sortit son arme de son holster, grimpa l’escalier en éclaireur, fit signe à Louise d’ouvrir sa porte. Il sécurisa les lieux avant de refermer au verrou et de mettre la chaîne.

– Tu crois vraiment que ça va les empêcher de venir nous chercher ici ?

– Ils ne vont pas attaquer ton immeuble comme si on était à Bagdad. Pierrick, ils l’ont torturé dans un coin isolé, sans faire de vagues. Si je ne me trompe pas, ils comptaient être aussi discrets en ce qui te concerne.

– Explicite un peu, s’il te plaît.

Louise avait l’impression d’avoir tourneboulé pendant des heures dans une bétonnière. Sa cervelle était colonisée par des lames de rasoir, sa langue plus sèche qu’un caillou fossilisé.

– Ils s’étaient garés devant chez moi, rue Marcel-Duchamp. Ils voulaient probablement te tuer dans mon appartement, et me coller ton meurtre sur le dos. Une excellente idée pour régler en même temps les problèmes Morvan et Dotko.

– Ça se tient, admit-elle en partant à la recherche d’un analgésique. Tu connais ces types ?

– C’était la première fois que je les voyais.

– J’ai relevé le numéro d’immatriculation.

– Moi aussi. Et j’ai téléphoné à un ancien contact du ministère de l’Intérieur. C’est un véhicule volé. Voilà. Route barrée.

Elle fit fondre deux comprimés dans un grand verre d’eau et le savoura comme un millésimé. Elle retrouva Dotko allongé sur le tapis, bras croisés derrière la nuque. Elle s’assit en tailleur à ses côtés.

– Au fait, merci.

– Il n’y a pas de quoi. (Il se tourna vers elle : ) Que cherchais-tu à Gentilly ?

– Le passé de Thierry Domeniac.

Elle raconta sa rage quand sa petite amie était morte d’overdose.

– Je veux connaître la suite de son histoire.

– Moi aussi.

– Tu me suivais depuis longtemps ?

– Aussi longtemps qu’eux, je suppose. Au garage. Au cybercafé. Au restaurant.

– Et moi, je ne te vois jamais. Comment fais-tu ? Tu es un fantôme ?

Il sourit. Elle attendit, l’air buté.

– Clémenti m’a appris que c’était ton père qui avait été tué pendant la mission Domeniac, et non pas un employé. Tu m’as menti, Dotko.

– On se connaît à peine, et tu attends déjà des confidences.

Il souriait toujours, mais ses yeux racontaient une autre histoire. Cet homme était un bloc fissuré. Où était donc logée cette sacrée faille ? En tout cas, il ne dégageait pas de vibrations négatives.

– Tu sauras tout le moment venu, Louise. Mais, pour l’instant, il faut que je dorme. Promets-moi une chose.

– Dis toujours.

– Tu n’appelleras pas les flics. Pas cette nuit.

– Promis.

Très vite, elle perçut sa respiration régulière, vit ses traits détendus. Surprenant, cette faculté de passer d’un état à un autre en si peu de temps. Et à même le sol. Elle le recouvrit d’un plaid. Elle avait failli mourir et promis à celui qui lui avait sauvé la vie de ne pas appeler la police. De toute manière, elle n’avait pas l’intention de demander la protection de Clémenti. Son seul choix était d’accepter celle de Dotko.

 

Philippine se réveilla en sursaut. Elle crut voir une ombre, la chassa de la main, comprit qu’elle venait de rêver. Le réveil indiquait trois heures du matin. Elle attendit que les battements de son cœur reviennent à la normale, se leva, tira les tentures. On discernait le muret, le vieux puits, les vitres de la serre réfléchissant les rayons lunaires. Elle n’y avait pas pénétré depuis très longtemps. Depuis quand exactement ? Elle aurait dû le savoir, son grand-père se donnait assez de mal avec ses plantations, nul n’ignorait que les orchidées exigeaient autant de technique que d’attention.

Elle descendit l’escalier sans précautions particulières ; depuis la mort de Pierrick, Jean-Pascal dormait dans le bâtiment adjacent et veillait sur Caroline. Une fois dans la bibliothèque, elle s’approcha des étagères réservées aux livres de son père. Biologie cellulaire et moléculaire, transgenèse, génie génétique, physique quantique, théorie du chaos, biomathématique, essais sur l’Union soviétique, sur la guerre froide. Il n’avait pas eu la chance de vivre la chute du mur de Berlin.

Petite, elle avait refusé de lire les ouvrages de vulgarisation scientifique destinés aux enfants, qu’elle voyait rangés là. Elle avait trop de colère. Sa perception avait changé. Si un jour j’ai un enfant, il pourra découvrir l’univers de son grand-père par le biais de ces livres. Jean-Pascal avait eu raison de les garder.

Cette lamentable histoire avait malgré tout permis à son père de redevenir Geronimo. Le gamin qui avait gagné son surnom de chef indien grâce à ses qualités de cœur. Elle l’avait imaginé dans ses jeux, perdu dans la joie de l’été et l’observation du monde.

Elle chercha les albums de photos, sélectionna ceux des années cinquante-soixante, puis s’installa dans le voltaire de Jean-Pascal et alluma la liseuse. Elle ne les avait jamais consultés seule. Caroline était toujours à ses côtés, l’incitant, sans succès, à découvrir qui avait été son père. Un enfant au regard mélancolique, caressant un chien sur une plage. Qui éclate de rire à côté de son frère à l’air morose. À califourchon sur une branche d’arbre, le nez dans un livre, tandis que la famille pique-nique dans un champ parsemé de jonquilles. Les clichés faisaient percevoir son énergie, sa bonne humeur, et ses moments de solitude et de mélancolie, son tempérament à la fois physique et cérébral.

Elle ouvrit l’album des années quatre-vingt, et se vit juchée sur les épaules de son père ; elle avait passé ses mains autour de son cou et posé sa tête sur la sienne. Ils avaient la même expression rieuse. Paola se tenait à leur gauche, en robe claire, ses cheveux sombres en vagues sur ses épaules. Elle ne regardait ni son mari, ni sa fille, mais fixait intensément la personne qui prenait la photo. Jean-Pascal ? Caroline ? Hadrien ? C’était le seul souvenir de sa mère. Des clichés manquaient ici et là : Jean-Pascal avait fait le tri et chassé Paola de leur existence.

Pourquoi a-t-il gardé la photo de notre trio ? Peut-être parce que papa et moi paraissons si complices…

La dernière photo. Thierry est seul, il sourit. Derrière lui, les livres sont bien rangés. Un stylo et un cahier ouvert, empli de notes, sont posés sur un maroquin de cuir pâle. Il est un peu plus âgé que sur la photo parvenue chaque jour dans leur boîte électronique. C’est sans doute son dernier portrait. Dans son bureau, son labo personnel. Un laboratoire devenu une serre. Philippine déglutit, referma l’album. Qu’avait-elle envie de faire ? Filer se réfugier chez Clémenti ? Lui raconter qu’elle avait enfin réussi à regarder la réalité en face ?

Je n’ai fait qu’ouvrir deux albums photos.

Par la fenêtre, elle avait une vue directe sur le bureau où son père s’était suicidé. Cette paix qu’elle avait éprouvée en feuilletant les albums s’était volatilisée. Ne subsistait qu’une sensation de malaise, et l’envie de prendre la fuite.

Et si la tempête était liée à ton retour au village ?

Elle remit l’album en place, sortit et se dirigea vers la serre. Elle tremblait en tournant la poignée de la porte. À l’intérieur, elle chercha l’interrupteur qu’elle ne trouva pas, demeura immobile dans l’ombre des plantes, leur odeur humide, moins obsédante qu’elle l’aurait cru. Elle avait imaginé un parfum violent, celui de la jungle du pays de sa mère. Paola disparue. Paola effacée. Chassée de l’album de famille. Chassée de leur vie.

Et de mes souvenirs.

Elle entendit un bruit, faillit crier, se domina.

Des néons s’allumèrent. Jean-Pascal apparut, debout au milieu du foisonnement de ses plantations, la main sur l’interrupteur.

– Qu’est-ce que tu fais là, Philippine ?

– Je n’arrivais pas à dormir… Et toi ?

– Ta grand-mère ne craint rien. Je lui ai donné un sédatif.

– Ça ne m’explique pas pourquoi tu es ici.

– Je réfléchissais.

– À quoi ?

– Je pense supprimer ce bâtiment. Avec Caroline, je ne vais plus avoir le temps de m’occuper des plantes…

Lui dirait-elle qu’elle n’appréciait pas ses méthodes ? Contre toute attente, il avait décidé de garder le laboratoire de son père. Aujourd’hui, il complotait dans le noir, seul avec lui-même, pour savoir s’il le foutrait en l’air. Elle faillit réagir. Ils se fixaient, silencieux.

– Oui, je comprends, s’entendit-elle répondre.

Elle sortit et attendit qu’il la rejoigne. Elle prit le bras qu’il lui tendait et ils marchèrent vers la maison.