33

Le ciel était d’un bleu violent, le trafic intense, l’air chargé de carbone. Et l’énergie des citadins presque palpable. Rue Petrovka, trois femmes à la terrasse d’un café géraient leurs affaires à coups de téléphones portables plaqués or et de petites phrases mélodieuses. La ville regorgeait de ces business ladies déterminées à profiter à fond des opportunités de la nouvelle économie russe. En minijupes et décolletés provocants, elles dévoraient l’été moscovite et sa chaleur d’enclume. Elles sortaient de l’hiver soviétique, et il avait duré soixante-dix ans.

Pour lui, la transformation de Moscou était une aubaine. Rassurées par leur nouvelle richesse, les relations de son père quittaient leur réserve, montraient au grand jour leur abondance. Ils avaient envie de parler appartements, vêtements, designers, voitures, et de leurs amis. Et c’était ces amis qui l’intéressaient.

Il trouva Lioudmila Charapova dans la boutique qu’on lui avait indiquée, pas loin de Petrovka 38, le « Quai des Orfèvres » moscovite, toujours belle malgré les années, occupée à téléphoner pendant qu’une vendeuse assistait une cliente hésitante. Elle le regarda d’un air soupçonneux, écourta sa conversation.

– Tu ne me reconnais pas, Lioudmila ?

Elle poussa un cri de joie avant de l’écraser contre son abondante poitrine. L’ancienne maîtresse de Youri sentait bon, elle avait pris une bonne dizaine de kilos, elle était donc devenue très confortable. Lioudmila voulut qu’il lui racontât sa vie en France, mais sans lui laisser placer un mot, une situation idéale car il comptait éviter la nostalgie. Elle se lança dans une envolée sentimentale. Magnifique, il était magnifique, ses yeux étaient exactement les mêmes que ceux de Youri, avec le vice en moins. Il l’écoutait en souriant, pendant qu’elle tentait de noyer le poisson.

– Tu es là depuis longtemps, Mathias ?

– Dix jours. Il fallait bien ça pour renouer avec les amis de mon père.

– Il en avait trop, c’est pour ça.

– Tu m’as donné du fil à retordre, Liouda1. Tu as changé de nom.

– Je me suis mariée. Tu imagines ça ? Lioudmila avec la bague au doigt.

Elle babillait sans trêve, cachant sa nervosité d’une manière touchante. La mort de Youri avait été un déchirement, mais elle n’avait pas pu se rendre à Paris pour l’incinération. En regardant le visage de son fils, le souvenir des belles années lui revenait, et c’était un grand bonheur.

– Je cherche Vassili Sergueïevitch Mekaiev, dit-il au bout d’un moment.

– Tu cherches les ennuis plutôt, non ?

Redevenue sérieuse, elle l’entraîna dans l’arrière-boutique, lui servit un thé fort qu’elle sucra à la confiture, et lui déclara qu’il était fou. Ç’avait été lâche et laid d’avoir manqué les funérailles, mais elle n’avait pas eu d’autre choix que de gommer ses liens avec Youri. Tout le monde savait qu’il avait été tué par la mafia. Elle ne voulait rien avoir à faire avec ces démons.

– Son meilleur contact était Mekaiev, mon père avait toujours son nom à la bouche. Youri avait une absolue confiance en toi, et je sais que vous êtes amis, Lioudmila. Alors arrêtons de finasser, et aide-moi à entrer en contact avec lui.

– Il n’est plus aux affaires, tu le sais bien. Le KGB a été dissous. Maintenant, c’est le FSB qui mène la danse, le Service fédéral de sécurité ; Mekaiev n’en fait pas partie.

– Tu sais ce qu’ils disaient au KGB ? Nous n’avons pas de retraités, seulement des membres temporairement inactifs.

– Mekaiev ne voudra pas te recevoir. Il est parano.

– Toi, il te recevra Liouda.

Il parlementa, joua sur la corde sentimentale ; elle aimait encore Youri et l’aimerait toujours, elle finit par passer le coup de fil qu’il attendait. L’ex-colonel Mekaiev ayant la fibre investisseur, Lioudmila bricola un prétexte vraisemblable : une proposition de partenariat dans l’ouverture d’une nouvelle boutique de luxe. Rendez-vous fut pris dans le quartier de Zamoskvoretchiye pour dans deux jours.

Pour patienter, il passa ses journées à la piscine et ses soirées dans les clubs, à écouter de la musique. Il acheta également un Tokarev TT-33 à un trafiquant albanais près de la gare de Saviolovski.

 

Le quartier au sud de la Moskova explosait de couleurs comme si les restaurateurs s’étaient inspirés de décors d’opéra. L’hôtel particulier – datant du XVIIIe siècle – de l’important Vassili Sergueïevitch Mekaiev n’échappait pas à la règle, avec sa façade rose saumon. Lioudmila se gara dans un parking proche et sortit de voiture en maugréant. Dotko glissa sa sacoche de cuir contenant le couteau et le pistolet sous son siège, et suivit sa compagne.

– Tu es comme Youri, Mathias. Tu aimes me mettre dans des situations impossibles.

Il l’embrassa sur la joue, lui voua une reconnaissance éternelle. Elle ronronna telle une grosse chatte, lui embrouilla les cheveux. Un geste qu’elle avait souvent lorsqu’il était enfant. Il les avait laissés pousser pour ressembler à la photo de son faux passeport. Il les lissa en arrière.

Le gardien l’observa d’un œil suspicieux. Lioudmila le saoula d’une histoire de fils adoptif revenu d’exil. Le gardien passa malgré tout un appel pour annoncer deux visiteurs au lieu d’un. Un gorille à tête de koldun apparut en haut de l’escalier de marbre. Il les fouilla, et Lioudmila minauda en se tortillant.

Mekaiev, trapu, les yeux enfoncés et mobiles, vint à leur rencontre. Liouda lança des brassées de respectueux Vassili Sergueïevitch et d’affectueux Vassia, et avoua enfin que le fils de Youri était de retour au pays. C’était comme son propre enfant, impossible de ne pas l’aider. Mekaiev l’écouta avec le calme d’un vieux notaire.

– Je ne t’ai pas vraiment menti, Vassia. Je voudrais que tu écoutes Mathias, et que tu m’aides pour une nouvelle boutique. Tu sais bien que les femmes russes sont les plus exigeantes et têtues du monde.

Mekaiev esquissa un maigre sourire. On s’installa autour d’un samovar ancien en argent. Le gorille se posta derrière son patron. Une domestique apporta les tasses, fit le service, tandis que Lioudmila poursuivait son chant de crécelle. Et Mekaiev de l’écouter en dévisageant Dotko. Quand il prit la parole, ce fut pour dire ses liens fraternels et indéfectibles avec Youri. Ils avaient gravi ensemble les échelons du KGB, s’étaient toujours beaucoup appréciés. Dotko connaissait l’histoire, mais écoutait Mekaiev avec plaisir. Il admirait les numéros bien huilés des vieux renards. L’ex-colonel avait éprouvé de la tristesse lorsque Youri avait décidé d’émigrer en France. De son côté, il avait préféré rester au pays, miser sur la perestroïka. Chacun choisit sa voix, et le destin décide du reste.

– Pourquoi remuer le passé, Mathias ? Ton père était un soldat et il est mort en soldat.

– Mon père était un soldat recyclé.

– Tu t’embarrasses de détails. Youri avait fondé une société de protection rapprochée et aidait les investisseurs français à profiter du potentiel de notre pays. Il savait à qui s’adresser…

– Oui, à toi par exemple.

Lioudmila essaya de calmer le jeu avec quelques roucoulades, mais il lui imposa le silence d’un geste, et fit mine d’ignorer le gorille qui interrogeait son patron pour savoir « si tout allait bien ou s’il y avait un problème ».

– Il n’y a jamais de problème avec les Dotko. Tel père tel fils, répliqua Mekaiev. S’ils ont un problème, c’est avec eux-mêmes. Ils ne semblent pas aimer suffisamment la vie.

Le vieux renard n’avait pas changé de registre. Voix posée et regard illisible.

– Il n’est pas question de te manquer de respect, Vassili Sergueïevitch, et je sais que mon père gérait un business à risques. Néanmoins, et même s’il traitait avec la mafia pour le compte de ses clients, il y avait des règles. Il y en a toujours, n’est-ce pas ?

– Je suis content de savoir que cette notion est pour toi une évidence.

– Elle l’est. Mais je crois que son dernier client n’a pas été réglo.

– Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?

– Mon père était très bon dans son domaine.

– Youri était bon, mais il était comme nous tous. Il commençait à se faire vieux. Ses réflexes étaient émoussés.

Oui, mais pas les miens. Et s’il balançait le samovar à la tête du gorille ? Il le tuerait d’un coup de tranchant de la main dans la carotide, puis il briserait une tasse et tailladerait le visage de Mekaiev jusqu’à ce qu’il parle. Mais on ne touchait pas à Mekaiev, à moins de signer son arrêt de mort.

– On m’a donné un nom. Anatoli Partov.

– J’aimerais t’aider, dit Mekaiev en se levant, mais ça ne me dit rien. Comment veux-tu que je connaisse tous les traîne-savates de la ville ? Ces flopées de cancrelats prêts à tuer pour une misère.

– Rares sont les cancrelats versés dans l’art des explosifs.

– Tu ne comprends pas ce qui est arrivé. Tout le monde dans cette ville veut une part du gâteau, chacun est prêt à tout et son contraire. Tu as vu ces femmes magnifiques au volant de voitures de sport ?

– Bien sûr.

– Tu imagines que la plus belle d’entre elles possède l’appartement et la garde-robe qui va avec ? Tu te trompes. Elle détient cette voiture parce que son amant lui en a fait cadeau. Mais demain, elle n’aura plus rien car il aura trouvé une amie plus douce et plus belle. Rien n’est authentique, Mathias. Les repères de ton enfance n’existent plus, tu comprends ? N’importe qui a pu tuer Youri. Pour n’importe quelle raison.

– Tu me parles de ceux qui essaient de survivre. Mais toi, tu n’as rien à voir avec ces gens. Tu détiens l’information.

– Mathias, synok2, Youri me regarde de là-haut. Il ne veut pas que je me fâche avec son fils. Rentre en France. C’est ton pays maintenant.

– Je crois au contraire que Youri a envie de savoir ce qui lui est arrivé.

– Tu es comme lui. Tu aimes les contes.

– Oui, et les proverbes. Mon père me disait toujours : L’eau ne coule pas sous une pierre immobile. En France, on dit : Aide-toi et le ciel t’aidera. Alors je n’ai pas d’autre choix que de soulever les pierres.

– J’admire ta fidélité, répliqua Mekaiev en prenant une mine compatissante. Je te promets de donner un coup de fil à mes amis de la police. Ils passeront ton affaire en priorité. Tu sais comment ça marche.

Mekaiev tendait les bras à présent. Dotko hésita puis répondit à son accolade. Le gorille les raccompagna jusqu’au porche. Lioudmila explosa dans le parking.

– Je n’aurais jamais dû t’écouter ! Tu ne sais pas à qui tu t’adresses, Mathias. Cet homme est plus puissant que tout ce que tu peux imaginer.

– Ne t’inquiète pas, c’est justement parce que j’ai l’imagination fertile que je ne l’ai pas tué.

– Mais tu te prends pour qui ? Un super héros qui va mettre Moscou à genoux ? Ton père au moins connaissait les limites.

Elle voulut monter dans sa voiture. Il l’agrippa par le bras.

– Tu me fais mal.

– Aide-moi. En souvenir de ce que Youri a été pour toi.

– Je ne connais pas de Partov. Et même si je savais quelque chose, je ne te dirais rien. Youri m’en voudrait de te mettre en danger. Pour l’amour du ciel, Mathias, rentre chez toi. Mekaiev a raison.

– Mon père m’a appris à n’avoir jamais peur.

– Ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux dans sa vie.

Elle pleurait à présent. Un couple venait d’arriver dans le parking et les dévisageait. Il fit mine de cajoler Lioudmila, de lui demander pardon. Le couple monta en voiture et s’en alla. Il ne relâcha pas son étreinte, mais appuya d’un coup sec sur son plexus. Elle gémit. Il relâcha la pression.

– Je ne veux pas te tuer. Mais je le ferai si c’est nécessaire.

Elle glissa le long de la carrosserie. Il s’accroupit près d’elle.

– Youri avait des contacts… avec… Rostozki. Je ne connais… que ce nom.

– Où ?

– Nord-est du Kremlin. Boulevard… Tchistoproudny. Un café… où des vieux jouent aux échecs. C’est tout ce que je sais.

Il l’aida à se redresser. Pendant qu’elle cherchait son souffle, il prit ses clés dans son sac à main, ouvrit la portière, récupéra sa sacoche dans la voiture.

– Pardonne-moi, dit-il en lui rendant ses affaires.

Il s’éloigna vers la sortie, entendit qu’elle l’insultait.

– Padonok !3

La dernière personne à l’avoir insulté en russe avait été son père. Il le traitait de lâche, de petit minable, lui hurlait qu’il devait s’en sortir seul. C’est à toi de manger le monde, Mathias, pour que le monde ne te dévore pas ! La nuit tombait sur la taïga. Youri était reparti en voiture, et l’avait abandonné sans vivres et sans couverture. Et il avait survécu.


1 Diminutif de Lioudmila.

2 Mathias, mon fils (connotation de condescendance).

3 Salaud !