« En cour d’assises, vous serez soumis à la règle des trois P. Patience, prudence et précision. Une question reviendra : “Le coup a-t-il été violent ?” Vous pourrez répondre : “Il y a des lésions osseuses, donc le coup a été violent.” Mais des lacérations entre les côtes ne vous permettront jamais d’évaluer l’intensité de la violence infligée à la victime. Dans votre témoignage, chaque mot aura son importance. Un avocat pourra bâtir une plaidoirie époustouflante sur un seul mot bancal. Il fera son métier et vous le vôtre. Et dans le fond, il est sans doute préférable de laisser un coupable en liberté que de condamner un innocent. Mais autant que vous sortiez indemne de l’aventure. »
Philippine conclut sa conférence sur ces mots, et constata que son patron avait apprécié sa prestation. Un étudiant demanda si le médecin était défrayé pour ses interventions aux assises. Un autre interrogea le directeur de l’IML au sujet du fichier national des empreintes génétiques. Elle répondait à une question concernant la présence du légiste sur la scène du crime lorsque la porte de l’amphithéâtre s’ouvrit sur Judith Domeniac. Pour une fois, sa tante n’était pas flanquée de son avocat ; elle descendit quelques gradins et s’assit à l’écart.
Elle finit de répondre en dissimulant son émotion. Sa tante la poursuivait sans relâche depuis des semaines, la suppliait de jouer de ses relations pour obtenir le droit de voir Hadrien en prison. Le juge Joubert multipliait les interrogatoires pour bâtir son instruction et incriminer Hadrien, et interdisait à Judith de le voir ; elle n’arrivait pas à admettre qu’il était un salaud de la pire espèce, et voulait le convaincre de « donner les vrais coupables ». C’était pitoyable. Mais Philippine n’avait pas l’intention de céder un pouce de terrain ; son oncle était responsable de la mort de ses parents et de celle de Pierrick Schneider.
Pourtant, l’affolement de Judith était justifié. L’un après l’autre les Domeniac avaient lâché Hadrien. Stan avait épaté son monde en publiant dans France Globe un papier à charge. Philippine ne l’aurait jamais cru capable d’une telle prise de position au détriment de la réputation de la famille. Bien sûr, Édouard prodiguait à sa mère les meilleurs conseils pour le procès futur, mais il condamnait les agissements de son père. Enfin sorti de sa réserve, Jean-Pascal avait fourni un témoignage détaillé à ses anciens collègues de la police. Clémenti l’avait rencontré au village à plusieurs reprises.
L’amitié de Serge était indéfectible. Ils avaient passé de longues soirées, calfeutrés dans la cuisine, à discuter de l’affaire ou d’autres sujets plus légers et réconfortants. Quant à Louise, elle ne donnait aucune nouvelle, et son amitié lui manquait cruellement.
Le directeur annonça la fin de la conférence, les étudiants se dirigèrent vers la sortie de l’amphi, tandis que Judith arrivait à contresens. Philippine songea à prendre la fuite, tenta de se débarrasser d’une étudiante qui souhaitait des précisions, mais son patron s’en mêla.
– Judith, je suis désolée que tu le prennes comme ça.
– Accorde-moi un quart d’heure. Je n’essayerai plus de te convaincre de l’innocence d’Hadrien. J’ai réfléchi. Je veux qu’on parle, simplement.
Les traits tirés, elle avait maigri, et oublié de prendre soin d’elle. Son ton mondain s’était évaporé. Elle n’était plus qu’une femme au désespoir qui découvrait la dureté de la vie, et Philippine n’oubliait pas qu’elle lui avait offert une oreille attentive au moment de son divorce. Après tout, Judith était la seule femme de la famille depuis que Caroline avait appareillé pour le grand Nulle Part.
– Bon, où veux-tu aller ?
– Ça n’a pas d’importance.
Elles retrouvèrent la rue chauffée à blanc, s’attablèrent dans un café près du métro Port-Royal. La jeune femme attendit que sa tante abrège ses remerciements, en vienne aux faits.
– J’ai passé des heures à réfléchir, Philippine, et à me souvenir. Hadrien avait bien plus de liens avec Georges de Sabernat qu’il ne le prétend. Et Sabernat bien plus d’ascendant sur lui qu’il ne le croyait.
– L’actuel directeur général de Genetrix ?
– Oui, Hadrien a peut-être vendu le virus de ton père aux narcotrafiquants, mais je suis sûre qu’il n’a jamais voulu la mort de ta mère. Je pense que c’est Sabernat qui a pris les mauvaises décisions. Ils avaient des discussions interminables au téléphone. Et Sabernat l’a accompagné à plusieurs reprises en Russie.
– La police n’a pas besoin du témoignage d’Hadrien pour s’intéresser à Sabernat.
– Il n’y a pas que Sabernat. Il y a plus.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Cette histoire ne s’arrête pas en 1984, Philippine. Elle continue encore aujourd’hui.
– Raconte.
– Pas ici, pas maintenant. Je veux d’abord que tu me promettes une chose.
– Le juge ne me laissera jamais rencontrer Hadrien. Il le coupe du monde pour obtenir ses aveux. Il faut que quelqu’un le voie pour le convaincre de parler.
– Tu racontes n’importe quoi.
– Écoute-moi. Tu peux demander son aide à Clémenti. Il a de l’influence sur le juge.
– Où veux-tu en venir ?
– Va voir Hadrien à la prison. Convaincs-le de lâcher les gens qu’il protège.
– Tu es complètement folle !
– Hadrien croit qu’il peut s’en tirer en se taisant. Mais ils l’auront à l’usure, et il avouera n’importe quoi…
Philippine se leva sans un mot et quitta le café. Sa tante courut derrière elle.
– Attends, je t’en supplie !
– C’est dingue, Judith ! Tu me demandes d’aller convaincre le type qui a tué mes parents de sauver sa peau !
– Je ne supporte pas l’idée de le perdre ! Pendant vingt-quatre ans, Jean-Pascal et lui t’ont caché les circonstances de la mort de tes parents. Le jury sera à fond pour toi. Si Hadrien passe aux assises, il est foutu… mais je suis sûre qu’il n’a tué personne…
Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Elle chercha l’air, chancela. Philippine la rattrapa au vol. La température était caniculaire, les vapeurs du macadam surchauffé troublaient la vision. Elle raccompagna sa tante – qui avait préféré se passer des services de son chauffeur – jusqu’au parking de Cochin. Judith fouilla son sac à la recherche des clés de sa Mini Cooper. Elle n’y arrivait plus. Philippine les trouva pour elle.
– C’est ton dernier mot ?
– Judith, je ne te veux pas de mal. Tu le sais bien.
– Je suis au-dessus de ça, tu sais. Hadrien, c’est ma vie.
Peut-être, mais il couchait avec ma mère alors que vous étiez déjà fiancés, pensa Philippine. Sa tante s’y reprit à deux fois avant de réussir à ouvrir sa portière. Elle s’installa derrière le volant. Et fondit en larmes. Philippine jugea qu’elle risquait une syncope, un accident. Décidément, sa vie de famille s’apparentait à un chemin de croix avec double ration de clous. Elle poussa Judith et prit sa place sur le siège conducteur.
– Je te dépose chez Édouard.
– Si tu veux. Ça m’est égal.
Elle mit le contact, regarda dans le rétroviseur, et fit une marche arrière.
La charge explosa.
La Morris Cooper se disloqua dans un brasier orange et blanc.