Laura avait passé la nuit rue de Lancry. Ils terminaient leur café, et il l’écoutait suggérer de « donner du temps au temps ». Elle savait ce qu’il ressentait ou croyait le savoir. Philippine était morte depuis cinq semaines, et il avait rêvé d’elle la nuit dernière comme si elle était vivante.
Elle ignorait qu’il songeait à la confrontation organisée ce matin même par le juge Joubert entre Georges de Sabernat et Hadrien Domeniac. Et il était hors de question qu’il lui en révélât l’existence. Elle lui proposa de la retrouver ce soir vers vingt et une heures, dans leur bar préféré. Il répondit qu’il l’appellerait dans la journée. Elle déposa un baiser léger sur ses lèvres et partit en essayant de dissimuler son inquiétude.
Il attendit quelques minutes, puis quitta son immeuble et se dirigea vers le métro. Il éprouvait le besoin de se concentrer et avait besoin de silence. Arrivé au quai des Orfèvres, il se rendit directement au troisième étage du Palais de justice.
Il s’assit sur le banc le plus proche du bureau du juge. Sans Louise, l’instruction de Joubert aurait été bien plus délicate. Lors de leur dernière conversation téléphonique, elle l’avait prévenu que Dotko avait trouvé la planque de son père, qui s’était suicidé.
– Mathias n’a pas de chance. Dans le fond, il a perdu son père deux fois.
La compassion qui affleurait dans sa voix faisait mal. Clémenti avait attendu la suite.
– Mathias a questionné Vadim Serkine à la Montalière. Il y est allé à sa manière. Violente et très discutable, c’est sûr. Mais les résultats sont là. Serkine est enterré jusqu’au cou dans la tombe où la gendarmerie avait retrouvé le corps de Pierrick.
– Tu as vu Dotko ?
– Non, je ne sais même pas où il est.
Il avait perçu son amertume, et abrégé la conversation.
Recueilli au 36, dans le bureau de Clémenti, en présence de N’Diop et d’Argenson, le témoignage de Serkine avait été accablant. Il s’était mis à parler comme un torrent libéré. Mais Clémenti n’oublierait jamais son visage. La peur lui tordait les traits. Il jouait sa dernière carte et elle n’était guère brillante. Personne n’aurait voulu être à sa place.
Il leur avait d’abord fait jurer de ne pas le renvoyer en Russie. Et il avait exigé un papier signé. Clémenti avait accepté et promis ce qu’il voulait. On verrait le moment venu comment négocier avec les Russes ; l’avenir de Serkine n’était plus son problème. Le Russe leur avait donné les détails qu’ils attendaient. Son embauche par Genetrix à la barbe des services secrets. Les manigances meurtrières pour faire croire à sa mort et le sortir de Russie. Ses travaux ultraconfidentiels sous la houlette de Sabernat. Avec, à la clé, des débouchés très lucratifs sur le marché international de l’armement, ou la vente à des groupuscules militaires. Sabernat n’était pas regardant. Seule l’intéressait la solvabilité de ses clients. Genetrix avait démarré comme un labo de recherche classique. Mais la vente aux cartels du virus découvert par Thierry avait marqué l’amorce d’un virage. Hadrien et Sabernat avaient décidé de faire de leur petite entreprise de Massy-Palaiseau une unité de pointe du génie génétique appliqué à l’art de la guerre. Les opportunités de développement étaient infinies.
Youri les avait assistés au mieux pour l’extraction de Serkine. À Moscou, il connaissait le monde des puissants par cœur et savait que, pour arriver à ses fins, il fallait des moyens musclés. Il avait mis en scène leurs morts respectives. Sans état d’âme. De son côté, Hadrien avait joué une comédie assez subtile en cassant la réputation de Dotko Security. Qui aurait pu croire après cela que Youri et Hadrien étaient de connivence ?
Louise, en débarquant dans le paysage, avait déclenché une réaction en chaîne. En s’alliant à Mathias, elle avait provoqué l’arrestation de Domeniac. Sabernat était alors monté au créneau. Il était allé jusqu’à sacrifier Judith pour faire comprendre à son partenaire ce qu’il exigeait de lui. Pas de collaboration avec la police. Et Domeniac avait obtempéré. Clémenti, comme le juge Joubert, savait que l’homme fort était sans conteste Sabernat. Malgré son assurance apparente et sa morgue, Domeniac n’était qu’une ébauche. Il serait pour toujours le gamin débordant de jalousie pour son frère aîné. C’était pitoyable, mais c’était ce qui le rendait humain.
Quatre agents en uniforme entrèrent dans le bureau du juge. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit sur Hadrien menotté et encadré par deux policiers, et sur son avocat. Il n’était plus qu’une ombre : amaigri, voûté, le teint jaune. Sabernat apparut ensuite, lui aussi menotté et bien encadré. Il vit Clémenti et ils échangèrent un long regard. Son visage demeura illisible. Il se laissa entraîner vers la sortie.
Clémenti n’était même pas persuadé que l’appât du gain était son moteur principal. Les truands étaient souvent des impulsifs qui aimaient trop la vie pour résister à ses charmes. Hadrien, homme de passion, avait voulu l’argent, la réussite sociale, l’amour de son père ; il ne se remettrait pas de la mort de Judith, et l’idée de perdre ses fils avait fini de l’abattre. Il était dévoré de l’intérieur, vivait son calvaire aussi intensément que le reste. Sabernat, c’était une autre affaire. Des vibrations morbides suintaient de la carcasse de cet homme. Respirer le même air que lui était presque une souffrance.
Joubert s’avança vers Clémenti et lui serra la main.
– Je crois que nous avons progressé, cher ami, dit-il avec ce ton compassé qui en agaçait plus d’un mais cachait en réalité un tempérament carré et une belle détermination.
– Ravi de vous l’entendre dire, répliqua Clémenti sans pouvoir réprimer un grand sourire.
– Vous aimez les cigares, commissaire ?
– Certains jours comme aujourd’hui, beaucoup, oui.
– Alors, suivez-moi dans mon bureau. C’est un espace non fumeur, mais je crois que je vais enfreindre la loi. Vous ne me dénoncerez pas ?
Clémenti retrouva ses deux capitaines dans leur brasserie habituelle, boulevard Saint-Michel. Ils attendaient avec impatience un résumé de sa matinée chez le juge. Il ne les fit pas attendre et leur annonça la mise en examen de Sabernat. Tous trois étaient dans un état de calme un rien comateux, comme à chaque fois qu’une affaire arrivait à son point décisif. Il restait certes des tonnes de documents à produire, le dossier Domeniac-Sabernat promettant d’être aussi volumineux que dix manuscrits de Guerre et Paix. Et au moins quatre années d’instruction seraient nécessaires avant le passage en cour d’assises, avec leur lot d’expertises, contre-expertises, auditions de témoins, avant de transformer les « mis en examen » en accusés. Le commissaire était aussi confiant que le juge. Le dossier était solide.
Paola Domeniac faisait figure d’abandonnée parmi les victimes ; son assassinat remontait à vingt-trois ans, et il y avait prescription. Mais Clémenti n’avait pas dit son dernier mot, il s’agissait de mettre la main sur les deux sbires que Sabernat avait employés pour ses basses œuvres, et pour cela il avait la ferme intention de passer l’ensemble des vigiles de Domeniac Entreprises au scanner. Il retrouverait les assassins de Pierrick Schneider, ceux qui avaient manqué de peu Daria et Louise, et il les livrerait au juge Joubert. Question de temps et de méthode. Il mettrait la jeune Léontin sur le coup. Malgré ses airs de chaton effarouché, cette gamine avait un potentiel du tonnerre.
N’Diop commanda une nouvelle tournée de cafés serrés, et évoqua l’homicide de la femme agressée sous le pont de Grenelle sur lequel il travaillait depuis ce matin avec Moreau et Argenson. Il avait passé sa matinée à « fixer la scène du crime », à décrire les prélèvements de sang, de sperme, la géométrie des lieux, l’éclairage urbain, les transports, pour tenter de cerner une réalité criminelle. Il y était déjà plongé et le dossier Domeniac-Sabernat s’évaporait. Argenson aimait répéter qu’à Paris, « la mort était comme les flics, et prenait rarement de vacances ». À la Crim, un groupe comme celui de Clémenti s’occupait en moyenne de quatre-vingts affaires par an. Nul n’avait les ressources émotionnelles et surtout le temps de s’attarder.
Clémenti savait que l’affaire ne le quitterait jamais complètement. Les questions demeurées sans réponse renforceraient son caractère obsédant. On ne comprendrait jamais la relation de Jean-Pascal avec ses fils. Le silence de sa bibliothèque avait dû être assourdissant pendant ces jours et ces soirées où il essayait de retrouver la paix. Quant à la réalité et la complexité des sentiments qu’Hadrien avait éprouvés pour son frère… Et Philippine resterait l’amie trop tôt disparue. Il repensa à son rêve de la nuit : Philippine passait en coup de vent rue de Lancry, et lui parlait d’un rendez-vous avec son père ; il lui avait enfin téléphoné, et l’avait invitée à le rejoindre. Serge lui avait conseillé de ne pas y aller. Mais elle avait passé outre.
Argenson lui demanda s’ils mèneraient l’interrogatoire du SDF vivant sous le pont de Grenelle en duo. Clémenti lui confirma sa présence. Il laissa ses hommes finir leurs cafés, et marcha jusqu’au quai : il admira quelques instants les tours de Notre-Dame récemment rénovées et si pâles dans la lumière d’été. De l’autre côté du pont Saint-Michel, trois cavaliers de la police montée, à la fière allure, avançaient au pas sous les regards des touristes et badauds. Il hésita puis composa le numéro de Louise. La sonnerie fut interrompue par le déclenchement du répondeur. Il raccrocha sans laisser de message. Il comptait lui raconter le déroulement de l’affaire. Il lui devait bien ça ; mais pas sur répondeur. N’Diop et Argenson venaient à sa rencontre, et il les attendit pour prendre le chemin du 36. Argenson et lui passèrent cinq heures à interroger le SDF du pont de Grenelle puis le propriétaire d’une péniche.
Serge s’afficha sur le cadran de son téléphone mobile. C’était la quatrième fois qu’il tentait de la joindre. La première, à l’heure du déjeuner. À présent, il était dix-huit heures. Louise s’excusa pour l’interruption, sourit à Fabrice Galore et reprit leur conversation.
– Vous disiez que Mathias et vous aviez toujours été dans les meilleurs termes.
– Contrairement aux apparences, oui. Faire croire l’inverse à la police nous avait paru la meilleure tactique. Elle nous a bien aidés. Le commissaire Clémenti savait que vous alliez me joindre à propos de Dotko. Il m’avait demandé de répondre à toutes vos questions.
– Donc, vous m’avez menti, Fabrice. Ce n’était pas votre associé qui vous avait demandé cela.
La révélation fut dure à avaler pour la jeune femme. Peut-être plus que d’apprendre que Clémenti avait voulu la piéger.
Louise n’ignorait plus rien concernant la mort de Youri, la capture d’un certain Vadim Serkine, et les ennuis judiciaires de Sabernat et Hadrien Domeniac. Par son intermédiaire, Mathias avait décidé de collaborer avec le commissaire, qui avait fait le meilleur usage de ses informations.
– Mais cette fois, c’est bel et bien Mathias qui m’a demandé de passer vous voir.
Galore constata qu’elle avait toutes les peines du monde à cacher sa joie. Il l’avait perçue orgueilleuse, et ne fut pas étonné du ton sec qu’elle employa pour demander pourquoi Dotko ne prenait pas la peine de faire ses commissions lui-même. Il rechignait à se mêler de la vie privée de ses contemporains et accomplissait sa mission de messager contraint et forcé ; il n’avait jamais rien refusé à ses partenaires ou à ses associés, à condition que ce soit à peu près légal. De fait, il n’avait pas interrogé Dotko sur ses raisons.
– Il ne me l’a pas dit. Mais je suppose qu’il veut vous laisser libre de choisir.
– De choisir quoi ?
– Il vous attend près du périphérique. Il est en moto. Il attendra jusqu’à la tombée de la nuit.
Des sentiments compliqués se bagarraient sous le joli front de cette fille ; c’était son problème et pas le sien. Il se leva et déclara qu’il retrouverait son chemin tout seul. Il se retourna pour la saluer. Elle fixait un point dans le vide. Une fois dans l’escalier, il admit que, sans l’aide de cette fille, Dotko ne serait arrivé à rien. Ou alors, il aurait fait un massacre et serait en tôle, ou mort. Louise Morvan était ce qui se rapprochait le plus d’un ange par les temps qui couraient.
Elle quitta son appartement dans la demi-heure qui suivit, et longea le canal en prenant son temps. La nuit n’avait pas l’intention de faire son originale, et arrivait en douceur. On n’était pas sous le cercle polaire ; l’été arctique et ses nuits lumineuses étaient un concept exotique. Elle se racontait ses histoires, elle se parlait pour oublier. Oublier qu’elle se sentait exister comme jamais. Et qu’elle n’aimait pas devoir ce sentiment à un homme. Sa peau percevait différemment la caresse du vent, le cri des mouettes était presque drôle. C’était bon et insupportable à la fois.
Elle hésita et entra au Clairon. Au comptoir, trouva à se nicher entre les habitués aimantés par l’été. Le petit café débordait et c’était une aubaine. Pépé Maurice et Robert le barman lui souriaient, mais n’avaient pas le temps de faire la conversation. Cela tombait bien. Elle voulait les voir, sentir leur présence, mais n’aurait pas su quoi leur dire. Robert réussit malgré tout à lui demander pourquoi elle se promenait en tenue de motard par une chaleur pareille, et avec casque en prime.
– J’ai rendez-vous avec un motard russe.
– C’est enfin cet adjoint que tu parles d’embaucher depuis un bail ?
Elle répliqua par un sourire énigmatique, et Robert sentit qu’il y avait de l’émotion dans l’air.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Mister Funky, murmura-t-elle, les yeux brillants.
– Bizarre, pour un Russe. Tu veux un croque ?
– Non, merci, je n’ai pas faim.
– Quel idiot je fais, j’aurais dû m’en douter.
Elle attendit quelque vingt minutes que le ciel virât au mauve. C’était bon de patienter sur le fil du rasoir. Elle sortit en saluant son monde, récupéra une flopée de « Salut, Louise ! », « À bientôt, ma belle », « Bonne soirée, mademoiselle Morvan », « Bonjour à Mister Funky ! ». Elle marcha vers l’avenue Corentin-Cariou, traversa la ceinture des boulevards des Maréchaux, remonta l’avenue de la Porte-de-la-Villette. La nuit glissait vers Paris avec une lenteur de soie.
Elle le vit, assis à côté de sa moto garée sur le trottoir, en train d’écouter de la musique. Ses cheveux avaient changé de couleur. Elle lui fit signe de loin. Il répondit à son geste, rangea ses écouteurs dans son blouson, mit son casque et enfourcha sa moto. Sa visière était soulevée, il souriait avec les yeux. Elle enfila son casque à son tour et monta derrière lui. Il démarra et prit la direction du périphérique. Louise passa la main sous son blouson pour caresser son ventre.
Quai de la Gironde, Serge Clémenti sonna, tambourina à la porte, écouta le silence et redescendit l’escalier flanqué d’un mauvais pressentiment. Il entra au Clairon des Copains, le QG de Louise. Les conversations cessèrent.
– Bonsoir, commissaire, lui dit le patron, un homme que Louise appelait affectueusement pépé Maurice sans qu’ils aient le moindre lien de parenté.
Clémenti commanda un gin, sentant qu’il allait en avoir besoin.